Texte intégral
Mesdames, Messieurs,
Chers Amis,
Notre réunion, qui rassemble aujourd'hui l'ensemble des pays du grand continent africain, témoigne d'une communauté de destin, des rivages de la Méditerranée au Cap de Bonne-Espérance, des Iles du Cap-Vert à la pointe de la Somalie. Afrique du Nord et Afrique subsaharienne, Afrique francophone, anglophone ou lusophone : toutes ces distinctions ont-elles encore un sens dans un monde marqué par l'interdépendance ? Peut-on concevoir la politique africaine de la France autrement qu'à l'échelle du continent tout entier ?
Plus que jamais, nous devons prendre en compte la réalité de l'Afrique et uvrer ensemble pour la coopération et le développement mais aussi pour la paix, indissociable du progrès économique et de la démocratie.
Prenons la mesure de l'enjeu. Près de la moitié des Etats de votre continent sont, parfois depuis de très longues années, confrontés à la guerre avec son cortège de morts et de victimes : guerres à la fois civiles et inter-étatiques ; guerres deux fois plus longues en moyenne qu'il y a vingt ans. Ainsi, l'Angola a connu vingt-sept années de conflit, le Soudan plus de vingt, l'Ouganda quinze, le Burundi dix. De nouveaux fronts se sont ouverts ou menacent de le faire. En Afrique de l'Ouest, les crises se superposent. L'Est du Congo reste dangereusement instable. De la Mauritanie au Soudan, toute la bande sahélienne est traversée de mouvements de fond. Sachons déceler les causes profondes et tirer les enseignements de chacune de ces crises.
Car il n'y a pas de fatalité : l'Angola renoue avec la paix. La région des Grands Lacs franchit des étapes essentielles qui peuvent la conduire vers un règlement politique. Au Soudan un accord ne semble plus hors d'atteinte. Madagascar devrait bientôt retrouver sa place dans l'Union africaine. En Côte d'Ivoire, les accords de Marcoussis ouvrent la voie à un nouveau modèle de sortie de crise. Et au Liberia nous appuyons toujours une solution politique sous l'impulsion de la CEDEAO.
Le continent africain concentre aujourd'hui tous les ferments traditionnels des conflits ancestraux - lutte pour le partage de la terre et de l'eau, antagonismes ethniques et religieux. Mais aussi toutes les formes de menaces nouvelles, des circuits d'exploitation parallèles à la montée des fondamentalismes, du terrorisme à la professionnalisation des bandes armées.
Saisie par le tourbillon des crises, l'Afrique a besoin de nous comme nous avons besoin d'elle, y compris pour notre propre sécurité. Il nous revient d'en faire l'avant-garde d'une politique qui défende les principes d'un nouvel ordre international marqué par le respect du droit et la primauté du dialogue. Consciente de l'urgence, la France entend donner une nouvelle impulsion à un partenariat exigeant.
Loin de se résumer à cette face sombre qui mêle conflits et pauvreté, le continent africain foisonne d'un potentiel extraordinaire, trop souvent méconnu. L'Afrique a tissé avec les autres civilisations, au fil d'une histoire plusieurs fois millénaire, des liens intimes. Pour nous tous, d'Orient et d'Occident, du Nord et du Sud, d'Europe et d'Amérique, elle constitue la mémoire première, gardienne des origines. L'Afrique d'aujourd'hui, héritière de l'Egypte antique et du royaume d'Axoum, fille des empires du Ghana ou du Kanem, descendante des peuples du Dahomey comme du Darfour, recèle un patrimoine dont mille traditions ancestrales, mille trésors artistiques témoignent encore.
Entre l'Afrique et l'Europe, que seuls quatorze kilomètres de mer séparent au large du détroit de Gibraltar, les racines de notre mémoire commune plongent dans un passé nourri de passions et d'aventures. Terra incognita pour les Européens, le continent africain a enflammé l'imaginaire des aventuriers et des voyageurs, de René Caillé parti à la recherche de Tombouctou à Livingstone : où se situait la terre de Pount et ses épices ? Quel était le secret des deux crues du Nil ? Longtemps demeuré en dehors de l'histoire universelle des savants, ce continent sans limite attire et fascine aujourd'hui comme hier, de Léon l'Africain à Théodore Monod, de Michel Leiris à Raymond Roussel, de Céline à Cendrars, de Jean-Marie Le Clézio à Erik Orsenna ou Jean-Christophe Rufin.
Si les conquêtes arabes puis européennes ont gravé le souvenir de nos propres errements, de l'exploitation à l'esclavage, les idéaux des Lumières finirent par l'emporter sur ces pratiques inhumaines : dès 1793, la Convention fixait le principe de l'abolition de l'esclavage qui devenait effective en 1848 sous l'impulsion de Victor Schoelcher. Plus tard encore, la colonisation que nos ancêtres voulaient civilisatrice, portait de nouveau les stigmates d'une volonté de puissance dont l'histoire nous a appris la vanité.
Le courage des tirailleurs africains, payant avec leur sang le prix d'une guerre qui n'était pas la leur, imposa un respect et une reconnaissance nouvelle. Sans renier les acquis réels apportés par les Européens, du système éducatif aux vaccins contre les maladies tropicales, de hautes figures sur votre sol se sont levées pour réclamer la liberté. Avec eux, le Général de Gaulle ouvrit la voie de l'indépendance. De la conférence de Brazzaville au référendum et à la création de la Communauté française, il traçait le chemin d'une communauté de destin libre et solidaire. "Une ère s'achève avec le soir qui tombe (). Ce n'est pas un transfert d'attribution mais un transfert de destin", soufflait alors Malraux.
Soumis désormais aux grandes mutations du monde, le continent africain a subi avec d'autres les mouvements stratégiques de la Guerre Froide. Ecartelés entre l'Est et l'Ouest, conditionnés par les calculs antagonistes des grandes puissances, les pays du Sud peinèrent à faire entendre leur voix. Indépendante, l'Afrique demeurait divisée et sous contrainte.
