Déclarations de M. Edouard Balladur, Premier ministre, et de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères, sur les objectifs de la présidence française de l'Union européenne, et la vision de l'Europe à la veille de son élargissement et de la conférence de 1996 sur les institutions européennes, à l'Assemblée nationale le 7 décembre 1994.

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Circonstance : Présentation de la présidence française de l'Union européenne, à l'Assemblée nationale, Paris le 7 décembre 1994

Texte intégral

La France exercera pendant six mois à compter du 1er janvier la Présidence de l'Union européenne.
Cette Présidence doit être l'occasion d'une nouvelle impulsion pour la construction européenne, au moment où un nouveau Parlement, une nouvelle Commission entrent en fonction, où de nouveaux Etats-membres se joignent à nous.
Les objectifs que se fixe la France permettront, je l'espère, de réunir une large majorité de nos concitoyens. Il s'agit de promouvoir la croissance et l'emploi, de renforcer la sécurité en Europe, d'affirmer l'identité européenne, de préparer les réformes institutionnelles nécessaires.
Le ministre des Affaires étrangères présentera à l'Assemblée ces objectifs et les moyens pour faire progresser l'Union dans la direction tracée.
La nouvelle impulsion que nous voulons donner à l'Europe et dont la Présidence française doit être le départ nous impose au préalable de réfléchir à l'Europe que nous voulons. Nous ne pouvons faire l'économie de ce débat.
Il nous est imposé par l'évolution rapide de notre continent comme par la nécessité de nous fixer des objectifs clairs. C'est à ce prix qu'il nous sera possible, je l'espère, de recueillir l'adhésion du plus grand nombre.
Quelle est donc notre vision de l'Europe ?
Elle tient en trois convictions : l'Europe doit s'élargir ; l'Europe doit se réformer ; l'Europe doit progresser, notamment en s'affirmant sur la scène politique internationale.
Elargissement de l'Union européenne - réforme des institutions
L'élargissement de l'Europe est inéluctable.
Dans le Pacte fondateur de 1957, nous avons proclamé notre volonté d'accueillir tous les Etats démocratiques du continent qui, partageant avec nous les valeurs de démocratie et de liberté, voudraient nous rejoindre. C'est là le fondement de notre Communauté.
Pourrions-nous aujourd'hui oublier cet engagement ?
Le bloc soviétique s'est effondré de lui-même, mais aussi miné par les valeurs dont nous sommes porteurs. Sa désagrégation, l'orientation résolue en direction de l'Europe des Etats ainsi libérés prouvent la force d'attraction du modèle que nous avons développé depuis la guerre.
Quant à l'intérêt de la France, il est de renforcer la paix sur notre continent. Il est également d'ouvrir à nos producteurs les marchés de l'Est en forte expansion,
L'élargissement est donc inéluctable. Nous devons nous y préparer.
La constitution de cet ensemble immense ne doit pas se bâtir sur le renoncement à notre ambition pour l'Europe. Celle-ci doit être forte et dotée de politiques communes. Elle doit appliquer la préférence communautaire et conforter son identité ; elle doit s'affirmer sur la scène internationale, à la fois en tant que puissance commerciale, financière et politique. La France n'a pas pour intention d'abandonner ces objectifs et elle ne laissera pas la Communauté se diluer en une vague zone de libre-échange ! Il faut donc réformer les institutions européennes, La conférence de 1996 en sera l'occasion. Sous la Présidence française, nous engagerons la réflexion. Le moment venu, le Parlement sera consulté sur les choix qui seront défendus par la France dans la conférence de 1996.
Je me limiterai aujourd'hui à deux réflexions :
La première, c'est qu'il nous faudra faire preuve d'imagination. Nous sommes collectivement confrontés à une situation nouvelle. Nous devrons inventer un modèle original.
Aucune de nos vieilles nations européennes ne peut, seule, préserver la prospérité et la sécurité de ses citoyens, maintenir son rang et faire rayonner sa culture. Nous devons réunir nos forces et exercer ensemble certaines compétences. Le succès que nous avons remporté il y a un an lors de la négociation du GATT, nous le devons pour partie à la solidarité européenne que nous avons pu rétablir autour de nos positions. N'opposons pas la nation et l'Europe : nous avons besoin, pour assurer notre avenir, de l'une et de l'autre.
Ma deuxième réflexion est qu'au centre de nos réflexions pour 1996, il convient de placer le citoyen. Celui-ci souhaite des mécanismes institutionnels plus simples. Il veut une Europe plus efficace et plus active sur les grands sujets, mais moins bureaucratique et interventionniste, une Europe plus démocratique. Nous devons répondre à son attente.
Europe à géométrie variable - Europe à plusieurs cercles
Etre fidèle à notre conception de l'Europe, c'est aussi faire progresser la construction européenne partout où cela est nécessaire. Mais 20 ou 30 Etats de niveau économique différent, que l'histoire a souvent opposés, riches chacun d'une forte culture ne peuvent tous avancer du même pas. C'est une évidence que de le dire.
