Interview de M. Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre, à La Chaîne info le 9 mai 2004, sur le mode de ratification de la constitution européenne, en France, en Grande-Bretagne et en Allemagne et sur le problème de l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne.

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Circonstance : Journée de l'Europe le 9 mai 2004

Média : La Chaîne Info - Télévision

Texte intégral

VINCENT HERVOUET
Bonjour à tous. C'est la Journée de l'Europe donc et pour la fêter, des centaines de jeunes ont passé la matinée à l'Elysée, et puis cet après-midi ici à Matignon, ils ont pu rencontrer le chef de l'Etat, ils ont fabriqué une fresque représentant l'Europe élargie, l'Europe à 25, l'Europe réconciliée. Et puis, ils ont surtout l'occasion de dialoguer avec vous, Monsieur le Premier ministre et aussi avec vous, Monsieur Tony BLAIR puisque c'est l'entente cordiale. Et ces jeunes Britanniques, ces jeunes Français ont donc pu discuter avec leurs deux Premiers ministres. Alors qu'est-ce qu'ils vous ont dit ? Il ne faut pas gâcher cette fête. Il ne faut pas doucher leur enthousiasme. Et le ciel est menaçant à Paris. Et c'est vrai que l'heure de vérité approche pour l'Europe. Est-ce qu'ils ont conscience que la Constitution qui va leur être proposée, si elle n'est pas adoptée ou si elle n'est pas ratifiée, eh bien c'est l'Europe qui risque de se retrouver en panne ?
JEAN-PIERRE RAFFARIN
Les jeunes ont conscience de vivre une Europe heureuse. Ils ont conscience que les générations qui les ont précédés ont connu souvent une Europe tragique. L'Europe avec l'élargissement sort de la tragédie. Il n'y a plus aujourd'hui d'Europe de l'Est. Et donc, les jeunes sentent qu'ils vivent un moment historique, l'élargissement, une Europe à 25 et puis aussi une réflexion sur de nouvelles institutions et peut-être des décisions à la fin de ce semestre au mois de juin. Donc ils ont conscience de l'histoire et ils veulent une Europe d'émotion, ils veulent une Europe heureuse. Et ils nous disent : ne nous laissez pas enfermés dans des procédures, dans des directives mais parlez au cur des peuples. L'Europe, c'est celle des peuples, celle des Etats, celle des peuples. C'est pour ça que nous voulons ce que nous appelons une double majorité, la majorité des Etats, la majorité des peuples. C'est cette nouvelle Europe que nous voulons dessiner.
VINCENT HERVOUET
Et ils ne s'inquiètent pas de la paralysie qui menace si jamais ce calendrier ne peut pas être respecté, si la ratification n'a pas lieu ?
JEAN-PIERRE RAFFARIN
La caractéristique de la jeunesse en général, c'est qu'elle n'a pas peur. Et ce qui est très important aujourd'hui, c'est de ne pas avoir peur de l'Europe. Le monde a besoin de l'Europe pour équilibrer les forces. Le monde a besoin de cette Europe de la diversité. La France a besoin d'une Europe qui lui donne plus d'influence dans le monde. Donc c'est un destin qu'il nous faut assumer avec motivation et détermination.
VINCENT HERVOUET
La caractéristique des jeunes aussi, c'est d'être exigeants. Est-ce qu'ils vous ont dit que la France était le mauvais élève de l'Europe ? Et il n'y a pas seulement le déficit, il y a aussi le problème des aides d'Etat à ALSTOM, à BULL, à EDF. Il y a aussi la ratification, l'application des directives européennes dans le droit français. Pourquoi est-ce qu'on n'y arrive pas ? Pourquoi est-ce que la France a tant de problèmes ?
JEAN-PIERRE RAFFARIN
Parce que nous avons connu une rupture de croissance depuis l'an 2000 et que nous sommes repartis en 2003 en termes de croissance et qu'aujourd'hui en termes de croissance, nous sommes dans un bon classement au niveau de la zone euro. Nous sortons de la zone difficile. Alors nous avons naturellement un certain nombre de problèmes à affronter mais nous sommes redevenus un pays en croissance. Comme nous maîtrisons d'un côté nos dépenses et que de l'autre, nous stimulons la croissance, nous viendrons à bout de nos déficits comme nous nous y sommes engagés.
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VINCENT HERVOUET
Monsieur le Premier ministre, si les Britanniques disent non, qu'est-ce qu'il faut faire ? Est-ce qu'il faut renoncer à la Constitution qu'auront adoptée d'autres pays, la majorité ou est-ce qu'il faut renoncer à la Grande-Bretagne et essayer d'aller plus loin dans l'intégration avec l'Allemagne par exemple ?