La chute du Mur de Berlin, ouvrant les portes d'un monde nouveau, n'a pas entraîné la pacification attendue. Et si d'autres temps furent marqués par la tentation de l'interventionnisme, c'est davantage aujourd'hui celle de l'indifférence qui semble prévaloir. L'ampleur de la tâche et le sentiment de l'impossible ont pu justifier un certain désengagement devant le caractère cumulatif des crises et la complexité des mécanismes.
Aujourd'hui, la France refuse cette tentation, qui conduirait le monde occidental dans une impasse. De la Côte d'Ivoire à l'Ituri, elle répond présent, convaincue que l'Afrique porte en elle la promesse d'un avenir plus humain et plus fraternel alors même que partout des sociétés se fragmentent et des conflits se propagent. Face à la peur qui aggrave tous les dangers, face au véritable risque d'un choc des ignorances, tournons-nous vers ce continent de la mémoire. Ensemble, regardons l'avenir avec les fils de l'Afrique qu'exaltait Aimé Césaire,
"Insoucieux de dompter, mais jouant le jeu du monde,
Véritablement les fils aînés du monde,
Etincelle du feu sacré du monde".
L'Afrique a toujours su s'ouvrir à l'autre. Brassage de peuples dispersés sur un continent immense, unis par une identité commune fondée sur des liens spirituels tout autant que matériels, les Africains se connaissent et se parlent par-delà les frontières et les territoires. Grands voyageurs, ils sillonnent les étendues sans fin de leur continent et remaillent à chaque instant le tissu de leur communauté.
Forte d'une connaissance de l'homme et de ses mystères, l'Afrique offre à nos regards une trace de la conscience enfouie de l'humanité, présente derrière chaque masque, chaque statue Bamiléké ou Dogon, Fang ou Mumuyé, Kaka ou Nok. Léopold Sédar Senghor le savait, lui qui prédisait que "les Africains serviront l'humanité en restaurant, avec d'autres peuples, l'unité de l'Homme et du monde, en réconciliant l'esprit, le cur et la chair, le grain de sable et Dieu". Dans cette Afrique si souvent blessée par l'éruption des violences, n'oublions pas la vivacité de l'amitié, la force du respect au centre de la vie.
Respect de l'autre à travers le lien familial qui unit l'ancêtre et l'enfant, mais aussi des traditions et des symboles. Du mbongui des petits villages où, à la tombée de la nuit, le plus démuni trouve enfin de quoi se nourrir, aux capitales démesurées où se mêlent les échos de mille langues, l'Afrique vit au rythme du partage et de l'échange.
Respect de la nature, avec laquelle elle a su préserver un rapport profond. A l'heure où l'homme prend conscience des risques qu'il fait peser sur l'environnement, où la flore, la faune et même le climat sont menacés, où les ressources s'épuisent, le continent africain représente pour l'humanité un immense réservoir intact garant de ces "Biens Publics Mondiaux" dont on commence à peine à faire l'inventaire. Autant de liens essentiels avec notre avenir.
"La terre africaine. C'est une terre qui reprend dans son sein, plus vite qu'une autre, les branches tombées, les ambitions et les hommes", écrivait Romain Gary. Elle apporte aussi au monde un élan, une créativité, une vitalité nouvelle. Du souffle qui anime les sculptures pharaoniques d'Ousmane Sow à la poésie des chansons de Cesaria Evora ou aux mélanges musicaux de Youssou N'Dour qui enflamment la jeunesse des quatre continents, les multiples dimensions de l'art africain exaltent une richesse propre au syncrétisme, à la polyphonie et au croisement des héritages les plus divers. A travers les nombreux regards d'une littérature foisonnante, avec Marie N'Diaye, Mongo Beti, Camara Laye, Ahmadou Kourouma, ou Abdouramane Waberi, l'Afrique retrace les itinéraires entrelacés de son identité : "je suis diplômé de la grande université de la parole enseignée à l'ombre des baobabs", dit l'enfant peul d'Amadou Hampatê Bâ.
A travers le message humain de l'Afrique immuable, c'est un monde plus fraternel, plus solidaire qui respire sur votre terre. Et parfois plus sage, lorsqu'il s'agit de répondre aux questions que multiplie l'accélération du rythme du monde. Alors que la mondialisation interroge l'avenir, partout s'affirme le besoin d'échapper à la dictature de l'identique. Chacun perçoit l'irréductible individualité du continent africain, qui démontre aujourd'hui la possibilité d'être moderne tout en demeurant différent.
Cette Afrique jeune et créative - "ce grand continent poétique", disait Le Corbusier - génère une croissance forte. Alors que l'économie mondiale connaît depuis 2001 un net ralentissement, le continent africain enregistre une expansion supérieure à la moyenne mondiale. Les prévisions établies par le FMI tablent sur une croissance qui sera en 2003 et 2004 le triple de la croissance européenne. Plusieurs pays africains pourraient renouer en 2004 avec une croissance à deux chiffres.
Auparavant tributaire de la seule consommation intérieure, ce développement repose désormais sur l'investissement. La part des flux internationaux se dirigeant vers le continent africain a presque doublé, passant de 9 à 17 milliards de dollars. Même si le volume global reste très faible, cette évolution témoigne d'un nouveau regard porté sur ces pays par les investisseurs étrangers.
Derrière ce potentiel prometteur, ne négligeons pas l'importance des défis que doit relever l'Afrique.
Défi de la mondialisation, qui constitue pour ce continent, plus que pour tout autre, une chance à saisir, mais aussi une source d'inquiétude. Parce qu'elle risque d'augmenter les inégalités si elle n'est pas régulée et humanisée. Mais aussi parce qu'elle tend à gommer les différences dès que s'effacent les volontés de préserver les spécificités. Si l'Afrique doit acquérir tous les savoir-faire qui conditionnent l'insertion dans l'économie mondiale, elle ne doit pas pour autant y perdre son âme. Je me souviens de ce personnage d'un roman de Tchicaya U Tam'Si, formé en France, pétri de droit et de sorcellerie, confronté à un dilemme révélateur : faut-il se comporter en juge ou en sage ? Doit-il puiser à la source de la raison ou de la spiritualité ? "On ne peut pas juger nos vies avec des lois qui ignorent tout de nos murs", conclut l'auteur. Et il a raison : l'Afrique doit s'ouvrir au monde sans se déposséder de son identité.
