Entretien de Mme Claudie Haigneré, ministre déléguée aux affaires européennes, avec France 2 le 22 avril 2004, sur les conséquences de l'élargissement de l'Union européenne, le mode de ratification de la future constitution et la perspective d'une adhésion de la Turquie.

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Média : Emission Les Quatre Vérités - France 2 - Télévision

Texte intégral

Q - Vous êtes donc la nouvelle ministre des Affaires européennes et vous êtes tout de suite dans le feu de l'action, puisque le 1er mai prochain, dix nouveaux pays vont entrer dans l'Union. En France, c'est un élargissement qui inquiète beaucoup de monde. Comment l'expliquez-vous ?
R - C'est effectivement un moment historique. Des élargissements, il y en a plusieurs vagues successives, mais effectivement, cette fois-ci, dix États membres rejoignent l'Union européenne
Q - Ce qui est particulier, c'est qu'il y a beaucoup de pays de l'Est qui rentrent dans l'Union.
R - On peut parler au-delà d'une union, d'une réunion d'États qui faisaient partie de cette Europe effectivement, huit pays venant de cette région, ainsi que Chypre et Malte. Il existe des inquiétudes parce que la construction européenne se fait de façon progressive. Effectivement, on n'en est plus tout à fait à cette Europe des pays fondateurs que chacun a encore un peu à l'esprit. Il faut non seulement élargir, mais aussi approfondir et puis construire une nouvelle Europe. Il faut en parler en terme de bénéfices pour ces États qui nous rejoignent et qui, depuis dix ans, font un effort considérable pour rejoindre l'Union, adhérer à ses valeurs et être au même niveau de croissance et de construction ; sans oublier les bénéfices pour nous tous, Européens, qui vivons un moment historique où l'Europe aura plus de poids, plus de visibilité, mais cela nécessite aussi qu'on s'adapte à cette évolution.
Q - Vous parlez de bénéfices mais il y a quelque chose qui inquiète les Français, c'est la facture, parce que beaucoup de ces pays sont plus pauvres que nous. Il va falloir les aider. Qui va payer ? C'est le contribuable ?
R - J'ai parlé du temps : il y a déjà plus de dix ans que ces pays sont en voie d'adhésion et vont enfin nous rejoindre le 1er mai. Bien évidemment, les Quinze ont aidé à la mise en place de cette adhésion. On a repris les chiffres : entre 2004 et 2006, le coût de l'élargissement va représenter à peu près 20 euros par an et par habitant de ces quinze pays
Q - Les aides versées à ces pays ?
R - Pour leur permettre effectivement de s'approcher des critères économiques nécessaires à une entrée dans une union économique. Mais il y a, bien sûr, toutes les autres valeurs qui ne se mesurent pas en terme de coût, qui sont les éléments de démocratie, de stabilité, de paix, de solidarité, pour lesquels ils ont aussi fait des réformes considérables. Pour un projet d'une telle ambition, on peut dire que c'est un coût réduit.
Q - Alors il y a quand même un souci aussi qui est important, c'est celui des délocalisations. Beaucoup de gens disent qu'avec ces pays dont la main-d'oeuvre est beaucoup moins chère, il y a des usines qui vont partir là-bas.
R - On évoque beaucoup les inquiétudes et les craintes. Je voudrais simplement vous rappeler que le processus de construction de l'Europe s'est fait par étapes et que nous avions déjà ces craintes au moment où l'Espagne, le Portugal et la Grèce nous ont rejoint
Q - On les a eues à chaque fois
R - En effet, ce que je voudrais souligner, c'est qu'à chaque fois, l'Europe a gagné son pari, son défi. Et vous savez que nos entreprises sont déjà très présentes dans ces pays. Il vaut beaucoup mieux organiser cet espace économique avec, justement, des règles communes. Ce que l'on entend dans tous ces États qui vont nous rejoindre, c'est : "nous aimons notre pays. Notre pays a fait des progrès, nous sommes maintenant dans une phase de croissance". Et en effet, ce sont tous des pays qui ont une croissance plus importante que les pays actuels de l'Europe.
Q - Mais quand même, est-ce qu'un chef d'entreprise français ne peut pas se dire : "mon usine, je vais aller la mettre en Slovaquie où la main-d'oeuvre est beaucoup moins chère" ?
R - Il y a déjà beaucoup d'éléments comme cela qui ont été pris en compte ; ce n'est pas un paramètre nouveau. Nous allons, au contraire, vers une régulation et un encadrement. Mais je crois qu'effectivement, dans cette grande Europe, les choses se mettent en place. C'est aussi un investissement important que nos entreprises peuvent faire dans ces pays. Cela ne se traduit pas obligatoirement par une délocalisation, mais on pourra utiliser, justement, les travailleurs de ces pays avec toutes leurs qualités. C'est un fonctionnement dont on a vu qu'il avait enrichi chacun de ceux qui s'y étaient prêtés dans les étapes précédentes.
Q - Pour adhérer, ces pays ont dû s'adapter. Ils ont dû intégrer 80.000 directives européennes qui existaient déjà chez nous, c'est un peu ce qu'on reproche aussi à l'Europe. Est-ce qu'en Europe il n'y a pas trop de directives ? Est-ce qu'elle n'est pas trop tatillonne ? Est-ce qu'elle ne s'occupe pas de trop de choses ?
