Interview de Mme Noëlle Lenoir, ministre déléguée aux affaires européennes, à BFM le 6 novembre 2003, sur le processus d'élargissement de l'Union européenne et les contraintes budgétaires françaises et allemandes face au Pacte de stabilité.

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Média : BFM

Texte intégral

Q - L'événement pour vous, mais aussi pour tous les Européens, c'est le prochain élargissement de l'Union qui aura lieu dans moins de six mois maintenant. Beaucoup de gens n'en sont pas bien conscients, mais les autres commencent à s'inquiéter. Est-ce un péril ou une chance pour nous, l'entrée des dix nouveaux membres dans l'Union ?
R - C'est une chance pour nous, puisque nous attendions depuis longtemps cette unification du continent. Nous rejoignent des pays qui avaient été séparés pendant cinquante ans du monde libre, par ce fameux Mur de Berlin dont chacun s'est réjoui de voir la chute. Maintenant, il s'agit de les intégrer. C'est un processus préparé depuis plus de dix ans et qui en plus - vous l'avez relevé vous-même - est très transparent, puisque chaque année, la Commission européenne publie un rapport qui fait le point des progrès réalisés et des difficultés qui subsistent. C'est-à-dire que l'on connaît l'état des lieux dans ces pays au jour le jour.
Q - On va accueillir des gens qui sont bien moins riches et bien moins libres que nous au plan économique. Ce n'est pas la même chose que quand on prenait avec nous les Portugais et les Espagnols qui nous ressemblaient déjà beaucoup plus que les Maltais ou les habitants des pays baltes.
R - Ils ne sont pas si éloignés que cela. Par exemple, le pays où le nombre de portables par rapport au nombre d'habitants est le plus élevé d'Europe est l'Estonie.
Q - Donc ce ne sont pas des sous-développés, il ne faut pas avoir de préjugés dans cette matière ?
R - Pas du tout. Ce sont des pays qui certes, ont un niveau de développement inférieur au nôtre. Mais quand l'Espagne nous a rejoint, son niveau de développement était de 45 % de celui de la moyenne européenne, c'est à peu près le niveau de ces pays. Ils ont, vous l'avez aussi soulevé, des réformes structurelles - bien sûr, beaucoup plus profondes - à opérer puisqu'ils sont passés d'un régime de parti-Etat, collectiviste, autoritaire à une démocratie parlementaire et à une économie de marché intégrée dans l'économie mondiale. C'est ce que l'on suit pas à pas. Si vous y alliez et si vous étiez un des chefs d'entreprise français qui investissent dans ces pays, vous verriez qu'ils sont beaucoup plus au point qu'on ne peut l'imaginer ici.
Q - Vous disiez que la Commission européenne a présenté hier au Parlement ce que l'on appelle les rapports de progrès, des rapports d'étape sur la manière dont ces pays avancent pour nous rejoindre. On voit quand même qu'il reste du chemin à faire : Malte et Chypre ont été épinglés sur la sécurité maritime ; c'est quand même important - on a tous été traumatisés par les naufrages au large de l'Europe. Et puis il y a partout encore des problèmes de sécurité alimentaire. Est-ce tout cela va s'arranger dans les délais ? On est à 6 mois de l'entrée de nouveaux pays membres, ils ne vont pas pouvoir tout régler d'ici là ?
R - Malte et Chypre que j'ai visités - comme les autres pays -, ont parmi les premières flottes commerciales du monde. C'est vrai qu'il y avait beaucoup de pavillons de complaisance ; c'est vrai aussi que ces pays, petit à petit, mettent de côté ces navires qui sont hors norme, comme le reste de l'Europe a dû le faire, avec son plan de suppression des navires à simple coque qui transportent des matières dangereuses, et qui donc, en tant que tels, n'assurent pas toutes les garanties de sécurité. J'ai donc bon espoir que d'ici six mois, ils ne seront peut-être pas à 100 % du respect de leurs obligations mais ils auront fait encore beaucoup de chemin.
Q - Pour la sécurité alimentaire, cela concerne tout le monde, puisque l'on va ouvrir nos frontières aux produits de tous ces nouveaux pays. Dans presque tous les pays nouveaux entrants, on a encore des problèmes de sécurité alimentaire. Cela, il faut vraiment que ce soit réglé avant le 1er mai 2004.
R - C'est le 1er mai pour les dix premiers pays de l'élargissement et 2007 pour la Bulgarie et la Roumanie. Pour la sécurité alimentaire, l'Europe s'est dotée aujourd'hui, après la catastrophe de la vache folle, de règles qui sont parmi les plus strictes du monde. Ces pays n'ont pas encore - par exemple, au niveau de leurs abattoirs - eu le temps de s'adapter totalement à ces normes.
Q - Est-ce que l'on va importer de la viande de chez eux en attendant que ce soit réglé ?
R - Il y a des clauses de sauvegarde. Si ces pays ne sont pas prêts le 1er mai, ils ne pourront pas exporter les produits alimentaires, quels qu'ils soient, la viande ou autres, qui ne sont pas aux normes.
Q - Il y a un point entre beaucoup de pays entrants, c'est que ce sont de petits pays mais il y a une très grosse exception, c'est la Pologne, qui, par ailleurs, est un très grand pays agricole, où l'agriculture pèse encore très lourd. Si j'étais agriculteur français, je m'inquiéterais beaucoup, je me dirais que toutes les subsides de la Politique agricole commune (PAC) vont être détournées par les Polonais.
