Interview de M. Dominique Galouzeau de Villepin, ministre des affaires étrangères, à France inter le 24 juillet 2002, sur le décès des fils de Saddam Hussein, la responsabilité de l'ONU pour la reconstruction de l'Irak, la prolifération des armes de destruction massive en Iran et les négociations pour la libération d'Ingrid Bétancourt, otage en Colombie.

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Circonstance : Décès de Oudaï et Qusay Hussein, fils de Saddam Hussein, à Mossoul (Irak) le 22 juillet 2003

Média : France Inter

Texte intégral

Q - La mort des deux fils de Saddam Hussein est-elle de nature d'après vous à modifier l'attitude des Irakiens encore rétifs vis-à-vis des Américains, voire à faire faiblir la résistance ?
R - Il faut le souhaiter. Incontestablement la mort de ses deux fils, qui étaient au cur du régime, qui étaient l'avenir du régime pour Saddam Hussein, marque la fin d'une période et on peut souhaiter qu'avec la capture de Saddam Hussein lui-même, la page soit alors définitivement tournée.
Quelles vont être les conséquences immédiates de cette capture ? Cela est plus difficile à évaluer parce que l'on peut imaginer qu'une partie du Baath va se mobiliser pour venger les deux fils de Saddam Hussein. On peut penser aussi que la résistance à la présence des forces de la coalition pourrait s'intensifier. C'est pour cela que pour la France, la clé, c'est d'avancer dans le processus de transition politique qui doit reprendre et s'accélérer. Il est essentiel que puisse être donnée une perspective de reprise en main de leur souveraineté par les Irakiens. Il nous semble que c'est dans ce sens qu'il faut désormais travailler et, de ce point de vue, la réunion, il y a deux jours, du Conseil de sécurité marque là encore un point fort.
Q - Et du côté des Américains, les choses bougent aussi. Dans son allocution, hier, le président Bush en a clairement appelé aux pays du monde pour contribuer militairement et financièrement à la stabilisation de l'Irak. Il y a aussi l'invitation de Colin Powell. Jusqu'à présent, vous disiez, il n'y a pas de demande officielle, les circonstances ne sont pas remplies, et maintenant ?
R - Les choses bougent mais elles sont difficiles. Sur le terrain, nous le voyons, la reconstruction de l'Irak n'est pas une partie facile, ni dans sa dimension politique, ni dans sa dimension économique, pas plus que l'assainissement de la situation sur le terrain au plan de la sécurité. Il faut donc tout faire pour que l'on puisse avancer dans de bonnes conditions. La conviction de la France, nous l'avons exprimée depuis le début, c'est qu'il faut remettre les Nations unies au cur du dispositif. Seules, les Nations unies peuvent apporter les garanties de reconstruction nécessaires permettant à toute la communauté internationale de travailler ensemble. Certes la résolution 1483 a posé les premières bases permettant à cette communauté de revenir en Irak, mais les forces de la coalition gardent la haute main sur l'Irak encore aujourd'hui ; elles exercent la responsabilité dans le domaine de la sécurité et dans le domaine de l'humanitaire. Donc, si nous voulons changer cette organisation et faire en sorte que tout le monde puisse participer, je crois qu'il faudra sans doute revoir en profondeur cette résolution, poser clairement le mandat des Nations unies, fixer la tâche qui pourrait être la leur, avec à la fois une perspective politique et les conditions de transparence permettant à la communauté internationale d'intervenir plus activement au plan économique et financier. En outre, au plan de la sécurité, il devrait s'agir d'une véritable force de paix. Aujourd'hui, bricoler un système à partir de ce qui existe, rajouter des forces étrangères aux forces de la coalition, ne nous paraît pas ce qui être le mieux à même de garantir la sécurité en Irak.
Q - Mais il n'y a pas d'autre façon de réintroduire l'ONU. En d'autres termes, est-ce qu'à force de réclamer une nouvelle résolution, on ne risque pas de passer pour des "enquiquineurs", plus soucieux d'avoir le dernier mot que d'arranger les choses ?
R - Non, parce que les Américains comprennent très bien notre position. La France, de ce point de vue, a le mérite de la cohérence. Nous avons toujours expliqué à nos amis américains les conditions qui pour nous étaient indispensables : il faut des principes. Les principes, c'est d'abord la responsabilité claire et entière des Nations unies. Aller s'ajouter à d'autres forces aujourd'hui présentes sur le terrain sans améliorer le cadre, sans renforcer la légitimité de l'action, c'est prendre le risque de voir la situation actuelle se perpétuer.
Q - Donc c'est surtout un affichage que vous voulez dans cette nouvelle résolution ?
R - C'est d'abord un engagement très fort de toute la communauté internationale. Il ne faut pas que ce soit quelques pays, au lendemain de la guerre, qui assument seuls la responsabilité de la sécurité ou de la reconstruction économique. Il faut cette garantie de la communauté internationale. Et puis - et c'est un élément aussi très important - l'engagement onusien apporte le savoir-faire et la connaissance. L'expérience des Nations unies dans ce type de processus politique - nous l'avons vu dans d'autres lieux, nous l'avons vu en Afghanistan - est, je crois, une expertise très importante. Quand l'Occident, quand la communauté internationale sont confrontés à ce genre de situation, il ne faut pas que cela apparaisse comme la bataille de quelques pays contre une nation. Il est donc essentiel que la légitimité et la bonne volonté internationales s'expriment par les moyens adéquats. Notre conviction, c'est que seules les Nations unies peuvent le faire.