Défi de la démocratie, ensuite. En quelques années, l'Afrique a connu une évolution remarquable. De plus en plus de pays vivent l'alternance dans la paix et selon les règles de droit. Mais partout la vigilance s'impose. De Madagascar à la Centrafrique en passant par la Côte d'Ivoire, la région des Grands Lacs ou la Corne de l'Afrique, des crises alimentées par des tensions politiques, ethniques ou religieuses menacent la légitimité démocratique.
Défi du développement, enfin. Qu'il s'agisse du drame de la grande pauvreté qui continue de ravager des pays entiers, des grandes pandémies qui sapent les bases de sociétés civiles déjà affaiblies ou d'un accès insuffisant à l'eau : autant d'obstacles sur le chemin de l'avenir.
Aucun de ces défis ne peut être relevé dans la guerre. Nous devons entreprendre un effort prioritaire et sans précédent pour aider les régions en crise à retrouver le chemin de la paix. Seul le dialogue peut réduire les antagonismes, seule la négociation pourra mettre fin aux conflits. Face aux divisions, il importe de rechercher une solution et non de choisir un camp. D'agir pour défendre des valeurs et non pour garantir des situations acquises.
A Madagascar comme en Côte d'Ivoire, en Centrafrique ou en Ituri, les lignes qui guident l'implication de la France sont simples et cohérentes. Elles s'appuient sur trois principes clairs.
- Premier principe : la légitimité du pouvoir. La marche vers la démocratie reste tributaire de nombreux écueils et la solution ne sera pas garantie par le simple remplacement des dirigeants politiques. A Madagascar, nous avons plaidé pour des élections législatives anticipées, seules à même de conforter définitivement la légitimité de Marc Ravalomanana. En Côte d'Ivoire, la Table ronde de Marcoussis a évité qu'il soit mis fin au mandat présidentiel dans un contexte qui aurait mené à la guerre civile. En Centrafrique, nous insistons pour la tenue d'élections dans les meilleurs délais. En Ituri, notre intervention appuie la mise en place des institutions de la transition prévue par les accords de Lusaka. Enfin, au Liberia, nous soutenons les négociations visant à instaurer, sous l'égide de la CEDEAO, un processus de transition politique garanti par un cessez-le-feu.
Mais la légitimité se mesure aussi aux conditions de l'exercice du pouvoir. Les urnes confèrent un mandat ; elles ne décernent aucune impunité. S'il n'y a pas un modèle unique de démocratie, la liberté et la dignité humaine en constituent des impératifs indispensables. La paix et le développement exigent le strict respect du droit et de la morale : telle est notre conviction.
Veillons à ce que jamais les Droits de l'Homme ne puissent être instrumentalisés au service d'un parti ou d'un clan. Lorsque la France a saisi le Haut Commissariat des Droits de l'Homme sur la Côte d'Ivoire, elle a demandé que soient examinés sans exclusive l'ensemble des événements intervenus depuis le déclenchement de la crise et sur la totalité du territoire.
Deuxième principe : le respect de la souveraineté nationale et de l'intégrité des territoires. L'intangibilité des frontières demeure un impératif absolu. Un redécoupage des territoires risquerait d'enclencher de nouveaux processus de désintégration.
Mais il faut tenir compte d'une réalité : aucun conflit touchant un Etat ne pourra se régler indépendamment de ses voisins. Ainsi, la Côte d'Ivoire hérite aujourd'hui des conséquences d'une crise libérienne non résolue, elle-même alimentée par les effets de la guerre en Sierra Leone. La sortie de crise au Congo ne se fera pas sans le Rwanda, l'Ouganda ou le Burundi. A prétendre régler un problème isolément, on se condamnerait à le déplacer et à l'affronter ailleurs.
C'est pourquoi nous devons encourager les efforts d'intégration régionale, seuls capables de resserrer les solidarités et de résorber les tensions dans le calme et la durée.
Troisième principe : l'appui systématique aux médiations africaines.
La France n'entend pas intervenir de manière directe ou isolée pour imposer une solution extérieure. Elle veut s'impliquer avec constance et détermination pour soutenir les efforts menés par la communauté régionale, comme elle l'a fait sur le dossier malgache, en liaison avec l'Union africaine ; en Côte d'Ivoire, à l'appui de la CEDEAO ; en Centrafrique avec la CEMAC ; au Soudan, pour conforter la mise en uvre des accords de Machakos ; et aujourd'hui en Ituri, pour faire respecter ceux de Lusaka.
La mise en place de mécanismes efficaces de prévention, de gestion et de règlement des conflits constitue désormais une priorité pour la communauté africaine. Elle connaît d'ores et déjà des réussites qu'il faut saluer. Aujourd'hui, la Mission d'intervention de la CEDEAO en Côte d'Ivoire joue un rôle majeur sous la conduite du général Fall. En deux ans, les progrès vers la mise en place effective d'une force interafricaine ont été considérables, sous l'impulsion déterminée du président de l'Union africaine. Il est essentiel de les conforter.
Cet objectif constitue l'une des priorités du NEPAD présenté à Genève en 2001. Depuis juillet dernier, l'Union africaine en a posé les bases et fixé le calendrier. A Evian, les membres du G8 ont confirmé leur appui à cette dimension aujourd'hui indissociable de l'aide au développement.
Cette détermination de la France s'exprime de façon concrète.
- D'abord par un engagement militaire résolu, avec les 4000 hommes de Licorne en Côte d'Ivoire, les 300 présents à Bangui, les 1500 envoyés pour sécuriser Bunia, ou encore avec la formation, l'équipement et le financement des forces militaires régionales. Partout, l'intervention militaire française répond aux mêmes objectifs : éviter la guerre civile et le désastre humanitaire, conforter un processus de réconciliation, s'inscrire dans un schéma régional ou multilatéral.
