Entretien de Mme Claudie Haigneré, ministre déléguée aux affaires européennes, avec LCI le 23 avril 2004, sur le débat autour du mode de ratification de la future constitution européenne, le non des chypriotes grecs au référendum pour la réunification de leur pays et la question de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne.

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Q - Claudie Haigneré, en tant que ministre de la Recherche, vous avez du affronter les mouvements des chercheurs. Au Quai d'Orsay, il y a moins de mouvements sociaux, il y a moins de risques, mais vous arrivez à un moment crucial. Quelle est votre priorité ? Vendre l'Europe au Français ?
R - Effectivement mes priorités sont de parler des enjeux, de les expliquer avec pédagogie, avec un regard à la fois enthousiaste et lucide sur la situation telle qu'elle est et sur les perspectives qu'on peut avoir. 2004 est une année formidable pour un ministre en charge des Affaires européennes, avec l'élargissement, la légitimité, le mode démocratique dans l'élection de nos parlementaires européens à la mi-juin et puis bien évidemment la progression de la discussion sur la Constitution, avec on l'espère, une décision qui pourra être prise très rapidement pour une Europe efficace.
Q - Michel Barnier connaît parfaitement les rouages de la mécanique européenne et quand on regarde son agenda, on s'aperçoit qu'il n'a pas abandonné ce dossier, au contraire puisque cette semaine il était à Strasbourg, à Berlin, à Madrid et aussi à Moscou, il va continuer la semaine prochaine. Il s'occupe de tout en Europe. Vous vous occupez du reste ?
R - C'est une chance extraordinaire que de pouvoir travailler avec Michel Barnier que je connais depuis longtemps. Nous avons tous les deux, d'une façon différente, un vécu de l'Europe. Lui, par sa présence depuis longtemps dans ces actions, moi pour l'avoir vécu dans mon métier précédent. Nous sommes très complémentaires et pour affronter une année aux échéances si importantes pour l'Europe, il faut avoir des voix unies, des complémentarités dans la présentation des enjeux. C'est au contraire une force que d'être en équipe pour y travailler.
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Q - Est-ce que Tony Blair s'est concerté avec l'Élysée, est-ce qu'il a décidé cela souverainement ou en a-t-il parlé à ses partenaires ?
R - C'est une décision souveraine en fonction des éléments de la politique intérieure. Ce qui est cité ici dans ce reportage, c'est la nécessité d'avoir un débat sur l'Europe et de se donner, dans la progression de la discussion sur la Constitution, les moyens, avec efficacité, de construire cette Europe.
Q - Vous penchez pour le référendum vous-même ?
R - Ce qui est important, c'est que le débat puisse commencer dès maintenant. Mais il doit surtout permettre de s'exprimer de façon démocratique. Il y a deux façons démocratiques de le faire : il y a le référendum et les représentants du peuple.
Q - Si cela se passe à Versailles avec le Sénat et le Parlement, il n'y aura pas véritablement de débat, vous le savez bien, le vote sera acquis
R - J'ai déjà quand même assisté à beaucoup de débats dans les enceintes parlementaires qui permettent justement d'exprimer, par les représentants du peuple, des réflexions et des idées sur ces enjeux.
Q - Oui, mais vous ne m'avez pas répondu. Vous-même, pensez-vous que le référendum serait un mal nécessaire, que c'est une nécessité ?
R - Il ne faut pas en parler en des termes négatifs. Je remets en place la notion du débat très large sur les enjeux pour que chacun puisse s'y exprimer. Ce n'est pas uniquement au moment d'un référendum ou d'un autre type de choix. Par exemple, toute cette période précédant les élections européennes est aussi un moment de débat.
Q - Le socialiste Gilles Savary dit que si le peuple est contre le projet cela veut peut-être dire que le projet est mauvais ?
R - Cela peut vouloir dire que le projet n'est pas suffisamment expliqué et visible. C'est donc justement le rôle que nous devons tenir. On n'est pas suffisamment ressenti et perçu comme étant soi-même impliqué dans sa responsabilité.
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Q - Le plan de réunification de Chypre satisfait ou semble satisfaire le découpage ethnique de l'île. Et mieux, en refusant le retour tout de suite de tous les réfugiés, en interdisant à la moitié d'entres eux de rentrer chez eux, il semble consacrer le nettoyage ethnique voulu par les Turcs ?
R - Ce plan a été longuement discuté, il est proposé avec des solutions et il faut laisser maintenant aux Chypriotes la possibilité de s'exprimer.
Q - Je vous pose la question différemment : est-ce qu'il n'aurait pas été plus prudent, plus politique, plus raisonnable d'attendre que les Chypriotes règlent cette question qui les divise depuis plus de quarante ans, avant d'intégrer Chypre à l'Union européenne ?
R - Un des rôles de l'Union européenne est justement, et elle l'a prouvé depuis cinquante ans, de pouvoir construire ce défi de la paix et de la stabilité, et d'apporter un modèle et des avancées. Dans le cas de Chypre, c'est un des éléments. Cette proposition est ce qu'elle est. On va voir comment les expressions se font ; si toutefois la réponse au référendum n'est pas une réponse positive, la négociation continuera.
Q - Si c'est négatif, la discussion va être difficile, vous êtes d'accord et accessoirement si la République chypriote et la Turquie sont officiellement en guerre, nous aussi on va être officiellement en guerre contre la Turquie ?