JEAN-PIERRE RAFFARIN
On ne peut pas envisager la sortie du Royaume-Uni de l'Europe. Donc, il y a cette hypothèse que vous soulevez, mais je ne veux pas la retenir aujourd'hui. Nous sommes en train de construire une Europe nouvelle avec une nouvelle géographie, avec une nouvelle donnée institutionnelle. Donc, nous voulons réussir. Donc, nous devons surmonter les échecs. Et donc, s'il y a des référendums, il faudra les gagner.
VINCENT HERVOUET
Et si on les perd, il faudra faire revoter ?
JEAN-PIERRE RAFFARIN
Il est clair que ç'a déjà été dans le passé pour un certain nombre de pays et l'Europe a trouvé des solutions. Donc, ça ne peut pas être la vie ou la mort à chaque fois. Il faut bâtir l'Europe dans l'intérêt aujourd'hui des Européens mais aussi du monde. Donc, nous n'envisageons pas une Europe aujourd'hui qui puisse se passer de l'Angleterre. Nous n'envisageons pas une Europe de la Défense sans le Royaume-Uni. Nous n'envisageons pas des actions plus intégrées de politique étrangère sans le Royaume-Uni. Donc, il faut une entente avec l'Allemagne. Nous avons une très forte entente avec l'Allemagne.
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VINCENT HERVOUET
Cet après-midi même, Nicolas SARKOZY et Alain JUPPE ont appelé à un référendum pour ratifier la Constitution qui sera donc normalement adoptée le 18 juin. Vous avez vous-même il y a six mois à titre personnel expliqué que vous étiez partisan d'un référendum. Alors est-ce que c'est toujours votre opinion ou est-ce que le résultat des dernières élections vous a fait changer d'avis ?
JEAN-PIERRE RAFFARIN
Ce n'est pas le résultat électoral qui peut faire changer d'avis.
VINCENT HERVOUET
Le risque, le coup de poker.
JEAN-PIERRE RAFFARIN
Non, non. Il faut qu'il y ait un grand débat sur le projet constitutionnel. D'abord, il faut obtenir le projet constitutionnel ce qui n'est pas encore fait. Nous parlons d'une ratification d'un traité qui n'est pas encore signé et il y a encore des difficultés à surmonter.
VINCENT HERVOUET
C'est en bonne voie.
JEAN-PIERRE RAFFARIN
Supposons ces difficultés surmontées, à ce moment-là, il faut qu'il y ait un débat public de ratification, soit le peuple directement par référendum, soit le peuple indirectement par le Parlement. Je souhaite que le débat soit ouvert dans notre pays. Le président de la République, quand le moment sera venu, tranchera. C'est lui qui a le pouvoir constitutionnel. Chacun aujourd'hui fait sa proposition.
VINCENT HERVOUET
Qu'est-ce que vous lui conseillez ?
JEAN-PIERRE RAFFARIN
Que le débat ait lieu, que le débat s'ouvre. Ce n'est pas au Premier ministre de fermer le débat. Que le débat se déroule. Le moment venu, le président de la République tranchera. Et je crois qu'il est bon pour tout le monde de savoir rester à sa place. C'est au président de la République de prendre la décision. Que chacun s'exprime. Nous sommes tous des citoyens. Les citoyens font connaître leurs débats. Mais le jour où le traité sera signé, le débat aura lieu en France, chacun s'exprimera et le président de la République arbitrera, c'est sa fonction.
VINCENT HERVOUET
D'un mot quand même, vous avez évoqué l'idée que le Parlement français puisse adopter, ratifier cette Constitution avec en même temps le Parlement allemand par exemple. Est-ce que vous pensez que c'est cela qui va réconcilier la France d'en bas avec l'Europe ? Est-ce que c'est ça qui peut donner cet élan populaire dont les institutions européennes, le projet européen a besoin ?
JEAN-PIERRE RAFFARIN
Il y a une idée à laquelle nous sommes intéressés, c'est que la même semaine, partout en Europe, on organise le processus de ratification. Et donc, le plus possible, les pays essaient de concentrer les débats nationaux sur une échéance européenne de manière à ce que l'on parle de l'Europe dans tous les pays en même temps. La difficulté, c'est que les Allemands par exemple dans leur Constitution n'ont pas le processus référendaire. Donc, eux vont de toute façon ratifier avec le Parlement. Alors nous aurons des amis allemands qui choisiront la voie parlementaire et des amis britanniques qui choisiront la voie référendaire. Eh bien, nous choisirons le moment venu. Mais tout ceci, vous savez, c'est pour probablement l'année 2005 dans le meilleur des cas. Je vous indique quand même que nous aurons à faire une réforme constitutionnelle en préalable. Donc, tout cela est dans un certain temps. Donc, je souhaite que le débat soit ouvert. Nous avons des institutions très claires. Le référendum fait partie de la Constitution. C'est une pratique politique de la Vème République importante. Donc, c'est une opportunité qui reste évidemment ouverte mais le débat sera clos quand le président de la République décidera.