R - Les Polonais ont un gros problème de gestion des aides agricoles, précisément parce qu'ils ont une agriculture importante mais très archaïque, avec des modes de gestion qui ne sont pas conformes à ceux de l'agriculture du reste de l'Europe. Mais, vous vous souvenez qu'avant l'entrée de l'Espagne, nos agriculteurs avaient très peur. Or, en dehors de certains secteurs, l'entrée de l'Espagne dans l'Europe a été un plus pour notre agriculture, puisque nous exportons en Espagne, nous Français, plus de produits agricoles que nous n'en importons.
Q - Vous pensez que ce sera la même chose avec la Pologne ?
R - Je pense que la Pologne va se moderniser. Nécessairement, l'agriculture y prendra une moindre place, tandis que sa modernisation va pouvoir augmenter encore les performances de l'agriculture européenne.
Q - Encore une question sur les pays nouveaux entrants : ils ont un autre point commun, c'est qu'ils ont un taux de chômage encore plus élevé que le nôtre - j'allais dire "c'est une performance", malheureusement -, 15 % de chômage en moyenne. Est-ce que, là encore, c'est nous qui allons payer pour eux ?
R - Non, parce qu'ils ont mis en place des réformes structurelles qui leur permettent d'assumer leurs obligations et d'ailleurs, le système de protection sociale ne relève pas des compétences de l'Union européenne. En revanche, je suis inquiète pour l'avenir : il faut aider ces pays dans leur rattrapage économique parce qu'ils ne pourront pas tenir avec des taux de chômage aussi importants. Ils auront des problèmes politiques. Ils risquent d'être perturbés s'ils ont à supporter encore de longues années des taux de chômage aussi élevés.
Q - Les aider, cela veut dire leur faire des chèques ?
R - Cela veut dire continuer à investir, cela veut dire continuer à les former, à les aider dans leur adaptation à nos normes de croissance et cela veut dire leur permettre ce rattrapage économique vers lequel ils se dirigent puisque leur taux moyen de croissance sera, en 2003, de 4 %.
Q - L'autre actualité, c'est évidemment les déficits et les procédures engagées contre la France et l'Allemagne, qui sont les deux mauvais élèves de la construction européenne au plan budgétaire - c'est quand même assez paradoxal. La Commission avait l'air très méchante au début et maintenant, elle a l'air très gentille : elle a reporté de trois semaines l'examen. On se dit, finalement, selon que vous êtes puissants ou misérables, vous serez plus ou moins bien traités par la Commission. La Commission a eu peur de la France et de l'Allemagne ? Elle ne les a pas punies comme elle aurait pu ou dû ? Comment expliquez-vous cela ?
R - C'est une très bonne leçon de pédagogie ce qui est train de se passer sur le Pacte de stabilité. D'abord, ni l'Allemagne ni la France ne remettent en cause ni le Pacte - 3 % de déficit maximum - ni ses finalités. Il est important en effet, d'éviter que les Etats ne s'endettent excessivement et pèsent ainsi sur les taux d'intérêt, ce qui surenchérirait le coût des investissements des entreprises.
Q - Mais si on ne punit pas ceux qui dérogent à la règle, on tue la règle !
R - Ce Pacte est efficace, puisqu'il nous a amené à présenter un plan de réformes ambitieux, de même que l'Allemagne l'a fait. Mais il est aussi flexible. L'Europe n'est pas un gendarme, ce n'est pas un père Fouettard. L'Europe, que nous avons nous-mêmes constituée, est un ensemble d'Etats, qui s'assignent des règles communes. Il y a toujours des négociations entre ces Etats et la Commission. Et l'ouverture d'esprit de la Commission vis-à-vis de la France et de l'Allemagne et vis-à-vis d'autres pays, montre bien que nous ne sommes pas dans une logique de punition mais de compréhension.
Q - C'est vrai que vous ne pouvez pas vous exprimer sur la CIG, et que Dominique de Villepin s'en est arrogé le monopole ? Votre collègue Muselier disait une fois "Dominique de Villepin fait tout et moi, je fais le reste", ce qui lui a permis d'avoir le prix de l'humour politique. Vous ne diriez pas la même chose, quand même ?
R - Je ne suis pas ici pour ouvrir des polémiques. Il est évident que l'Europe n'est nullement interdite d'antenne. Jamais nous n'avons eu autant qu'aujourd'hui la nécessité, et même l'ardente obligation, de parler de l'Europe. Mais il ne faut pas qu'il y ait une cacophonie gouvernementale qui interfère avec des négociations que nous souhaitons voir aboutir à la fin de l'année.
Q - Question expresse pour finir : que faites-vous en quittant le studio de BFM ?
R - Je vais au Sommet franco-espagnol qui se tient entre le président de la République française et le président du gouvernement espagnol, M. Aznar, à Carcassonne, avec un certain nombre de mes collègues, dont le ministre des Affaires étrangères, le ministre de l'Intérieur et le ministre de la Justice. Je suis ravie de descendre dans cette belle ville de France.
(...)
Q - Votre pronostic pour la croissance en France en 2004 ? Un chiffre.
R - En 2004, je pense que ce sera 1,5 %./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 12 novembre 2003)