R - Nous ne sommes pas en train de parler d'un conflit armé et aigu, vous l'avez dit vous-même. Cela fait quarante ans que ce problème est discuté, on peut souhaiter que les évolutions soient positives. On ne va pas s'exprimer avant que le peuple ne se soit exprimé à ce propos. Que le référendum soit négatif ou pas, nous accueillerons le 1er mai la partie grecque de Chypre, c'est un élément qui ne peut être que facilitateur ensuite dans la poursuite du dialogue.
Q - Vous croyez ? Vous croyez que le fait que les Chypriotes grecs soient dans l'Europe et les Turcs à la porte va faciliter le dialogue entre les Turcs et les Grecs ?
R - La poursuite des négociations est un des pivots de ce que l'Europe peut proposer.
Q - En tous cas, on a remarqué la colère du Commissaire européen chargé de l'élargissement, Günter Verheugen. Il pense qu'il a été berné et qu'il s'est même fait avoir par les Grecs. Il faut expliquer que M. Verheugen n'a pas apprécié de ne pas être invité à la télévision chypriote pour justement expliquer sa position et tout le travail qu'il avait fourni depuis des années. Un commissaire allemand qui explique aux Chypriotes grecs ce qui est bon pour eux, qui leur fait la leçon publiquement comme on vient de le voir et qui veut leur imposer une fédération ethnique, cela a quelque chose de caricatural, vous ne trouvez pas ?
R - C'est dans le propos de donner des éléments pour faire avancer les dossiers difficiles. Il y a celui-ci, il y en a d'autres à venir, vous le savez. Il y en a aussi qui ont été résolus.
Q - Vous pensez qu'en tempêtant comme cela devant le monde entier, en disant "comment cela se fait-il que les Chypriotes n'aient pas cédé", il sert à la fois la cause de l'unification chypriote et celle de l'Europe ?
R - Chacun a ses réactions individuelles. Il est vrai que l'Union européenne a quand même déployé beaucoup d'efforts pour qu'une solution puisse être trouvée. Cela n'a jamais été mis comme préalable dans les accords, mais il était sous-entendu que nous souhaitions une solution positive. Mais ce n'est pas pour tout cela qu'il y a rupture de dialogue à partir de là ; il peut y avoir des moments d'exaspération dans certaines conditions qui ne remettent pas en cause ce dialogue.
Q - Ce qui n'est pas sous-entendu, mais très clairement expliqué par Verheugen, c'est qu'il dit "nous allons vite proposer des solutions afin de sortir le nord de Chypre de son isolement économique". Autrement dit, est-ce que cela veut dire que les Européens vont payer pour les colons anatoliens installés à Chypre, pour l'occupation par 30 000 soldats turcs de ce petit pays ?
R - Vous faites des présentations très négatives des situations. Ce que l'on peut apporter par des accords, des associations, des aides et des soutiens, c'est de permettre à ceux qui en ont la volonté de se rapprocher d'un modèle qui a permis justement d'aller vers plus de stabilité. C'est notre objectif et c'est important de le rappeler. Soyons positifs dans le sens d'une construction dotée de stabilité et trouvons les moyens adaptés.
Q - Il nous reste très peu de temps. On va juste parler un instant de la Turquie quand même parce qu'on a eu cette semaine la confirmation de l'incarcération, de l'emprisonnement, de la peine de prison qui avait été prononcée pour quinze ans contre quatre députés turcs emprisonnés parce qu'on les soupçonne d'avoir été solidaires des mouvements séparatistes et terroristes kurdes. La Cour en deuxième lecture en quelque sorte, ce n'est pas véritablement un appel, un nouveau procès, a confirmé leur peine de quinze ans de prison. Madame Haigneré, est-ce que vous pensez que ces parlementaires sont détenus parce qu'ils ont des opinions, est-ce qu'il y a des prisonniers politiques en Turquie d'après vous ?
R - L'Union européenne, avec la voix de tous ses États membres, a montré sa déception sur l'issue de ce procès. Il est vrai que cela nous amène à être très exigeants sur les conditions d'engagement et de rapprochement pour une Union éventuelle. Dans le cadre de la candidature de la Turquie à une adhésion, nous sommes tous très exigeants sur les critères politiques qui sont ceux que nous avons conduits en commun sur les valeurs communes.
Q - Et partagez-vous l'analyse de l'UMP qui est désormais hostile à l'entrée de la Turquie ?
R - La question pour moi n'est pas celle d'une adhésion immédiate. Le problème est de savoir si chacun est prêt à s'engager avec exigence et lucidité. C'est ce regard là que j'essaie d'avoir et que chacun de nos dirigeants a. D'après l'état des lieux fait jusqu'à présent, nous ne sommes actuellement pas dans ces conditions. Un nouvel état des lieux sera fait par la Commission d'ici fin octobre. Il faudra dès lors discuter ces éléments. On ne peut pas préjuger d'éléments qui dépendent de décisions. Beaucoup de décisions sont prises, il faut reconnaître le chemin que la Turquie a fait pour se rapprocher d'un modèle, ce qui est un élément intéressant à prendre en compte dans la réflexion pour l'avenir. Il faudra avec lucidité considérer la situation.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 30 avril 2004)