Interview de Mme Michèle Alliot-Marie, ministre de la défense, à RMC le 20 octobre 2003, sur la lutte contre le terrorisme, les efforts budgétaires en faveur de la défense, la restructuration de GIAT Industries, la force de dissuasion nucléaire et les perspectives de défense européenne.

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Média : Emission Forum RMC FR3 - RMC

Texte intégral

J.-J. Bourdin-. Le Premier ministre a décidé de baisser le niveau d'alerte du plan Vigipirate, en le ramenant d'orange à jaune. Est-ce que la menace terroriste s'éloigne ?
- "Non, la menace terroriste est toujours là. Et quand on dit "baisser le niveau d'alerte", cela ne veut pas dire qu'on lève la garde par rapport au terrorisme. C'est une de nos préoccupations permanentes. Il y a en permanence de très nombreux militaires, mais également des policiers et des douaniers, qui veillent à la protection de notre territoire. Vous avez en permanence ce que l'on appelle des "plans de protection" pour les risques d'intrusion par la mer - c'est ce que l'on appelle "Vigimer" -, vous avez des plans de protection aériens, notamment contre un certain nombre de sites sensibles qui fonctionnent en permanence. Tout le monde connaît bien entendu Vigipirate. Vous avez également les plans Biotox contre d'éventuelles attaques qui s'appuieraient sur des armes chimiques ou bactériologiques. Donc, ceci est permanent. Mais ceci dit, de temps en temps, nous avons des informations - parce que le renseignement joue un grand rôle -, qui nous font redouter, effectivement parce que l'on sait qu'il y a certains personnes ou une certaine agitation dans certains groupes. Et à ce moment-là, effectivement, on renforce. Mais on ne peut pas renforcer en permanence..."
Donc, en ce moment, les informations sont plutôt encourageantes, si je comprends bien ?
- "Je dirais qu'en ce moment, il y a moins de risques immédiats, semble-t-il. Mais encore une fois, nous ne baissons pas, pour notre part, notre vigilance. Et un plan est capable d'être réactivé en l'espace de quelques heures."
Cela veut dire moins d'hommes sur le terrain ?
- "Cela veut dire un peu moins d'hommes à certains endroits, c'est-à-dire que c'est une répartition différente."
Tout le monde a vu à la télévision cette cassette attribuée à Ben Laden. Elle n'est pas encore authentifiée ?
- "J'ai entendu dire, ce matin, qu'elle avait été authentifiée. A vrai dire, il faut quelques heures pour le faire, à partir du moment où nous connaissons maintenant bien les empreintes vocales de Ben Laden."
Ben Laden serait donc vivant, le mollah Omar serait vivant et S. Hussein serait vivant. Echec, pour l'instant, de cette politique antiterroriste conduite par les Etats-Unis ?
- "Je ne sais pas si tous les cas doivent être exactement assimilés. C'est vrai que ce sont trois personnages qui sont recherchés par les Etats-Unis notamment et qui, aujourd'hui, n'ont pas été saisis. Ceci dit, ce qu'il est important, c'est que notamment en ce qui concerne ben Laden, aujourd'hui, malheureusement, il n'est plus seul. Ce à quoi on assiste, c'est à une diffusion de ses réseaux, il n'y a pas simplement le réseau Al-Qaïda, il y a un certain nombre d'autres réseaux qui se sont montés, un peu à l'image d'Al-Qaïda au départ, et nous surveillons les uns comme les autres bien entendu, parce que chacun représente un véritable risque."
Est-ce que cela veut dire - puisque, parallèlement, nous baissons le plan Vigipirate, nous baissons un peu la garde - que nous avons des informations selon lesquelles la France serait épargnée en cas d'attaques terroristes ?
- "Non, encore une fois, je vous le redis, nous ne baissons pas la garde. Simplement, il y a des moments où nous savons qu'il y a un risque plus immédiat et nous prenons les moyens adaptés à ce type de risques. Et nous allons faire bientôt - cela a été annoncé - un exercice, parce que la lutte contre le terrorisme, bien entendu, c'est d'abord l'affaire des militaires et des policiers, mais la vigilance est quelque chose qui est demandé à chacun des citoyens, parce que malheureusement, nous le savons, contre ce type d'attaques, ce n'est pas une guerre classique, c'est quelque chose qui peut arriver n'importe où, n'importe comment et viser n'importe qui."
Le budget de la Défense est le deuxième budget de l'Etat, derrière l'Education nationale, en progression de 4,1 % par rapport à 2003. Je lisais L. Jospin lundi dernier, qui dénonçait "l'augmentation à contre-temps des dépenses militaires au détriment de politiques publiques essentielles à la croissance, à l'emploi et à la justice sociale". Que lui répondez-vous ?
