Texte intégral
Q - Jean Hélène est tombé sous les balles d'un policier à Abidjan. Ce drame, on le sait, a suscité de multiples prises de positions, d'analyses, aussi bien en France qu'en Afrique, dans la presse et chez les hommes politiques. Est-ce que, Dominique de Villepin, l'assassinat de sang-froid d'un Français dans les rues de la capitale ivoirienne change votre façon d'appréhender le dossier ivoirien ?
R - Cela nous incite évidemment à une vigilance redoublée qui correspond à l'esprit de responsabilité qui est le nôtre. Nous sommes engagés très fortement en Côte d'Ivoire, avec plus de quatre mille militaires français. Nous avons une communauté française de plus de dix mille personnes, c'est une immense responsabilité pour la France et en même temps la marque de notre confiance, de notre soutien à la reconstruction de la Côte d'Ivoire. C'est un engagement collectif auprès des Ivoiriens. La première chose est de rappeler les raisons qui font que nous nous engageons. Nous ne sommes pas en Côte d'Ivoire avec le souci de donner des leçons, de nous immiscer dans les affaires intérieures de la Côte d'Ivoire. Nous sommes en Côte d'Ivoire à la demande de l'ensemble des parties ivoiriennes, des autorités ivoiriennes, de l'ensemble des pays voisins et de la communauté internationale. C'est dire que nous intervenons avec le souci de servir toute la population ivoirienne.
Q - Dominique de Villepin, je vais citer Jacques Chirac, qui l'autre jour lors d'un discours à Niamey, ou plus exactement répondant à une question concernant la situation en Côte d'Ivoire, a dit que souvent les interlocuteurs manquaient de bonne foi, n'avaient pas le respect de l'autre, que certains entretenaient un climat de haine, sans viser particulièrement l'un ou l'autre. Dans un tel contexte, est-ce que les Accords de Marcoussis sont encore la solution à la crise ?
R - Quelle autre solution ? Bien sûr, les Accords de Marcoussis, dans des conditions extrêmement difficiles pour la Côte d'Ivoire, ont été le repère. C'est aujourd'hui la seule solution possible pour la Côte d'Ivoire.
Q - Il faut les revivifier, ou tels qu'ils sont ?
R - Il faut les appliquer. Beaucoup a été fait par rapport à la situation des derniers mois. Il y a aujourd'hui un gouvernement de réconciliation nationale. Encore faut-il que l'ensemble des parties de ce gouvernement accepte de siéger ensemble et de travailler ensemble. Il y a une loi d'amnistie qui a été adoptée. Il y a eu une ouverture des frontières avec le Burkina Faso. Cela, c'est ce qui a été fait. Mais il faut aller plus loin. Il faut aller plus loin dans le domaine de la sécurité, en particulier par ce qui a été décidé à Marcoussis, c'est à dire le cantonnement, le désarmement, la démobilisation des personnes en armes...
Q - Mais cela n'en prend pas le chemin, pour l'instant ?
R - Mais je vous dis, c'est la tâche qui doit aujourd'hui être celle de tous les Ivoiriens et des autorités ivoiriennes. Il faut donc que le gouvernement se mette au travail. Il y a cette tâche sur le plan militaire. Il y a un important travail législatif à faire. D'abord sur la préparation des élections : nous souhaitons tous qu'en 2005, des élections puissent se dérouler. Cela implique de réviser la loi électorale, de réviser la loi foncière. C'est un travail de fond qui doit être fait. Personne ne sous-estime l'ampleur de la tâche, c'est dire à quel point la mobilisation est essentielle aujourd'hui.
Q - Vous pensez que le président Gbagbo est dans la logique d'aller jusqu'au bout de ces accords de Marcoussis ?
R - Je pense qu'il n'y a pas d'autre choix que cette mobilisation. Nous le voyons bien ; voilà un pays qui, depuis plusieurs mois, avance et puis hésite, et hésite encore. Il faut définitivement s'engager si l'on veut voir s'éloigner le spectre de la guerre civile, de la division, de la partition. Nous connaissons tous les risques que court aujourd'hui la Côte d'Ivoire. Raison de plus pour que l'esprit de responsabilité soit au rendez-vous. Je crois qu'il y a un double désarmement indispensable aujourd'hui en Côte d'Ivoire, et Jean Hélène, malheureusement, a payé le prix de la division. Le premier, c'est celui des esprits. Il faut que l'apaisement gagne la Côte d'Ivoire à nouveau, que chacun se ressaisisse; le deuxième, c'est un désarmement effectif sur le terrain, pour que la Côte d'Ivoire puisse se remettre au travail.
