Interview de M. Alain Juppé, président de l'UMP, dans "Les Echos" du 12 novembre 2003, sur les thèmes défendus par le mouvement altermondialiste.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Deuxième forum social européen à Paris, Saint-Denis, Bobigny et Ivry-sur-Seine du 12 au 15 novembre 2003

Média : Energies News - Les Echos - Les Echos

Texte intégral

QUESTION.- "Devenir altermondialiste , pourquoi pas ? " C'est ce que vous avez déclaré la semaine dernière. Pourquoi le président de l'UMP éprouve- t- il le besoin de courir, comme la gauche, après ce mouvement ?
A. JUPPE.- Il ne s'agit pas pour moi de courir après Attac ou après José Bové, même si je ne me désintéresse pas de ce qu'ils disent. Ne croyez pas que les hommes politiques réagissent simplement en fonction de leurs intérêts électoraux .Ce qui m'intéresse aujourd'hui, c'est de savoir quel jugement porter sur la mondialisation. Pour moi, c'est d'abord un fait et je me suis, à cet égard, toujours amusé de voir les anti mondialisations tenir des sommets mondiaux pour dénoncer la mondialisation. C'est aussi un phénomène heureux :la France a bénéficié à plein de la libération des échanges, aujourd'hui un français sur quatre travaille pour l'exportation, nous avons tout intérêt à la libération des services puisque nous sommes le troisième exportateur mondial. J'ajoute que si le monde connaît des problèmes, c'est souvent non pas à cause d'un excès de mondialisation mais d'une insuffisance. A Cancun, les pays pauvres nous demandaient tous d'ouvrir nos marchés agricoles. Je ne suis donc pas dans une course poursuite avec les altermondialistes. Je combats au contraire fermement tous ceux qui prônent le repli sur soi, la frilosité, le refus même du progrès scientifique. J'ai beaucoup de mal à me faire une idée sur les OGM mais quand je vois qu'on détruit des cultures expérimentales qui peuvent servir à lutter contre la mucoviscidose , je dis attention, on tombe dans l'obscurantisme total.
QUESTION.- Alors pourquoi vous proclamez- vous alter mondialiste ?
A. JUPPE.- Parce que je constate en même temps que le monde ne va pas bien . Il fonctionne même cul par dessus tête Les injustices, la misère sont le terreau du terrorisme et de la guerre. Et puis il y a le gâchis des ressources naturelles , les inégalités des hommes et des femmes face aux grands pandémies : le coût d'une tri thérapie à Bamako représente trois ou quatre fois le salaire mensuel d'un malien .C'est inacceptable . C'est dans ce cadre là que je dis qu'il changer la mondialisation. Le mot altermondialiste ne me fait pas peur.
QUESTION.- Est- ce que pour changer la mondialisation, il faut s'appuyer sur le mouvement altermondialiste ?
A. JUPPE.- Ce mouvement, je le connais assez mal mais il me paraît très hétérogène. Il a une première composante politique, anti capitaliste, d'inspiration souvent trotskiste, à vision totalitaire. Celle là, je la rejette évidemment complètement. Il a une seconde composante que j'appellerai écologique et pour laquelle j'ai en revanche beaucoup de sympathie. La question de savoir quelle Terre nous laisserons à nos enfants et à nos petits enfants concerne tout le monde. Elle n'est pas réservée à Madame Voynet ou à Monsieur Mamère. Il faut que la droite soit sans complexe sur ce sujet. Il y a enfin une troisième composante que j'appellerais " agro- pastorale " et qui se méfie de la science, de la recherche génétique. Là , j'ai un jugement plus nuancé. Je pense qu'il faut réhabiliter la science, en redonner le goût aux Français qui sont en train de le perdre de façon inquiétante mais il faut en même temps l'encadrer. Après les grands drames que nous avons vécus au XX ème siècle, le positivisme hyper optimiste du XIXème siècle n'est plus de mise. Il faut des règles, des limites, une éthique mais sans tomber dans une espèce de phobie ou de retour en arrière.
QUESTION.- Ce tableau dressé, faut- il que les partis politiques coopèrent avec le mouvement ?