- Ensuite par la réorientation immédiate de notre coopération civile et militaire pour appuyer les processus de sorties de crise. Des priorités sont nécessaires : restructuration des forces armées, soutien aux administrations financières, réinsertion des éléments rebelles, des enfants-soldats et des populations déplacées et réfugiées. Mais encore le rétablissement de l'administration et des circuits de communication sur l'ensemble du territoire : autant d'exigences si l'on veut éviter l'enlisement ou la propagation des crises.
- Notre détermination se traduit enfin par le souci de mobiliser la communauté internationale. Pour Madagascar, nous avons organisé en juillet dernier à Paris une table ronde des donateurs. Pour la Côte d'Ivoire, nous avons saisi le Conseil de Sécurité et les bailleurs multilatéraux. En Centrafrique, nous nous efforçons de renouer le dialogue avec les institutions financières internationales. Au Congo, parallèlement à une intervention militaire immédiate, la diplomatie est mobilisée. Chaque fois, nous activons le dialogue avec nos partenaires africains et occidentaux, jouant des complémentarités au service d'une approche collective et régionale.
Profondément attachés à l'Afrique, nous voulons en permanence alerter, sensibiliser et catalyser les volontés.
- L'Union européenne lui accorde un intérêt renouvelé. La convention de Cotonou, les sommets Europe-Afrique et la mise en place aujourd'hui en Ituri d'une opération militaire européenne, témoignent d'avancées importantes. A Bruxelles, nous appuyons les réflexions menées par le Commissaire Nielsen sur le financement d'une capacité africaine de construction de la paix. Nous insistons également pour raccourcir les délais d'intervention post-crise et améliorer l'adéquation des instruments de la Commission en vue d'un véritable partenariat eurafricain, tirant parti à la fois des relations entre Etats et de la dynamique des accords euro-méditerranéens et des conventions de Lomé.
- Quant aux Nations unies et aux organisations régionales, elles s'engagent résolument dans le règlement des crises africaines, non pour imposer une solution extérieure mais pour encourager des formules fondées sur le droit et la morale. Ainsi faut-il coordonner nos efforts pour lutter contre le mercenariat et la circulation d'armes, pour traiter de façon prioritaire la question des enfants-soldats et des réfugiés, et pour exclure l'exploitation illégale des ressources naturelles.
- Enfin, il convient que les institutions financières internationales améliorent la mise en uvre de l'initiative en faveur des pays pauvres et très endettés. Les effets de ces engagements tardent à se faire sentir alors que l'endettement extérieur du continent africain représente désormais plus de la moitié de son PIB et entrave sa capacité d'investir.
La relance de l'effort de développement demeure une condition essentielle du retour à la paix. Sous l'impulsion du Président de la République, la France n'a cessé de plaider en ce sens dans toutes les grandes enceintes internationales, de Monterrey à Evian en passant par Kananaskis, Johannesburg ou Kyoto. Notre pays augmentera de moitié son effort d'aide publique au développement dans les cinq ans à venir, pour atteindre 0,7% du PIB en 2012. Dans ce cadre, notre priorité va au continent africain, avec plus de 60% de l'effort consenti et nous voulons concentrer nos efforts en premier lieu sur les objectifs définis par les pays africains eux-mêmes dans le cadre du NEPAD, passant d'une logique d'assistance à une logique de partenariat.
Aujourd'hui, certains considèrent que le NEPAD relève de l'incantatoire. Ce n'est pas l'analyse de la France : le NEPAD traduit la nouvelle politique des Africains. D'abord parce qu'il résulte de la décision commune d'Etats situés aux points cardinaux du continent. Ensuite parce qu'il cible des objectifs fondamentaux : le renforcement de l'intégration régionale, l'amélioration des infrastructures de communication, le développement du secteur privé, le souci de renforcer la bonne gouvernance. Enfin, il témoigne de la lucidité d'états conscients que paix et développement vont de pair et déterminés à s'approprier leurs politiques de développement, à résoudre leurs conflits de façon autonome et à construire une véritable relation de partenariat avec les pays développés. Pour toutes ces raisons, la France soutient sans réserve cette initiative.
Mesdames, Messieurs,
Je veux redire ici que l'Afrique représente pour la France un devoir de solidarité, une exigence de justice mais aussi une terre d'amitié et de fidélité. Ayons conscience qu'il s'agit là d'une relation privilégiée et partagée : l'Afrique élargit notre horizon et enrichit notre ambition. Avec elle, nous pouvons donner un sens plus humain à notre engagement pour l'avenir.
Aujourd'hui, nous avons une chance à saisir. Les dirigeants africains, appuyés par l'élan des nouvelles générations, n'entendent pas laisser leur continent en marge de la communauté internationale. Ensemble, nous devons nous mobiliser au service d'un monde plus sûr et plus juste où chacun pourra trouver sa place.
Je vous remercie.
Q - Merci beaucoup d'abord pour votre présentation qui contient une analyse politique profonde mais qui fait aussi une référence nécessaire à l'histoire, à la culture mais aussi à l'actualité du moment.
La politique africaine de la France, c'est peut-être celle que les Africains connaissent le mieux. Certainement, parce qu'elle est la mieux définie et la mieux explicitée. Mais nous savons aussi qu'il y a d'autres politiques africaines, il y a une politique européenne envers l'Afrique, mais aussi une politique américaine, japonaise, on peut dire aussi chinoise. Pensez-vous, Monsieur le Ministre, qu'une synergie entre des politiques africaines de tout cet ensemble est possible ? Est-elle encore bénéfique pour l'Afrique ? Je pose cette question car nous savons que la France a milité dans ce sens, notamment lors de sa présidence du G8 par rapport au NEPAD notamment.
Avez-vous des commentaires ?
R - Merci, d'autant plus que votre question est véritablement au cur du travail diplomatique actuel.
