Interview de M. François Bayrou, président de l'UDF, à Europe 1 le 30 avril 2004, sur l'élargissement de l'Europe à dix nouveaux pays, son refus de voir la Turquie rejoindre l'Union européenne, la nécessité de réduire le déficit de la France et sur l'action de Jean-Pierre Raffarin.

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Média : Europe 1

Texte intégral

Jean-Pierre Elkabbach - Allez François Bayrou, on sourit ce matin ?
François Bayrou - Oui parce que l'élargissement de l'Europe est un événement que beaucoup de Français, j'en suis sûr, considèrent comme, au fond, un événement très heureux et porteur
Jean-Pierre Elkabbach - On peut ne pas bouder notre plaisir ?
François Bayrou - Si vous regardez le monde comme il en train de se construire : vous avez l'empire américain, vous avez l'empire chinois en train de s'avancer sur la scène du monde, vous avez l'Inde avec son milliard d'habitants et en face de cela il n'y a qu'une seule question : est-ce que nous sommes impuissants ou est-ce qu'au contraire nous aussi, nous allons bâtir une puissance ? Le fait que l'Europe se réunifie, que ceux qui avaient été victimes du communisme se retrouvent aujourd'hui dans la maison que nous construisons ensemble. C'est une bonne nouvelle, c'est une bonne nouvelle pour notre économie, bien sûr.
Jean-Pierre Elkabbach - Donc on peut éviter ce matin de faire la gueule ?
François Bayrou - Non seulement on peut éviter de faire la gueule, mais ce qui est extraordinaire c'est que tout le monde disait que les Français sont eurosceptiques, tout le monde disaient qu'ils ne veulent pas de l'élargissement et vous avez vu, à la grande surprise des observateurs, les sondages, les enquêtes d'opinion dirent que les Français trouvent que c'est une bonne nouvelle. Donc être heureux de ce qui se passe c'est à mon avis être réaliste.
Jean-Pierre Elkabbach - Mais à l'heure de la mondialisation, des délocalisations, de l'industrialisation en Europe et cetera, est-ce que cela n'est pas difficile de dire aux Français, c'est quand même, l'Europe à 25, une chance ?
François Bayrou - C'est une chance et on l'a vu parce que, si vous vous en souvenez bien, il y a quelques années, il y a eu l'élargissement à l'Espagne et au Portugal. Pour moi qui suis un frontalier de l'Espagne, je me souviens bien des débats de cette époque. On disait que tous les emplois allaient partir, que nos entreprises allaient être ruinées et il y avait toute une campagne menée sur ce sujet. Or cela a été une chance pour nous Français une chance extraordinaire et pour les Espagnols et les Portugais aussi. Donc, chaque fois qu'on amène des pays nouveaux - ici c'est 75 millions de personnes - on amène aussi des marchés nouveaux et une possibilité de croissance et de développement.
Jean-Pierre Elkabbach - Chaque élargissement a rendu l'Europe plus forte. Maintenant il vous appartient à vous, les politiques, d'inventer l'architecture et la vie d'un continent à 25. Et cela, est-ce impossible ?
François Bayrou - Ce n'est pas impossible. C'est nécessaire et pour cela il faut que l'Europe soit - je prononce le mot - une démocratie - c'est-à-dire que le citoyen, vous et moi et nos enfants, nous ayons notre mot à dire dans les décisions qui sont prises
Jean-Pierre Elkabbach - Ah ! Je vous vois venir !
François Bayrou - Ce que je n'aime pas, c'est l'Europe en catimini, qui se fait sans qu'on en parle. Les décisions qui sont prises sans que nul n'y soit associé. Car si c'est cette Europe-là qui triomphe, alors les citoyens ne l'aimeront pas.
Jean-Pierre Elkabbach - Alors vous ne pouvez qu'applaudir le Président de la République qui a décidé de faire une conférence de presse, alors qu'il en fait rarement, et qui cette fois parle de l'Europe, même si ce n'est pas assez bien vu. A la mi-juin, les 17 et 18, les 25 vont se mettre d'accord sur la Constitution européenne qui suivra plusieurs étapes avant d'être ratifiée. D'ailleurs pourquoi souriez-vous quand j'ai parlé de la conférence de presse ?