A. JUPPE.- Dans une certaine limite oui. Car il est évident qu'on ne gouverne plus aujourd'hui comme on le faisait hier. Cela vaut à tous les niveaux, local et supranational : les électeurs n'acceptent plus d'être placés devant le fait accompli, même par les représentants qu'ils se sont choisis. Ils ne veulent plus de décisions sans concertation préalable. C'est cette exigence que portent les Organisations non gouvernementales sur la scène mondiale Le phénomène est positif mais il comporte en même temps deux inconvénients : la palabre, si on ne la maîtrise pas, peut aboutir à retarder le processus de décision . En outre la représentativité de ceux qui sont conviés aux discussions laisse parfois à désirer. On tombe alors sur une question essentielle : qu' est ce que l'intérêt général. Est ce l'addition des intérêts particuliers ? Ne faut il pas qu'à un certain moment, le pouvoir de décision tranche ? Or en démocratie, ce pouvoir de décision appartient aux personnes qui ont été élues.
QUESTION.- Si l'on reprend les grandes revendications des altermondialistes, lesquelles vous semblent crédibles, lesquelles vous paraissent au contraire contestables ?
A. JUPPE.- Le combat des altermondialistes contre l'Organisation Mondiale du Commerce me paraît incompréhensible : quand , au sein de l'OMC, un organe de règlement des conflits est capable de dire aux gouvernants des Etats Unis d'Amérique : on vous inflige une sanction si vous ne respectez pas la règle, on est bien dans la mise en place d'une gouvernance mondiale . Sur l'annulation de la dette des pays pauvres, la France n'a pas attendu les revendications du mouvement pour agir. Sur la création d'une taxe sur les mouvements de capitaux, je reconnais que j'ai évolué. J'ai été longtemps très sceptique car je ne voyais pas très bien comment une initiative de ce type pourrait aboutir. Mais l'idée selon laquelle il faut dégager une ressource supplémentaire sur la richesse mondiale pour lutter les inégalités progresse. Quant à savoir si le prélèvement doit toucher les mouvements de capitaux, le commerce des armes ou certains biens sensibles, la discussion reste ouverte.
QUESTION.- Partagez- vous l'idée qu'il faut tenir en dehors de la libération des marchés certains biens comme la santé, l'éducation, la culture.
A. JUPPE.- S'agissant de la santé, la possibilité d'accès au traitement thérapeutique doit évidemment échapper aux règles du marché. Sur la culture, le principe de l'exception culturelle est essentiel pour lutter contre l'uniformité. Sur l'éducation je suis plus nuancé : même si la définition des programmes doit évidemment relever de la seule décision politique, il y a bel et bien un marché mondial de l'éducation supérieur sur lequel la France devrait être plus présente. Les universités françaises ont un problème de taille, d'enseignement des langues, d'ouverture à l'internationale.
QUESTION.- Quels leviers un parti comme le vôtre peut- il actionner pour promettre une mondialisation plus heureuse, alors que les électeurs ont l'impression que l'échelon national n'a plus de prise sur les évènements ?
A. JUPPE.- On peut s'appuyer sur l'attente, forte, de l'opinion publique et sur une prise de conscience qui est en train de se faire : l'Europe sera de plus en plus le cadre pertinent d'intervention pour maîtriser la mondialisation. On dit les Français sceptiques et critiques sur la construction européenne. C'est plus compliqué que cela : ils râlent sur son aspect bureaucratique mais ils veulent en même temps plus d'Europe, notamment pour maîtriser les mouvements migratoires, lutter contre la pollution, lutter contre le terrorisme. Il y a au cours des dix prochaines années, deux grands combats qui valent la peine d'être menés si l'on aime la politique : le premier c'est la constitution d'une Europe puissance capable, dans un monde multipolaire, de faire contrepoids à la puissance américaine et à la puissance chinoise. Le second combat c'est la lutte contre les extrémismes et les poujadismes de tous bords. Nous sommes actuellement le seul grand pays d'Europe où près du quart du corps électoral boude les grands partis de gouvernement pour se tourner vers des options totalement irréalistes . Il faut retrouver le génie français, l'esprit de Montesquieu, construire la tolérance, réapprendre la modération.

(Source http://www.u-m-p.org, le 12 novembre 2003)