Je ne vous aurais sans doute pas répondu de la même façon il y a quelques années, mais, aujourd'hui, je peux dire que l'Afrique est traitée régulièrement et de façon de plus en plus insistante dans les entretiens diplomatiques que nous avons, qu'il s'agisse de l'Europe ou des entretiens avec les pays que vous avez évoqués et qui sont effectivement dotés d'une véritable politique africaine, la Chine, le Japon et bien sûr des grands pays comme les Etats-Unis.
L'Afrique est régulièrement évoquée et je ne livrerai pas un secret mais le dernier entretien que j'ai eu, il y a quelques jours avec Colin Powell, portait justement sur le sujet. Je pense à l'Algérie, à la situation du Liberia, à l'évolution du Congo, c'est dire qu'aujourd'hui, de plus en plus, nous avons conscience que les grands enjeux de sécurité, les grands enjeux de stabilité, de développement sont effectivement là et qu'il faut les traiter. Il n'est pas question de considérer qu'il s'agit de sujets en marge qui auraient vocation à se développer indépendamment de l'énergie et de la volonté des grands acteurs internationaux.
Il y a donc, véritablement, cette volonté qui existe lorsque vous évoquez ces différentes politiques africaines. Vous touchez un point qui me paraît néanmoins important, c'est la question des synergies. Y a-t-il aussi assez de synergies entre ces politiques africaines ? Je crois qu'il y a dans ce domaine, beaucoup de travail à faire. Je crois que si ces synergies étaient renforcées, nous pourrions sans doute faire beaucoup mieux sur le plan international et sur le plan de l'effectivité des politiques que nous menons, ainsi que dans la gestion des crises. D'ores et déjà, nous voyons à quel point la communauté internationale en tire les conclusions puisque ce sont des sujets que nous traitons maintenant régulièrement et activement dans le cadre international comme dans celui des Nations unies. Et l'on voit d'ailleurs que cela permet de faire avancer le règlement des crises. Nous avons vu l'engagement des Nations unies sur le dossier ivoirien, sur le dossier congolais aujourd'hui, mais il faut aller plus loin car si les Nations unies ne sont pas aiguillonnées par la conscience de chacun de nos Etats, effectivement, les choses peuvent durer comme cela très longtemps sans pour autant avancer véritablement.
C'est donc l'engagement des Etats, la mobilisation de tous les acteurs dans le cadre des forums internationaux qui peut faire bouger les lignes.
Je crois qu'il reste un déficit au-delà de la nécessaire coordination, il reste un grand déficit de pensée, de pensée stratégique sur les meilleurs moyens de régler les conflits par exemple, ou d'être effectifs sur le plan de la coopération. Je suis toujours surpris de voir à quel point l'on pérennise un certain nombre de projets, de programmes, sans consacrer suffisamment d'énergie à l'évaluation et à l'expérimentation des résultats de ces différents programmes. Je crois que le travail que nous devons faire entre Etats, au sein des institutions financières internationales, c'est sans doute, en permanence, de remettre en cause ces stratégies en liaison avec nos partenaires africains, ce qui permettrait notamment de constater qu'un programme régional a plus de chances d'aboutir qu'un programme mené dans les strictes limites d'un Etat. Je pense qu'un programme mené collectivement, avec l'appui de plusieurs pays qui sont vigilants et ont conscience des enjeux, a sans doute là encore plus de chances d'aller vite parce qu'il y a une mobilisation forte. Et je prendrai comme exemple, parce que je crois qu'un solide travail a été fait durant ces dernières années dans ce domaine, l'exemple de l'Europe. Aujourd'hui, l'Europe traite de plus en plus de façon collégiale, au sein de l'Union européenne, de ces questions africaines et je crois que l'exemple de la force en Ituri, première opération de l'Union européenne en dehors d'Europe, deuxième opération dans le cadre de la politique de défense européenne est certainement un symbole très fort. On me dira, il ne s'agit que d'un nombre limité d'événements pour une période ponctuelle, oui, mais c'est toujours comme cela que les choses commencent. C'est la marque d'un engagement, c'est la marque d'une solidarité avec l'Afrique, d'une conscience très aiguë des enjeux parce que je dois le dire et je suis heureux de le dire aujourd'hui devant les ambassadeurs de l'Union européenne, c'est une intervention, une initiative qui n'a présenté aucune difficulté. Nous nous sommes très naturellement retrouvés avec nos partenaires britanniques, allemands, belges et beaucoup d'autres de l'Union européenne pour, spontanément, apporter notre soutien et notre aide.
La France joue le rôle de nation-cadre dans cette opération, c'est une opération difficile. Nous en mesurons parfaitement les difficultés mais nous mesurons aussi parfaitement que nous ne pouvions pas ne pas répondre présents devant la menace d'une déstabilisation de cette région, celle de Bunia, devant la menace d'un génocide et qu'il fallait donc marquer cet engagement, marquer notre capacité à nous mobiliser sur un tel dossier.
Je crois donc que c'est certainement l'un des axes où nous pourrons faire le plus de progrès. Nous avons beaucoup à apprendre les uns des autres, des expériences qui sont celles d'autres partenaires et amis européens qui ont longtemps travaillé en Afrique, c'est le cas de nos amis belges, britanniques, je crois qu'il y a des procédures, il y a des façons de faire qui doivent être partagées. Chacun d'ailleurs a l'expérience de certaines parties du continent de façon privilégiée, donc je crois que l'idée de travailler ensemble, l'idée par exemple qui s'est développée entre le Royaume-Uni et la France, de faire des voyages groupés de ministres me paraît être une initiative à poursuivre plus que jamais et je souhaite que nous soyons capables de marquer ainsi notre intérêt commun, notre capacité à travailler ensemble sur les crises, mais aussi sur les grands enjeux de développement, sur les liens politiques qui nous unissent avec le continent.
Plus que jamais, je crois que la voie collective et la voie régionale constituent les seules voies susceptibles de nous permettre de progresser vite, je dis bien : vite. Voie régionale parce que chaque fois que les pays d'une région en Afrique, confrontés à des difficultés, nous le voyons pour l'Afrique de l'Ouest, prennent la mesure eux-mêmes des choses, se mobilisent, marquent leur volonté d'agir, on constate immédiatement un changement dans la situation.
