Déclaration de Mme Claudie Haigneré, ministre déléguée aux affaires européennes, sur les défis de l'Europe réunifiée, à Strasbourg le 3 mai 2004.

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Circonstance : Conférence-débat sur les défis de l'Europe réunifiée, à Strasbourg le 3 mai 2004

Texte intégral

Monsieur le Ministre,
Monsieur le Président de la délégation pour l'Union européenne du Sénat,
Madame le Maire,
Monsieur le Président de la Communauté urbaine de Strasbourg,
Monsieur le Président de l'Institut d'Etudes Politiques,
Madame et Messieurs les Elus,
Mesdames et Messieurs,
Juste avant de vous rejoindre pour ce débat sur les défis de l'Europe réunifiée, nous étions, Michel Barnier et moi-même, sur le parvis du Parlement européen, ce lieu qui consacre la vocation éminemment européenne de la ville de Strasbourg. Le président Pat Cox y accueillait officiellement les députés issus des dix nouveaux États membres de l'Union. C'est l'occasion pour moi de souligner le plaisir d'avoir vécu ce tournant européen du 1er mai, ce moment historique qui a été célébré par les citoyens comme par les représentants politiques. Aujourd'hui, à Strasbourg, ce sont les 162 parlementaires des Dix qui participent désormais en tant que membres à part entière à la première session plénière du Parlement de l'Europe élargie. Cet événement, qui donne à la réunification du continent sa pleine dimension démocratique, nous rappelle les défis qui attendent le parlementarisme européen : assurer le fonctionnement d'une Chambre à dimension dorénavant continentale, et le passage de 11 à 20 langues ; la représentation effective de 75 millions de nouveaux citoyens européens, dans un Parlement dont le poids est amené à s'accroître au sein des institutions communautaires. De fait, c'est l'ensemble de ces dernières qui doivent faire l'objet d'une réforme en profondeur pour que l'Europe à vingt-cinq puisse fonctionner. Avant que nous ne commencions ce débat, j'aimerais évoquer rapidement avec vous quelques-uns des thèmes que nous pourrions aborder, autour notamment de la signification de l'élargissement et du projet de Constitution.
25 États membres, 455 millions d'habitants, et 338 millions de citoyens appelés à voter dans quelques semaines : ces quelques chiffres nous rappellent la dimension inédite et historique de ce cinquième élargissement. La Bulgarie et la Roumanie rejoindront l'Union très probablement en 2007 ; en juin, le Conseil examinera la candidature de la Croatie ; en octobre et décembre prochains, ce sera la candidature de la Turquie qui sera évaluée par la Commission et le Conseil - et nous avons la chance, pour pouvoir approfondir le sujet, d'avoir parmi nous le sénateur Haenel, président de la délégation pour l'Union européenne du Sénat, qui a récemment présenté un rapport sur la Turquie. Ce tournant historique n'est pas sans susciter des craintes, particulièrement auprès des citoyens des pays membres de longue date. Le cercle familier et rassurant de l'Europe de l'Ouest, issu des divisions de la guerre froide, s'est définitivement effacé. Certains voient poindre à l'horizon le spectre des délocalisations, des flux migratoires massifs, d'une domination accrue des États-Unis sur la scène diplomatique face à une Europe qui serait affaiblie par sa taille, ou encore d'un infléchissement de l'influence française au sein de l'Union. Plus que jamais, avec l'élargissement, l'Europe serait une Europe des faux-semblants, une Europe qui fait ce qu'elle ne dit pas et dit ce qu'elle ne fait pas, pour reprendre un diagnostic qu'avait exprimé le sociologue Pierre Bourdieu. Dilution des pouvoirs communautaires, réduction du projet européen à un espace économique, blocages de fonctionnement : ces inquiétudes, pour légitimes qu'elles soient, ne sont pourtant pas fondées. Je soulignerai au passage qu'elles ont ressurgi tel quel pratiquement à chaque élargissement, et que l'histoire européenne, à chaque fois, les a invalidées.
Avant toutes choses, il est toujours bon de rappeler la signification historique de l'élargissement à vingt-cinq : tout d'abord la pacification aboutie d'un continent marqué par les guerres, et qui fut à l'origine de deux conflits mondiaux ; en ce qui concerne les pays d'Europe centrale et orientale, le retour, au sein de l'Europe, de nations qui furent désolidarisées pendant un demi-siècle des réseaux d'échange dans lesquels elles étaient profondément ancrées, culturellement et historiquement ; l'extension à l'échelle continentale du principe d'une sécurité commune, qu'il s'agisse de l'Europe de la défense, de politique environnementale ou de développement durable ; enfin, la consolidation d'un niveau d'action et de décision capable de peser véritablement dans les équilibres politiques et économiques internationaux - sujet sur lequel, mieux que quiconque, le ministre des Affaires étrangères saura nous éclairer.