François Bayrou - Parce que j'ai vu votre ironie. Je sais très bien ce que vous aviez à l'esprit. Le Président de la République n'a pas répondu aux questions qui se posaient. Il y en avait deux principales : la principale est de quelle manière les Français vont-ils être associés à la construction de l'Europe ? Il va y avoir une Constitution. Entre parenthèses, à mes yeux, moi qui veut une Europe transparente, il est inouï de penser qu'on va voter pour les élections européennes le 13 juin et qu'on va adopter le texte de la Constitution le 17 et 18. 4 jours après la consultation. Est-ce qu'on n'aurait pas pu le faire avant ? Dans l'Europe que je veux, on aurait adopté la Constitution avant et les citoyens auraient voté en connaissance de cause. Comment on adoptera la Constitution ? On verra. Alors que pour moi, le fait que les citoyens soient consultés quand on donne une Constitution à l'Europe qu'ils forment, c'est un principe, c'est un droit.
Jean-Pierre Elkabbach - François Bayrou regardez-moi. J'ai de l'ironie quand je vais vous rappeler que l'homme que vous admirez, Jacques Delors, lui estime qu'en démocratie, ratifier par le Parlement a autant de valeur qu'un referendum. Pourquoi vous focaliser sur le referendum ?
François Bayrou - Peut-être y a-t-il une différence de sensibilité. Sur ce sujet, je ne suis pas d'accord avec Jacques Delors. Je pense que l'Europe a toujours souffert de ce que les citoyens n'aient pas leur mot à dire et je pense au contraire que quand François Mitterrand a pris la responsabilité de faire le referendum de Maastricht, il a rendu service à l'Europe parce qu'à partir de là, plus jamais il n'y a eu de discussion sur le choix que les Français avaient fait.
Jean-Pierre Elkabbach - Oui, mais qu'est-ce que les Européens ont eu peur parce que les opinions ont été contre l'Europe ?
François Bayrou - Il est légitime que les dirigeants se rendent compte des sentiments réels qui sont ceux des citoyens et il est de leur responsabilité de les faire changer.
Jean-Pierre Elkabbach - Est-ce que vous demandez aussi, François Bayrou, un referendum sur la Turquie ?
François Bayrou - Non. J'aurais voulu que nous ayons sur la Turquie une analyse juste et claire. La Turquie n'est pas un pays européen. Si on veut faire l'Europe avec des pays qui ne sont pas Européens on n'aura pas une Europe unie et donc pas une Europe dont la voix sera entendue sur la scène du monde.
Jean-Pierre Elkabbach - Donc pour vous c'est " messieurs les Turcs, dehors " et dehors définitivement ?
François Bayrou - Non. Je ne parle pas comme cela. Je pense que la Turquie est un grand pays aux frontières de l'Europe, qu'il faut avoir avec elle des liens et un partenariat, mais si on veut que l'Europe avance unie, il faut qu'elle soit homogène. Plus on la rendra hétérogène, différente, éclatée et plus elle sera faible.
Jean-Pierre Elkabbach - Jacques Chirac. Certains disent le retour, même s'il n'était pas parti, il paraît revenir. Vous disiez vous-même, comme Alain Juppé d'ailleurs, que dans un quinquennat le Président doit être en première ligne. Voilà, c'est fait.
François Bayrou - Je pense que le Président doit être en première ligne et qu'il doit donner une vision claire de l'avenir du pays. Il a fait une conférence de presse mais je n'ai pas aperçu, je dois le dire, la vision qui se dégage pour l'avenir de la France. Peut-être cela viendra-t-il dans les mois qui viennent.
Jean-Pierre Elkabbach - Est-ce que l'on peut dire, désormais, que l'Europe c'est aussi la politique intérieure, l'Europe c'est notre pain quotidien ?
François Bayrou - L'Europe c'est la politique intérieure des Français.
Jean-Pierre Elkabbach - Etes-vous d'accord pour que désormais la baisse des impôts ne soit plus une priorité politique comme on a l'air de le comprendre, qu'elle soit conditionnée par la maîtrise des dépenses publiques et le retour de la croissance ?