J'ai reçu il y a quelques semaines les ministres des Affaires étrangères de la CEDEAO qui cherchaient à constituer, à se doter des moyens d'une force interafricaine, et nous mesurions ensemble, en l'évoquant, à quel point il y avait une interdépendance, une connexion entre les crises de l'Afrique de l'Ouest.
A quoi sert-il d'avoir 15 ou 16 000 hommes en Sierra Leone pour n'en avoir que quelques milliers en Côte d'Ivoire et quasiment pas au Liberia. Il y aurait une vision régionale à avoir, sans quoi, je l'ai dit, les conflits se déplacent d'une région à une autre, on le voit d'ailleurs de la même façon dans les Grands Lacs, les armes se déplacent, les mercenaires et les bandes armées se déplacent, l'argent mafieux se déplace et le conflit continue de gangrener une région, voire de passer d'une région à une autre.
Mesurons donc aujourd'hui les mécanismes nouveaux des crises en Afrique, il y a certes des paramètres anciens, la pauvreté, la fragilité des Etats, mais il y a des paramètres nouveaux qui expliquent la vitesse de prolifération de certaines crises, qui en expliquent la nature. Nous devons en prendre la mesure à chaque fois, avec beaucoup de vigilance. C'est pour cela que je crois que des réunions comme celle d'aujourd'hui, des échanges comme ceux d'aujourd'hui sont indispensables. Nous devons davantage réfléchir, nous concerter sur le meilleur moyen de faire avancer le règlement des problèmes auxquels le continent est confronté. Il demande une attention renouvelée et soutenue.
Q - Je voulais vous féliciter pour la qualité du discours que vous venez de prononcer et pour la nouvelle impulsion que vous avez donnée à la politique africaine de la France car cela nous a vraiment manqué.
Nous avons fait un travail très important de réflexions en vue de la préparation du sommet du G8 pour lequel nos autorités souhaitaient consacrer une partie importante à l'Afrique, je saisis cette opportunité Monsieur le Ministre pour vous interroger, non pas sur les questions de sécurité militaire parce que nous aurons l'occasion d'en savoir plus sur la politique de la France durant les deux semaines qui vont suivre, mais je voulais vous interroger sur d'autres points qui me paraissent importants dans les rapports entre la France et l'Afrique, par exemple le rôle des entreprises, la place de la femme, les politiques de l'éducation, les politiques en matière de santé publique. J'aimerai saisir cette occasion pour vous demander de dire un mot sur votre vision là-dessus, étant entendu que tout ce que vous avez dit par ailleurs était excellent, je m'attends donc à ce que la suite le soit aussi.
R - Vous évoquez tout ce qui touche à l'évolution des sociétés et des mentalités. L'une de mes convictions les plus fortes, c'est que toute tentative pour dissocier un élément d'un autre, la sécurité de la démocratie ou du développement, conduirait à dépenser beaucoup d'énergie de façon vaine. Et lorsque nous regardons en arrière et il est bon de le faire, pour essayer de tirer les leçons du passé, c'est un peu ce que nous avons trop fait comme privilégier un facteur, s'obnubiler sur une dimension, sans penser véritablement à l'objectif qui était le nôtre et qui exige beaucoup d'énergie, de volonté, de détermination mais aussi de pragmatisme.
Lorsque l'on voit comment un pays comme Madagascar, confronté à des difficultés, passe le cap, lorsque l'on voit comment la Centrafrique, je l'espère, passera le cap au cours des prochains mois, comment la Côte d'Ivoire s'est engagée dans un processus très important et tout à fait exemplaire même s'il est très difficile et fragile, nous sommes obligés de mesurer cette complexité. C'est tout l'intérêt de ce que nous avons engagé à Marcoussis par exemple pour la Côte d'Ivoire et qui a suscité un certain nombre d'incompréhensions, voire de réticences, tout à fait à l'opposé de l'extraordinaire moment qu'a été le partage des réflexions là-bas où toutes les parties, tous les groupes ivoiriens se sont retrouvés, dans une atmosphère certes passionnée, mais chaleureuse pour aller vraiment au fond des questions. Et nous avons parlé de tout ce qui vient d'être mentionné, de tout ce qui constitue cette mémoire des problèmes d'ethnies, des problèmes d'identité, de société, des problèmes liés à la fragilité des économies et des sociétés africaines qui conduisent donc à placer l'immigrant, le voisin parfois, en situation difficile. Toute cette mémoire-là est effectivement un élément très important lorsque l'on veut s'atteler au règlement des crises. C'est dire que trop souvent on a l'habitude de colmater les brèches. On pose une rustine d'un côté pour constater que l'hémorragie se déplace et se produit quelques semaines ou quelques mois plus tard ailleurs.
Si nous n'avons pas une vision de l'équilibre des sociétés africaines, de l'équilibre de chacune de ces sociétés avec ses différences, ses caractéristiques, mais en même temps, ses points communs, nous sommes effectivement dans la situation de celui qui voudrait labourer la mer, une situation sans espoir.
Je crois qu'il faut accepter d'assumer des questions très complexes, comme la nationalité par exemple pour la Côte d'Ivoire, qui est un problème très difficile. Comment régler le problème de la Côte d'Ivoire si nous ne réglons pas aussi cela ? Cela passe par un travail sur les textes, par un travail d'explications et de connaissances des mentalités, par un travail d'imagination dans certains cas, lorsqu'il faut trouver des voies qui n'existent pas. Tout ceci est fait dans un contexte assez fragile car nous savons tous comment a été effectuée la décolonisation.
J'insistais sur l'aspect essentiel de l'intangibilité des frontières. Nous pourrions être tentés par le rôle de "l'apprenti sorcier", nous dire : "recommençons ce que la nature ou l'Histoire a mal fait, recoupons en fonction d'ethnies, en fonction de groupes tribaux ou de groupes religieux certains pays d'Afrique". Mais où commencerait-on et où s'arrêterait-on ?