- "Lorsqu'on est menacé - et nous sommes menacés, nous le savons aujourd'hui -, le budget de la Défense n'est pas un luxe, c'est un peu notre assurance tout risque à tous. Nous vivons dans un monde qui est un monde dangereux, un monde où nous voyons la multiplication des crises qui peuvent concerner des Français. Regardez ce qui s'est passé en Côte d'Ivoire : nous avons dû évacuer plusieurs milliers d'étrangers et plusieurs centaines de Français. Regardez ce qui s'est passé au Liberia où, là aussi, nous avons évacué plusieurs centaines de personnes qui étaient prises dans des conflits. Nous voyons également un certain nombre de pays se doter d'armes nucléaires ou d'armes de destruction massives. Nous voyons le terrorisme, nous en parlions à l'instant... Dans ce monde, la première responsabilité d'un Etat est de protéger ses citoyens, sur son territoire ou à l'extérieur. Le gouvernement précédent, le gouvernement socialistes a cru trop vite - c'était sans doute de la naïveté - que nous allions rentrer dans une période de paix. Nous voyons que c'est exactement le contraire. Et quand je suis arrivée, les armées n'avaient pas les moyens de protéger totalement les Français. Quand vous avez 50% des avions et des hélicoptères de l'armée qui sont cloués au sol, parce que, depuis des années, on avait baissé les crédits et qu'il n'y avait plus de moyens de simplement les entretenir ou d'acheter les pièces détachées, quand plus de 50 % des navires étaient dans la même situation, on voit bien là que le gouvernement socialiste avait fait preuve d'une totale méconnaissance des choses et d'une totale impréparation. Donc aujourd'hui, nous sommes obligés de faire un effort financier, simplement pour redonner à nos militaires, qui font un travail formidable, les moyens de leurs missions. C'est la raison de ce budget, qui suit la loi de programmation militaire qui doit nous permettre, en 2008, d'avoir une armée capable de faire face à tous les dangers et de participer d'ailleurs aussi à notre position internationale. Il ne faut pas oublier que nous sommes membre permanent du Conseil de sécurité de l'Onu. Il n'y en a que cinq, cela implique pour nous un certain nombre de responsabilités."
Et 15.000 soldats français sont actuellement sur le terrain, dans le monde...
- "Il y a en a même plus que cela. Il y en a 15.000 qui sont dans des opérations militaires et nous en avons un peu plus même qui se trouvent ce que l'on appelle "prépositionnés", c'est-à-dire à Djibouti par exemple, au Tchad ou au Gabon, ce qui leur permet d'intervenir tout de suite, quand il y a un risque. C'est comme cela que nous avons pu réagir en 48 heures, quand il y a eu un risque pour des étrangers, notamment en Côte d'Ivoire."
[2ème partie]
M. Alliot, vous vouliez ajouter quelque chose sur le budget ?
- "Je voudrais rappeler quand même une chose : c'est que l'argent qui est alloué au ministère de la Défense, ce n'est pas simplement de la dépense comme cela, c'est aussi quelque chose qui repart dans l'économie et réinvesti dans l'économie. On le sait très rarement, mais le ministère de la Défense, c'est le premier acheteur public français. Avec 14,9 milliards d'euros, nous achetons des avions, nous achetons des hélicoptères, nous achetons des voitures. Cela fait travailler 170 000 personnes directement dans les entreprises. C'est donc un apport considérable. C'est bien plus, par exemple, que le ministère de l'Equipement. Nous commandons bien plus, nous faisons bien plus travailler les entreprises que le ministère de l'Equipement avec les routes. Puis, il y a autre chose aussi : cet argent va nous servir également à payer les gens. Cette année, par exemple, je vais embaucher 37 000 jeunes et des gens souvent sans formation, dont nous allons totalement assurer la formation, à qui nous allons donner pendant des années une activité professionnelle, et dont ensuite le ministère de la défense s'occupe de les réinsérer dans la vie professionnelle, et nous avons - le ministère - un système de réintégration formidable, puisque plus de 95 % d'entre eux retrouvent effectivement un CDI, à l'issue de leur passage dans les armées."
Les syndicats de GIAT demandent la suspension du plan social. Est-ce que vous voulez la mort de Giat, franchement ?
- "J'essaye au contraire de sauver GIAT. Depuis des années, on a laissé, là aussi, filer les choses à tel point que, quand je suis arrivée il y a maintenant dix huit mois, GIAT avait déjà reçu 4 milliards d'euros pour combler ses déficits. J'ai trouvé une situation dans laquelle 70 % de son plan de charge, qui était composé de chars Leclerc, arrivait au bout - c'est un programme qui arrive au bout. Il est évident que dans le monde actuel, ce ne sont plus les chars lourds dont a besoin. Donc, une entreprise totalement endettée et une entreprise sans plan de charge. Rien n'avait été fait depuis des années. La logique eut été de faire disparaître purement et simplement cette entreprise. Je souhaite la sauver, à la fois pour des raisons stratégiques, parce que je pense que l'indépendance stratégique de la France, cela veut dire qu'on a aussi une industrie de l'armement terrestre qui fonctionne. Pour cela, il faut prendre des mesures qui sans doute auraient été moins difficiles, moins lourdes, moins pénibles pour les salariés, et je les comprends bien, si avant moi, dans les années qui ont précédé, on avait fait ce qu'il fallait faire. Mais si on veut sauver aujourd'hui GIAT, en donnant à tous ceux qui vont rester dans cette entreprise l'assurance que dans dix ans, dans quinze ans, ils auront toujours la possibilité de faire leur carrière, il faut faire un plan qui aujourd'hui adapte les besoins et l'entreprise."