François Bayrou - J'en suis profondément d'accord puisque vous savez que je le demande depuis le premier jour de la nouvelle législature. Je pense que notre devoir, le devoir de notre génération, c'est de chasser les déficits et la dette qui sont une honte, que nous laissons à la charge des enfants ou des jeunes Français qui viennent et donc bien entendu, je pense que là aussi, si nous avions entendu peut-être plus tôt ce message, peut-être aurait-on eu des résultats différents.
Jean-Pierre Elkabbach - Nicolas Sarkozy est depuis un mois à Bercy. Le trouvez-vous bon ?
François Bayrou - Je pense qu'il a de l'énergie, il le montre. Ensuite, nous analyserons les décisions politiques qui seront prises. Je trouve que dans un certain nombre de secteurs, il manifeste une énergie de bon aloi. Mais naturellement, les responsabilités qui sont les siennes sont difficiles et lourdes.
François Bayrou - Jean-Pierre Elkabbach - Ses propos récents sur la faiblesse du gouvernement Jospin face à la lutte contre l'anti-sémitisme, cela vous a paru normal ou exagéré ?
François Bayrou - Je ne les ai pas approuvés parce que je ne crois pas que l'on gouverne bien le pays si l'on entagonise la moitié de la France contre l'autre. Je n'aime pas l'Assemblée nationale quand le gouvernement caricature en disant " avant nous c'était affreux et maintenant c'est très bien " et, entre nous, il va être temps de cesser de parler de l'héritage parce que deux années où on a été au gouvernement cela veut dire désormais que ce sont les résultats de l'action du gouvernement et de la majorité qu'il faut juger.
Jean-Pierre Elkabbach - Vous vous préparez à y entrer un jour ?
François Bayrou - Pour l'instant ce n'est pas dans les hypothèses.
Jean-Pierre Elkabbach - Dans quelques jours Jean-Pierre Raffarin sera depuis deux ans à Matignon. Au milieu d'absence de croissance, de toute sorte d'épreuves et de quolibets il a réformé un peu l'Etat centralisé, les retraites, bientôt l'assurance maladie, la modernisation sociale et il a adapté la laïcité. Quel est votre jugement sur ces deux ans ?
François Bayrou - D'abord, je trouve que Jean-Pierre Raffarin est un homme de bonne foi mais qu'il est prisonnier de contraintes qu'il ne fixe pas lui-même et qui empêchent l'action d'être à la hauteur de ce qu'il faudrait. Les deux ans : on est passé à côté de très grandes chances. On avait eu une élection du Président de la République à plus de 80% des Français. C'était l'occasion de réunir - je rêvais d'union nationale - les sensibilités politiques différentes pour faire ensemble les réformes nécessaires pour l'avenir du pays.
Jean-Pierre Elkabbach - Socialistes, UDF, UMP
François Bayrou - En tout cas un gouvernement qui aurait rassemblé des sensibilités politiques différentes pour représenter les attentes diverses du pays. Je ne crois pas, je vous le répète, qu'en coupant le pays en deux et en faisant le choc d'une moitié contre l'autre, on ait la moindre chance de réussir les réformes en profondeur dont nous avons besoin.
Jean-Pierre Elkabbach - Demain la France devient un vingt-cinquième de toute l'Europe. Pensez-vous que la France existe encore ? Et demain, quel est l'acte que vous allez faire ?
François Bayrou - Demain je vais à Varsovie. Je vais passer la journée avec Gemerek et Majowiecki qui ont joué le rôle que vous savez pour Solidarnosc. C'est avec eux que je vais fêter l'élargissement de l'Europe. Est-ce que la France existe ? Elle est un phare. La France a dans l'Europe une voix, une influence qui devrait faire d'elle un des pays leaders de l'Union que nous sommes en train de construire. Est-ce tout à fait le cas ? Je voudrais que cela soit mieux.
Jean-Pierre Elkabbach - Sans ironie, Jacques Chirac est aujourd'hui un gardien de phare ? Ou c'est l'homme du phare ?
François Bayrou - C'est le Président de la République française dont les positions et les propos sont observés et scrutés et qui devrait être le leader de l'Europe. Cela nécessite une vision et pour le moment cette vision n'est pas encore établie
(source http://www.udf.org, le 3 mai 2004)