Est-ce que nous n'ouvririons pas la boîte de Pandore ? Je crois donc qu'il faut une solide connaissance de l'Afrique, un retour aux sources assez systématique pour comprendre comment, à un moment donné, des mécanismes font que des êtres a priori pacifiques - j'ai passé beaucoup de temps dans ma vie sur la région de l'ex-Zaïre, du Rwanda ou du Burundi - pour comprendre que tout à coup, il y a des moments de pulsions qui font que des catastrophes se déchaînent. Comment cela se produit-il ? Il y a un travail de réflexion, un travail de mémoire pour éviter justement que ne se produisent à nouveau de tels cycles meurtriers.
Je crois donc que le travail sur les sociétés africaines est un travail éminemment politique, éminemment noble et qu'il nous appartient de le porter. C'est pour cela qu'il nous faut développer les centres de recherches en Afrique. C'est un travail qu'avec d'autres amis européens nous pourrions faire, développer la réflexion des Africains sur eux-mêmes, sur l'Afrique, pour parvenir à apprécier comment l'on peut traiter le problème de la femme par exemple. On peut toujours arriver dans un pays et dicter les choses. Cela a-t-il une chance raisonnable d'être appliqué ? Cela conduira-t-il à des déstabilisations importantes ? Il est évident que selon que l'on est à l'Ouest, au Nord ou au Sud de l'Afrique, les traditions, les réactions ne seront pas les mêmes. Je crois qu'au-delà de la volonté d'avancer de façon rapide et déterminée sur des questions essentielles comme celles des Droits de l'Homme, nous devons prendre en compte l'identité de chaque région, l'identité de chaque groupe, veiller à faire un travail en liaison avec ces groupes, un travail que parfois, la politique, soumise à l'urgence, n'a pas le temps de faire et qu'il nous appartient de nourrir avec les sociétés civiles, avec les responsables africains pour permettre de dégager un certain nombre de lignes. Nous faisons des plans financiers pour l'Afrique, des plans de remise en ordre de l'administration douanière ou fiscale, eh bien il faut aussi travailler sur la mémoire des sociétés, sur la façon de faire progresser ces sociétés ; je le dis avec d'autant plus d'humilité que c'est un défi que nous relevons et que nous avons à relever dans nos propres pays. Regardez la France soumise à l'épreuve des réformes, c'est un travail sur nos mentalités, sur nos comportements, sur la façon que nous avons de vivre les uns avec les autres, sur la responsabilité qu'ont les générations les unes par rapport aux autres. C'est donc un travail auquel nul ne doit échapper mais c'est ce qui fait aussi la spécificité, la richesse, la complexité des sociétés africaines. Ce qui dément bien des a priori sur l'Afrique, c'est que tout ceci constitue aujourd'hui des éléments extrêmement importants dans la vie quotidienne qui pèsent sur l'organisation sociale. Savoir comment est organisée la vie d'un village, comment se découpe administrativement un territoire, tout ceci a une traduction en termes de mentalités qu'il faut apprécier. Et c'est un travail qui ne doit pas être fait "à la machette" de façon uniforme, sans prendre en compte tous ces éléments-là.
Je crois donc qu'il faut passer du temps, c'est le travail qu'un certain nombre de responsables français comme Pierre Mazeaud qui a fait Dieu sait combien de missions en Afrique pour travailler sur la réfection de certains codes juridiques à l'application d'un certain nombre de lois à des situations particulières. C'est un travail que nous devons faire de plus en plus et je ne verrais que des avantages à ce que plusieurs pays européens se regroupent pour apporter cette compétence, pour donner l'occasion de ces réflexions tout à fait essentielles.
Q - Monsieur le Ministre, l'Afrique compte aujourd'hui nombre de pays, du Togo au Gabon en passant par la Guinée équatoriale ou le Cameroun, où des chefs d'Etats sont présents au pouvoir depuis 20, 30 ou 40 ans et dont certains parviennent à s'auto-perpétuer au pouvoir en manipulant leur Constitution.
La durée du pouvoir des chefs d'Etats en Afrique est-elle un faux problème pour vous ? La politique de la France changera-t-elle à l'égard de ces pays ? Aurez-vous dans un proche avenir un nouveau discours sur la démocratie réelle en Afrique ?
R - Le discours sur la démocratie en Afrique doit évidemment prendre en compte la réalité africaine. Toute tentative pour plaquer un certain nombre de convictions, d'approches particulières est très souvent vouée à l'échec. Nous devons donc avoir le souci de l'effectivité. Combien de bonnes intentions se sont révélées désastreuses en Afrique ?
Face à la question importante que vous posez souvent qui est la question de l'organisation de l'alternance, j'ai insisté sur le fait qu'il nous faut nous préoccuper bien sûr de la légitimité de l'accès au pouvoir mais aussi des conditions de l'exercice du pouvoir. Il y a là un principe de responsabilité difficile. Chacun le sait bien, dans la relation qu'entretient l'Afrique avec la démocratie, le problème particulier des oppositions, l'idée-même du pouvoir à travers parfois le soutien de certains clans ou communautés fait qu'il faut l'apprécier dans des circonstances qui sont, une fois de plus, spécifiques, si l'on veut éviter de faire le jeu de l'instabilité, de la fuite en avant.
Il est évident que les nouvelles générations ont un rôle éminent à jouer en Afrique, qu'il faut encourager la formation, la prise de responsabilités pour ces jeunes générations. Il ne nous appartient néanmoins pas de dicter ce que doivent être les solutions politiques africaines. Veiller et garantir le bon fonctionnement de la démocratie, en liaison avec les communautés régionales, avec tous les observateurs qui se mobilisent pour cela, c'est évidemment essentiel. Mais vous comprendrez qu'il s'agit d'un travail de mesure et que l'on ne juge pas la qualité d'un pouvoir à l'aune de sa durée. On peut imaginer, et d'ailleurs on l'a connu, des chefs d'Etats africains, Nelson Mandela ou d'autres, qui peuvent, à un âge avancé, assurer dans de très bonnes conditions cet exercice de pouvoir. On a vu les exercices de longévité dans des démocraties occidentales, je crois donc qu'il ne faut pas poser un principe de façon absolue, ni chercher des antagonismes dans l'expression formelle d'un tel principe mais par contre, il faut chercher en chaque circonstance, ce qui peut permettre effectivement à ces sociétés de s'exprimer le mieux, de se livrer au débat démocratique. Le débat est essentiel tout en assurant évidemment la stabilité et la gestion de ces pays dans les meilleures conditions.