Q - Vous avez évoqué le meurtre de Jean Hélène, il y a eu aussi, cette semaine, l'expulsion de Sophie Malibeaux, notre correspondante à Dakar, du Sénégal et à ce moment là, votre ministère a rappelé son profond attachement à la liberté de la presse et à la sécurité des journalistes partout dans le monde. Est-ce que ces notions reculent en ce moment en Afrique et notamment en Afrique francophone ?
R - Ma conviction, c'est que dans les périodes difficiles, dans les périodes de tension, évidemment, la liberté d'informer, le devoir d'informer, sont parfois mis en cause ou limités. Il est très important de comprendre que ce devoir d'informer, ce droit d'informer fait partie intégrante de la responsabilité démocratique. C'est pour cela que nous y sommes attachés, c'est pour cela qu'il faut réfléchir aussi à l'exercice de cette fonction d'information, et avec nos amis africains, nous voulons engager ce travail de réflexion, cette responsabilité, cette vigilance qui sont indispensables.
Q - Lorsqu'il y a une affaire comme le meurtre, l'assassinat diront certains, de Jean Hélène à Abidjan, est-ce que c'est la relation entre la France et cette Afrique francophone qui d'un seul coup est brutalement en cause ?
R - Nous savons tous que la situation sociale, la situation économique, la situation générale de nombreux pays de cette Afrique francophone est difficile. C'est pour cela que la France veut exprimer sa solidarité et veut mettre en place les politiques qui permettent à nos amis africains d'avancer et de continuer d'espérer. C'est tout le sens de la visite du président de la République, dans deux des pays les plus pauvres de l'Afrique, le Mali et le Niger, deux pays sahéliens, deux pays où les deux tiers de la population vivent avec moins d'un dollar par jour. Il y a là une responsabilité pour un pays comme la France, pour l'Europe tout entière, pour la communauté internationale, que nous voulons pleinement assumer.
Q - Prochainement, le président sud-africain, Thabo Mbeki sera reçu en France. Le président Chirac était dans les pays les plus pauvres d'Afrique, il va recevoir le président du pays le plus riche du continent. Est-ce qu'on peut tenir le même discours aux deux ?
R - Il y a d'abord une conscience commune. Quand nous parlons, et nous parlons beaucoup, avec nos amis sud-africains, nous voyons à quel point ils sont attachés au respect de cette dimension du continent africain. Il y a une réalité africaine qui est en partage.
Q - Et la France travaille avec l'ensemble ?
R - La France travaille avec toutes les Afriques, avec tous les pays d'Afrique, car il y a une ambition commune, c'est donner sa véritable place à l'Afrique dans l'économie mondiale, permettre l'intégration de cette économie dans l'économie mondiale, faire en sorte aussi que les relations sud-sud, c'est à dire entre les pays de cette même région, l'intégration régionale se fasse mieux. Regardez pour la Côte d'Ivoire, c'est en relation avec la CEDEAO, la Communauté de l'Afrique de l'Ouest, que nous travaillons. Il y a donc cette nécessité d'avancer ensemble. Et puis il y a des problèmes très concrets, le président de la République les a vus, il les a touchés du doigt : le problème de l'eau au Niger, c'est pour cela que nous apportons une aide exceptionnelle aux pays riverains, du bassin du Niger ; le problème du coton, qui est la première ressource de l'ensemble des pays de cette zone. Nous voulons aider ces économies, aider ces producteurs, garantir les exportations de ces pays, permettre de stabiliser leurs recettes. Il y a des problèmes de dette, des problèmes d'immigration. tous ces problèmes-là doivent être traités de façon spécifique pour permettre à ces pays de s'intégrer pleinement dans les économies mondiales.
Q - Je reviens un instant en arrière, on évoquait la visite du président Thabo Mbeki. Est-ce qu'une visite du président Gbagbo en France va se faire prochainement ?
R - Les relations avec les autorités ivoiriennes sont des relations régulières. Nous nous entretenons avec eux, nous voulons travailler avec eux...
Q - C'était envisagé...
R - Nous continuons de souhaiter avancer avec les autorités ivoiriennes. Nous aurons à parler du calendrier de nos relations dans les prochaines semaines. Nous souhaitons que la Côte d'Ivoire soit véritablement le point de ralliement de tous les efforts. Pensons aux Ivoiriens, pensons à cette majorité silencieuse de la Côte d'Ivoire, qui attend, qui espère, qui vit dans la difficulté, qui vit parfois dans la peur. Nous avons une responsabilité et nous voulons l'assumer pleinement avec les autorités de la Côte d'Ivoire.
Q - Merci à vous Dominique de Villepin et bonne journée.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 28 octobre 2003)