Q - Quand Colin Powell déclare dans une interview, je le cite "dire que la France est-elle en train de constituer l'autre pôle d'un système multipolaire, c'est peut-être prêter plus qu'il n'en faut à la politique étrangère française", d'après vous c'est une moquerie ou au contraire c'est de l'indulgence ?
R - Je connais bien Colin Powell, ce n'est pas un homme à se moquer. Les relations de confiance et d'estime entre nous sont fortes. On veut organiser autour de ce terme multipolarité une bataille sémantique entre ceux qui cherchent à y voir l'organisation de pôles concurrents, de pôles rivaux. C'est ce qu'a indiqué le Premier ministre britannique. A aucun moment, il n'a été dans l'intention de la France, avec ce concept de multipolarité, d'imaginer une telle chose. Notre conviction c'est qu'il y a d'ores et déjà des grands pôles dans le monde : le pôle russe, le pôle chinois, le pôle européen, en Amérique latine de grands pays, le Brésil, le Mexique qui s'organisent. C'est une réalité économique et c'est aussi une réalité de plus en plus perceptible sur le plan politique. C'est une nécessité pour la stabilité du monde. Si chacun de ces pôles prend ses responsabilités dans son domaine - regardez l'Europe aujourd'hui qui s'engage pour essayer d'apporter sa contribution de paix au Congo, en Ituri, qui s'engage en Macédoine à travers sa politique de défense avec un contingent européen - si cette Europe se prend davantage en main, c'est autant de sécurité pour le monde. Ce que nous voulons dire, c'est donc que si chacun des pôles du monde s'organise, prend ses responsabilités dans une relation de complémentarité avec les autres, alors le monde sera plus sûr et plus stable. Je crois qu'au bout de cette analyse, il y a une différence de diagnostic. La conviction de la France, c'est que la situation du monde est extrêmement difficile. On le voit face à la menace terroriste, face à la menace de la prolifération. Regardez les situations comme celle de l'Iran, de la Corée du Nord, tout ceci exige une mobilisation de la communauté internationale et notre conviction c'est qu'un pays seul ne peut pas faire la paix - on le voit en Irak - et qu'un pays seul ne peut pas assurer la sécurité du monde, on le voit partout dans l'ensemble des zones de crise.
Q - Vous parliez de l'Iran à l'instant. Hier ils se sont dit prêts à livrer des membres d'Al Qaïda qui sont chez eux et à juger les autres. C'est un geste qui vous rassure après les mises en garde de l'Union européenne ?
R - C'est un geste qui demande à être confirmé mais qui va dans le bon sens. Nous avons, vous le savez, un dialogue global avec l'Iran, plusieurs dossiers sont aujourd'hui au cur de ces discussions et, en particulier, celui de la prolifération nucléaire. Nous avons une inquiétude sur les programmes iraniens et nous souhaitons donc que la communauté internationale puisse amener l'Iran à satisfaire à toutes ses obligations et en particulier à la signature du protocole additionnel de l'Agence internationale de l'Energie atomique. Nous avons aussi des préoccupations dans le domaine des Droits de l'Homme. C'est dire qu'il faut prendre en compte tous ces facteurs si l'on veut véritablement stabiliser la région et permettre à l'Iran de rejoindre l'ensemble des pays, afin d'établir des relations normales en particulier avec l'Union européenne.
Q - Tout à fait autre chose, Dominique de Villepin, il y a toute une histoire à propos de l'avion humanitaire envoyé à Manaus pour secourir Ingrid Betancourt. Un journal brésilien a même parlé de négociation, de livraison d'armes. Alors je sais que vous allez me dire que cela ne tient pas debout, mais pourquoi tous ces soupçons ? Est-ce à cause de votre proximité personnelle avec Mme Bétancourt ?
R - J'ai des relations d'amitié très anciennes avec Ingrid Bétancourt et nous sommes engagés pour permettre sa libération. Nous avons multiplié les dialogues avec la Colombie, nous sommes en contact très étroit. J'ai rencontré à plusieurs reprises le président Uribe, ainsi que d'autres représentants français, le président Chirac, Nicolas Sarkozy au cours de sa visite encore récemment. Que s'est-il passé ? Une information a été transmise à la famille, comme quoi nous pourrions bénéficier de nouvelles informations sur la situation d'Ingrid Bétancourt, voire obtenir une libération alors qu'elle-même serait dans un mauvais état de santé. La famille nous a demandé de bien vouloir mettre disposition un avion médicalisé permettant éventuellement de l'assister. A partir de là, nous avons répondu favorablement à cette demande : cet avion s'est rendu à la frontière entre la Colombie et le Brésil. Dès que nous l'avons pu, nous avons informé nos amis brésiliens et nos amis colombiens. Vous voyez bien qu'il n'y a pas d'aventure compliquée dans tout cela. Qu'il y ait eu un écho dans la presse brésilienne suivi de bien d'autres fantasmes, c'est malheureusement l'histoire des rumeurs, mais je peux vous dire que celle-ci est totalement sans fondement
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 25 juillet 2003)