Je suis tout à fait en phase avec le souhait que vous exprimez ; la question des modalités ne permet pas aujourd'hui d'avoir de réponses tranchées. Je crois qu'il faut prendre en compte chaque situation particulière tout en encourageant en permanence la formation et la capacité du renouvellement des élites en Afrique. Il y a une évolution, une révolution du monde aujourd'hui qui implique, effectivement, qu'à chaque étape, des nouvelles générations puissent, de plain-pied, traiter les dossiers et les affaires.
Q - Il y a une question qui n'a pas été abordée, je ne sais pas si c'est délibéré ou non. Nous sommes dans une période de globalisation, vous parliez de l'Union européenne, nous parlions du NEPAD, mais ce "village global" pour utiliser le terme anglais est un village où les villageois ne se connaissent pas encore. Cela même au sein de l'Union européenne, je parie, au risque de me tromper, que vous ne vous connaissez pas suffisamment, du moins pas encore.
Si vous prenez l'Union européenne, les Etats-Unis, l'Union africaine, l'Asie, les autres, si on se retrouve tous dans un seul village sans se connaître de façon basique, cela peut devenir un désastre si l'on ne fait pas attention en ce sens que l'on risque de prendre des décisions sur des fausses bases, on risque de donner des solutions fausses car on n'a pas de vraies solutions. Que peut-on faire ?
Si nous prenons le cas du Conseil de sécurité aujourd'hui, récemment vous avez pris une décision concernant la 1484 sur l'Ituri, on parlait de ça mais lorsque l'on parle de Bunia, les gens pensent que c'est une ville aussi calme que Londres ou Paris, ce n'est pas vrai. C'est un village.
La catastrophe n'est pas dans Bunia aujourd'hui, c'est autour de Bunia, en province de l'Ituri.
Si on ignore même ce que l'on fait, sur quelle base on travaille au sein du Conseil, au sein de réunions que l'on fait ici ou là, on risque de fausser toutes les solutions.
Quelles sont les mesures que la France pourraient "vendre" aux Africains ou à ses compères européens pour essayer de retourner à la base et voir où l'on va ? Quelles sont nos bases aujourd'hui ?
R - Vous attirez l'attention sur une notion très importante qui est la connaissance des êtres et la connaissance des situations. C'est vrai que le monde d'aujourd'hui souffre parfois d'une méconnaissance et cela peut donner lieu à de grands débats. Vous preniez l'exemple de l'Ituri, de Bunia, vous pourriez prendre l'exemple de l'Irak, du Proche-Orient ou de la Corée du Nord. Mais c'est un enjeu en soit. Quelle est la vision, quelle est l'information dont on dispose, quelle est la solution que l'on préconise ?
C'est pour cela qu'il faut que la communauté internationale, lorsqu'elle l'estime opportun, puisse marquer solennellement sa responsabilité, ce qui n'empêche pas de faire ce travail d'approfondissement, d'évaluation permanente. En ce moment, il y a une délégation du Conseil de sécurité qui est dans la région, qui est arrivée à Bunia hier. Et donc ce travail d'évaluation est un travail permanent et je compte bien me rendre, de la même façon que ma collègue de la Défense et je l'espère avec des partenaires européens, dans cette région pour nourrir le dialogue politique et aussi pour marquer clairement l'engagement qui est le nôtre.
C'est je crois un travail ininterrompu qu'il faut faire, face à des situations qui sont non seulement complexes mais profondément évolutives. Quel est l'intérêt, à un moment donné, au-delà de la complexité, qui pourrait nous amener à faire des colloques très nombreux sur ce cas ? Vous dites à un moment : "voilà, je suis concerné, je vais là-bas et je marque ma responsabilité".
Cet engagement de la communauté internationale, il est lourd parce qu'il signifie que notre responsabilité, responsabilité que prend la France à Bunia, responsabilité que prend la communauté internationale à travers la décision du Conseil de sécurité, c'est une responsabilité qui est partagée avec l'ensemble des pays de la région. La première condition que nous avons posée pour aller là-bas, c'est le soutien, la demande, l'appui des pays de la région. Le soutien de l'Ouganda, le soutien de votre pays le Rwanda, le soutien du Congo. Il est essentiel de faire les choses en partenariat avec ces pays. Et à partir de là, ce n'est pas uniquement de la responsabilité de la France, même si, évidemment, en étant sur place, nous payons un tribut particulier, mais c'est la responsabilité commune. Vous savez, ce principe de responsabilité collective est très important, celui-là même que nous avons voulu marquer à travers le système des inspections en Irak, celui-là même que nous souhaiterions davantage marquer, nous Européens dans le processus de paix au Proche-Orient. A un moment donné, vous agissez, vous le faites parfois et vous pouvez le souligner de façon qui peut paraître limitée, insuffisamment proportionnée par rapport aux besoins, certes, mais vous marquez votre engagement et votre responsabilité.
A partir de là, nous verrons comment chacun des Etats de la région réagit, qui soutient qui, quelle faction prend l'initiative de déclencher les combats et nous marquerons cette responsabilité et personne ne l'utilisera. Les Français et le Royaume-Uni sont solidaires dans cette aventure. Personne ne pourra jouer les divisions supposées entre telle et telle puissance européenne ou occidentale. Dans ce contexte, je crois que la responsabilité, c'est quand même la grande découverte qu'il nous faut faire et refaire si l'on veut travailler à un monde plus stable et plus juste. On ne peut pas se contenter d'apprendre à mieux se connaître, cela peut durer longtemps.
C'est tout le sens de la vie et je pense que sur ce terrain-là au moins, vous me suivrez.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 16 juin 2003)