La réunification du continent, comme le rappelait le président de la République jeudi dernier dans sa conférence de presse, est également synonyme d'une perspective qui ne peut que susciter l'adhésion : celle d'une dynamique accrue des échanges entre les hommes, les idées et les cultures, suivant des chemins à définir ensemble, à une échelle nouvelle. Ce sont par exemple de nouvelles opportunités de mobilité qui se dessinent, notamment pour les étudiants, et l'environnement européen dans lequel nous sommes, ici au Pôle européen de gestion, dans une ville qui compte 20 % d'étudiants étrangers, est particulièrement favorable à cette discussion. Si l'éducation et la formation au niveau européen ne se traduisent pour l'heure que par une faible mobilité, celle-ci est appelée à se développer, et nous devons, en France, nous y préparer. Dans la même dynamique, l'Espace européen de recherche, l'un des éléments clefs de la stratégie de Lisbonne, est en train de prendre forme, et l'élargissement offre de nouvelles possibilités de partage des pratiques scientifiques, élément que je considère tout aussi important que l'investissement budgétaire dans la recherche et l'innovation, si l'on veut que le projet d'une économie de la connaissance ne reste pas lettre morte.
L'Europe nouvelle, c'est aussi la possibilité de multiplier les formes de partenariat et leur implantation. Le couple franco-allemand a plus que jamais pour mission d'expérimenter de nouvelles formes de coopération, notamment territoriales et transfrontalières, comme l'Eurodistrict Strasbourg-Kehl : ces expériences doivent à terme servir de modèle et être reproductibles sur l'ensemble du continent. Dans cette perspective, entre autres, la coopération franco-allemande a pour vocation de s'intensifier. A ce titre, j'ai eu l'occasion de rencontrer mon homologue allemand, M. Hans-Martin Bury, jeudi dernier à Berlin. Dans quelques jours, à Paris, aura lieu le premier conseil des ministres franco-allemand "post-élargissement". L'esprit de ce lien privilégié n'est pas, rappelons-le, de mettre en place des coopérations renforcées de nature exclusive. Au contraire, ces dernières restent ouvertes à ceux qui voudraient y participer ; elles ont pour vocation de proposer, à terme, des solutions qui pourront servir d'outil et de référence à tous les pays membres de l'Union.
Pour que ces perspectives prennent corps, l'Europe des vingt-cinq est-elle capable de se doter des moyens institutionnels nécessaires à cette ambition ? Le projet de Constitution vise notamment à répondre à cette dimension institutionnelle du défi de l'élargissement. Sur la base du texte proposé par la Convention sur l'avenir de l'Europe, la Constitution sera très probablement approuvée au Sommet européen des 17 et 18 juin prochains ; elle fait l'objet d'un large consensus, car nos partenaires qui étaient jusque-là les plus réticents sont aujourd'hui dans de bien meilleures dispositions. La "panne" de décembre dernier semble désormais bien loin, et nous pouvons envisager une négociation sereine, le mois prochain, sur un texte qui nous donne, d'ores et déjà, les outils pour la rénovation des institutions communautaires, indéniablement nécessaire compte tenu des nouvelles dimensions de l'Union. Le système, lisible et efficace, de la double majorité au Conseil, l'extension des domaines relevant de la majorité qualifiée, l'élection du président de la Commission par le Parlement européen ou encore la création d'un ministère européen des Affaires étrangères sont des propositions qui constituent autant d'avancées majeures par rapport au Traité de Nice.
Nous aurons très certainement l'occasion ce soir d'aborder plus avant cette question essentielle de la réforme des institutions européennes. La Constitution, cependant, n'est pas seulement un texte d'ingénierie institutionnelle. Elle établit avant tout en droit une communauté de valeurs définies dans la Charte des droits fondamentaux qui s'y trouve intégrée, en promouvant les principes de l'État de droit, des valeurs démocratiques et de la diversité culturelle et linguistique comme les bases irrévocables de notre identité commune. Elle s'appuie enfin sur l'idée de citoyenneté européenne qui, si elle existe en droit depuis le Traité de Maastricht, n'a pas encore su véritablement prendre corps. La densité du calendrier européen entre ce mois-ci et le mois prochain nous donne cependant une nouvelle occasion d'approfondir ce sentiment d'appartenance à une communauté de destin. Cette citoyenneté d'un type nouveau, qui permet par exemple aux ressortissants de l'Union de voter et d'être éligibles aux élections municipales et européennes quel que soit leur pays de résidence, vient s'ajouter aux citoyennetés nationales sans bien entendu s'y substituer. Elle doit faire l'objet d'une prise de conscience croissante, tout particulièrement de la part de ceux qu'elle devrait concerner le plus : les jeunes électeurs. Au-delà du vote, il y a l'implication de chacun, une responsabilité citoyenne à assumer. Le relais concret des principes qui ont été établis à la Convention, c'est vous - et je pense que Michel Barnier et le sénateur Haenel, qui furent tous deux membres de la Convention, ne me démentiront pas. Pour l'heure, l'une des premières étapes importantes de l'Europe réunifiée consistera à enrayer la chute des taux de participation aux scrutins européens et susciter une forte mobilisation, sans laquelle la France perdrait en partie son rendez-vous avec le moment historique de l'élargissement ; et le succès de ce rendez-vous européen, j'en fais une question d'engagement personnel. Au moment où le projet d'une Europe politique et non plus seulement d'une Europe des marchés peut à nouveau s'affirmer dans la conscience des citoyens européens, il n'y aurait rien de pire qu'une Europe kidnappée par l'indifférence, pour détourner l'expression célèbre de Milan Kundera.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 1er juin 2004)