Donc supprimer des emplois : 2500 salariés d'ici 2006 au lieu de 6200 actuellement. Que vont devenir ceux qui vont quitter GIAT ?
- "D'une part, nous donnons l'assurance à GIAT d'avoir des commandes, grâce notamment à la loi de programmation militaire, grâce au budget dont nous parlions tout à l'heure. Dans l'avenir, ce sera fait. Pour les autres, nous nous occupons de tous les autres, et ce sera certainement le plan le plus exemplaire qu'on ait connu en France. Il y a dans ces salariés, trois catégories : il y a les fonctionnaires, à qui nous offrons la possibilité de revenir tous dans le ministère de la Défense, nous les prenons en charge. Il y a ensuite ceux qu'on appelle des ouvriers sur décret, des ouvriers qui ont un statut particulier. Ceux-là, nous leur proposons également de rester dans la fonction publique, qui peut être soit le ministère, soit une autre fonction publique d'Etat, soit une fonction publique hospitalière, soit des fonctions publiques territoriales. J'ai fait passer d'ores et déjà un texte de loi permettant cela. Quant aux autres, ceux qui sont sous convention collective, c'est la troisième catégorie, ils se voient proposer plusieurs emplois dont deux au moins à proximité de l'endroit où ils se trouvent."
Quelques questions précises, avec des réponses assez courtes. Le nucléaire. L'année prochaine, mise en service du Triomphant, le sous-marin nucléaire lanceur d'engins. Peut-on imaginer un autre sous-marin nucléaire à construire ?
- "Il faut effectivement, dans tout ceci, assurer ce qu'on appelle "la permanence de la dissuasion". Pour cela, vous le savez, les sous-marins comme d'ailleurs les porte-avions ont besoin de révisions qui sont souvent des révisions très longues. Qu'est-ce qui se passe pendant qu'ils sont en cale pour qu'on fasse justement ces révisions ? Nous ne pouvons pas être désarmés. Nous pouvons d'autant moins l'être que nous voyons un certain nombre de pays dont les gouvernements sont tout sauf démocratiques, se doter de l'arme nucléaire. Et pour d'autres - je pense par exemple à la Corée du Nord ou à l'Iran, dont on a beaucoup parlé en ce moment, je pense également à d'autres pays ou groupes qui se dotent d'autres types d'armes telles que des armes chimiques ou bactériologiques - il faut que nous ayons une dissuasion qui soit crédible, c'est-à-dire à la fois qui soit permanente et aussi performante, c'est-à-dire avec des armes de plus en plus précises, qui permettent de bien cibler, et qui font qu'à ce moment-là, les gens savent que nous n'hésiterons pas à agir s'ils nous menacent sur notre territoire."
Donc, un autre sous-marin ? Indispensable ?
- "Donc, un autre qui est prévu dans la loi de programmation militaire. Nous ne faisons que l'indispensable."
Est-ce que vous pourriez imaginer le construire avec d'autres partenaires européens ? On parle beaucoup de l'Europe de la Défense en ce moment, ce qui fait d'ailleurs hurler un peu l'Otan et les Etats-Unis. Il y a eu un sommet à Bruxelles la semaine dernière, qui a donné les premiers signes tangibles de retrouvailles entre Européens sur une politique de défense commune.
- "Absolument. L'Europe de la défense, c'est une nécessité pour l'Europe. Si nous voulons que l'Europe soit crédible sur le plan international, il faut qu'elle ait les moyens, et je dirais y compris les moyens militaires, de mettre en oeuvre ses idées, sinon elle n'est pas connue. Ceci dit, l'Europe de la Défense ne se fait pas contre nos alliés, elle ne se fait pas contre l'Alliance Atlantique ou contre l'Otan. C'en est un des piliers et plus ce pilier est fort, et plus l'Otan a la possibilité d'agir."
Est-ce qu'elle se fera parallèlement à l'Otan ou dans le cadre de l'Otan ?
- "Elle se fait d'une façon complémentaire à l'Otan. C'est-à-dire que lorsque l'Otan agit, bien entendu nous agissons au sein de l'Otan, mais il y a des cas où les Etats-Unis ne sont pas intéressés ou ne seront pas intéressés à soutenir. C'est peut-être le cas sur les Balkans. Nous les voyons se dégager des Balkans. Eh bien, l'Europe de la Défense a pris leur relève en Macédoine et elle se prépare à la prendre en Bosnie, parce qu'on ne peut pas, du jour au lendemain, laisser ces pays dans une situation encore incertaine, sans la présence d'un certain nombre de forces. Regardez ce qui s'est passé en Afrique. En Afrique, c'est l'Europe de la Défense qui, pour la première fois, en République démocratique du Congo, a mené une opération pour empêcher des massacres et pour assurer une certaine stabilisation. Il faut que l'Europe soit à même de faire les opérations qu'elle estime nécessaires, même lorsque les Etats-Unis, et donc l'Otan, ne sont pas décidés à y aller."
[...]
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 20 octobre 2003)