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VINCENT HERVOUET
Monsieur RAFFARIN, les Français sont plutôt pour le référendum. On leur dit qu'on verra plus tard. Ils sont plutôt contre l'entrée de la Turquie. On leur dit qu'il est presque trop tard pour décider. Il y a une sorte de fatalisme, de fatalité européenne. Vous ne pensez pas que ça va éloigner ça encore les Français de l'Europe ?
JEAN-PIERRE RAFFARIN
Pas du tout, les choses sont très claires. L'entrée de la Turquie à court terme n'est pas souhaitable. Mais on ne va pas fermer éternellement les portes de l'Europe à un pays qui veut évoluer vers les valeurs de l'Europe. Donc, ayons la science du temps, la conscience du temps, ce qui se décide aujourd'hui et ce qui se décide dans dix ans. Nous avons besoin de voir comment évoluent les pays. Il y a des critères, ils s'appellent les critères de Copenhague. La Turquie n'y répond pas. Elle ne peut donc pas entrer à court terme dans l'Union européenne. Elle veut y répondre. Si elle réussit sa transformation, ce n'est pas à nous de fermer éternellement la porte. C'est un sujet clair. On ne peut pas considérer que l'Union européenne est quelque chose de figé. Ce sont des peuples qui vivent et qui ont vocation ensemble à progresser vers un même destin. Ceux qui veulent se rapprocher de nos valeurs peuvent trouver une place dans ce qui est la vocation européenne. De ce point de vue-là, le chef de l'Etat a été particulièrement clair dans sa dernière conférence de presse.
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VINCENT HERVOUET
Je ne sais pas si c'est une querelle sémantique, la question du monde multipolaire et puis de l'alliance avec
JEAN-PIERRE RAFFARIN
Moi, je suis d'accord, pas rival, pas domestique. Je crois que c'était une ligne très, très forte. Je voudrais dire qu'on a quand même beaucoup d'intérêt à travailler ensemble. On propose par de multiples séminaires gouvernementaux des solutions communes à l'Europe aujourd'hui. Et je trouve que le dernier séminaire que nous avons tenu à Berlin avec Gerhard SCHRÖDER montre que l'Allemagne, la Grande-Bretagne et la France évoluent sur un certain nombre de sujets, par exemple sur le rôle de l'Etat en Europe. Nous avons tous eu un Etat Providence qui doit être transformé. Nous avons là des visions qui sont de plus en plus communes sur la nécessité de protéger le citoyen de ce qui ne dépend pas de lui, par exemple de lutter ensemble contre le terrorisme, de responsabiliser le citoyen sur ce qui dépend de lui. Oui, il a le droit à des aides mais il a des droits, il doit aussi avoir des devoirs. Et puis aussi investissons dans l'avenir. Faisons la réforme des retraites, la réforme de la santé. Nous avons les mêmes problèmes de société.
VINCENT HERVOUET
Quand vous critiquez Bruxelles, Monsieur le Premier ministre, vous qui voulez réformer la France, vous n'avez pas l'impression de vous tirer une balle dans le pied ?
JEAN-PIERRE RAFFARIN
Non. Il est clair que quand je défends des emplois, je n'ai pas le sentiment de me tirer une balle dans le pied. Quand je dis qu'il faut des grands projets industriels, c'est pour ça que sur le dossier santé récemment, je me suis engagé pour SANOFI-AVENTIS, pour un projet qui est un projet stratégique pour l'emploi. Pourquoi ? Nous avons les mêmes problèmes de délocalisation industrielle. Nous devons lutter contre cette délocalisation des emplois d'abord par une relocalisation de nos emplois, une relocalisation de nos capitaux, et de faire en sorte que des grands champions européens s'affirment, des champions anglais, allemands, français mais aussi d'autres nationalités qui fixent l'emploi industriel, qui fixent la recherche, qui fixent le développement de notre économie sur le territoire européen.
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VINCENT HERVOUET
Monsieur le Premier ministre, sur cette question des sévices aux prisonniers irakiens, est-ce que vous pensez qu'il faudrait juger les coupables et qu'il faudrait que des sanctions politiquesaussi ?
JEAN-PIERRE RAFFARIN
Nous nous sommes exprimés à plusieurs reprises sur ce sujet, sur le respect de la convention de Genève, sur les respects des droits évidemment qu'ont droit toutes les victimes y compris en période de guerre. Donc, sur ce sujet, je crois que la position de la France est d'une grande clarté.
VINCENT HERVOUET
Merci, Monsieur le Premier ministre. Merci, Monsieur le Premier ministre.
(Source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 17mai 2004)