R - L'Europe s'occupe de certaines choses qui relèvent justement de ses compétences, par rapport à ce qu'on peut faire dans chacun des États.
Q - 80.000 directives, ça paraît énorme !
R - C'est un nombre important effectivement. Mais il faut savoir que construire un espace de sécurité, de justice, de liberté, de protection de l'environnement et de protection de la santé, nécessite un encadrement. Chacun fait ce travail de prise en compte. J'ajoute un élément important : les élections pour le Parlement européen - dont on va parler -, qui sont aussi un moment très fort de cette année 2004, sont justement la possibilité pour chaque citoyen d'avoir une représentation, un parlementaire qui sera impliqué dans ce que l'on appelle la co-décision sur les nouvelles réglementations bientôt mises en place. Le citoyen est parfois un peu inquiet et ne comprend pas toujours. Nous souhaitons donc maintenant rendre cette Europe plus lisible et plus visible.
Q - Voilà. Comment faire pour que les Français n'aient plus cette impression d'une Europe qui s'occupe, surtout, de ce qui ne la regarde pas ?
R - Mais c'est complètement faux de dire qu'elle s'occupe de ce qui ne la regarde pas. Il y a une répartition de compétences
Q - Comment l'expliquer ?
R - Je crois que chaque citoyen de notre pays et des autres pays, s'est rendu compte à quel point l'Union européenne avait apporté des réalisations concrètes : une autoroute transfrontalière, des réseaux de transport, l'unification de la protection de l'environnement, de la protection de la santé, avec des réglementations communes très strictes, au niveau des OGM par exemple. Il n'y a pas de frontières en Europe et cela permet une circulation très libre des biens et des services. Au quotidien, chaque individu se rend compte de ce que lui apporte l'Union dans des domaines comme la sécurité, la protection ou la justice.
Q - Il y a un débat sur la Constitution européenne. Les Anglais auront droit à un référendum pour décider. J. Chirac ne s'est pas encore prononcé. Vous, qu'est-ce qui vous paraît le mieux ? Est-ce qu'il faut un vote des Français sur ce thème ?
R - Pour comprendre cette Europe et participer activement à la construction européenne, il faut qu'effectivement le peuple ou les représentants du peuple s'expriment sur ce qui leur est proposé.
Q - Mais pour vous, c'est le peuple, c'est-à-dire c'est le référendum le mieux ou c'est le Parlement ?
R - Vous savez qu'il y a les deux possibilités : la ratification parlementaire - ce sont les représentants du peuple qui votent -, ou le référendum. Il n'y a pas de loi imposée pour chacun des États
Q - Moi, je vous parlais de votre préférence
R - C'est un débat, un débat ancien et le président de la République réfléchit à la meilleure possibilité en France, puisque chacun a ses institutions et sa façon de poser le problème.
Q - Et vous, vous attendez de savoir ce qu'il va décider pour vous prononcer ?
R - Oui. Tout d'abord, la Constitution n'est pas encore complètement établie. Mettons-la en place, présentons-la, réfléchissons-y et voyons quel est le meilleur moyen, ensuite, de la ratifier. C'est la responsabilité du président de la République que d'en faire le choix.
Q - On parlait d'élargissement tout à l'heure. Il y a un pays qui n'est pas concerné directement par le prochain élargissement, c'est la Turquie, qui est candidate à l'entrée dans l'Union. Il y a un débat là-dessus, vous, vous pensez que la Turquie doit, à terme, entrer dans l'Union européenne ?
R - Je rappellerais que depuis longtemps, depuis 1963, on parle de la vocation européenne de la Turquie. Mais effectivement, nous n'évoquons pas aujourd'hui une entrée de la Turquie comme les autres États membres qui nous rejoignent le 1er mai. Je l'ai dit, il y a des critères très exigeants : sur le plan politique bien sûr avec le respect des Droits de l'Homme, le respect des minorités, la démocratie, les critères économiques et sociaux. Un pays, pour démarrer ces négociations d'adhésion et rejoindre l'Union, doit satisfaire à ces critères
Q - Mais dans l'idée, la Turquie dans l'Union pour vous, c'est une bonne chose ?
R - Je crois que l'Union européenne permet de construire une stabilité avec son environnement et qu'il faut analyser les bénéfices qu'on peut tirer dans cette véritable construction, de ce projet pour l'Europe. Je crois que c'est en ces termes-là que l'on doit réfléchir. L'Europe n'est pas seulement de l'économique ou du juridique. C'est aussi un modèle social, une projection dans l'avenir. Et l'Europe de maintenant aura beaucoup évolué dans dix ans, dans quinze ans, au moment où effectivement se posera la question de l'adhésion de nouveaux pays, lorsqu'on saura si oui ou non ils respectent ces valeurs et ces critères qui sont les nôtres, et qui font tout le socle de cette Europe.
Q - Donc ce n'est pas aujourd'hui qu'on saura ce qu'il en est.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 26 avril 2004)