Faut-il sur un critère de performance économique couper l'Europe en deux ? Ce n'est pas notre vision de la construction européenne.
Nous devons avancer avec ceux qui le peuvent et le veulent dans chaque domaine où des progrès sont nécessaires - la monnaie, la défense, la sécurité intérieure entre autres.
Nous construirons ainsi des cercles de coopération renforcée qui ne regrouperont pas forcément sur chaque sujet les mêmes Etats-membres.
Trois choses doivent être claires :
Tous les Etats, qu'ils participent ou non à ces cercles de coopération renforcée, doivent respecter l'acquis communautaire tel qu'il existe aujourd'hui. Si nous voulons donner plus de souplesse au fonctionnement de l'Union, c'est pour avancer, non pour revenir en arrière. Tous les Etats-membres de l'Union européenne doivent accepter et appliquer, sans réticences, tous les traités en vigueur dans toutes leurs dispositions.
La France doit le plus souvent possible se placer dans le groupe le plus avancé ;
Ces cercles seront ouverts à tous les Etats-membres
Ainsi, l'unité de l'Europe et sa dynamique seront préservées.
L'organisation de certains de ces cercles est d'ores et déjà fixée. Je pense en particulier au champ de la coopération économique et monétaire. Dans d'autres domaines, des progrès substantiels restent à effectuer.
Présence de l'Europe sur la scène internationale - gestion et prévention des crises - Pacte de stabilité - Livre blanc sur la sécurité - UEO
Ma conviction est que le défi européen des prochaines années est de faire exister l'Union européenne sur la scène internationale. L'Europe ne peut pas se construire en se repliant sur elle-même. Ce serait contraire à sa vocation historique, mais aussi à l'intérêt bien compris de chacun des Etats qui la composent.
La crise yougoslave démontre que les Européens sont seuls à pouvoir faire face aux nouvelles crises qui affectent notre continent. Il ne leur appartient pas seulement de contribuer à la solution de celles-ci. C'est d'ores et déjà ce qu'ils font grâce à la présence de plus de quinze mille hommes sur le territoire de l'ex-Yougoslavie. Il leur appartient désormais de prendre la tête pour montrer la voie d'une solution politique. Il leur appartient d'être capables de mobiliser leurs forces à cet effet.
La gestion des crises suppose qu'un pays ou un groupe de pays indique clairement les principes à respecter et les actions à entreprendre. S'agissant de la défense commune des territoires alliés, je souhaite que la solidarité atlantique, tout aussi forte que par le passé, mais mieux équilibrée entre les deux rives de l'Océan, demeure.
Mais il sera nécessaire d'aller au-delà. Il faudra que les Européens soient capables de mieux faire face à leurs responsabilités par eux-mêmes. Pour être clair, cela signifie qu'ils ne devront plus se contenter d'attendre ou de soutenir une action proposée par leur allié américain, mais qu'ils devront se décider à prendre l'initiative et à se donner les moyens de la mener à bien. Que l'on me comprenne bien : il ne s'agit pas de susciter quelque antagonisme que ce soit avec nos alliés américains, il s'agit de définir un meilleur partage des responsabilités pour la sécurité européenne. Cette nouvelle règle du jeu devrait satisfaire les Etats-Unis autant que l'Europe, tant il est vrai que nous avons, les uns et les autres, le même intérêt à la stabilité européenne.
Permettez-moi de rappeler que l'initiative d'un Pacte de stabilité que je vous ai présentée dès la constitution du gouvernement correspondait à cette logique. Cette idée n'était pas uniquement nouvelle par la démarche pragmatique et préventive qu'elle proposait. Elle était aussi nouvelle par le fait que l'Union européenne, consciente de ses responsabilités, prenait la tête d'une démarche visant à promouvoir la stabilité sur son continent. Cette démarche n'excluait aucun des acteurs de la scène internationale. Mais, pour la première fois - depuis longtemps - les Européens ont eu la responsabilité principale dans la conception et la conduite d'une initiative concernant la sécurité de leur propre continent.
Cet exemple est à mon sens riche d'enseignements. Il montre que lorsqu'un objectif est clairement tracé et que les Européens se mobilisent pour l'atteindre, le chemin s'ouvre à eux. Au-delà des débats institutionnels, là est le véritable défi que les Européens doivent relever ; c'est la définition d'objectifs clairs et la volonté de les poursuivre qui constituent une politique, ce n'est pas schéma institutionnel théorique.
J'ai proposé un autre objectif à la politique de sécurité européenne : l'élaboration d'un Livre Blanc associant les pays membres de l'UEO et les pays d'Europe centrale et orientale qui ont vocation à les rejoindre. Alors que le débat sur l'élargissement des instances de sécurité occidentales est ouvert, il importe que les pays européens de l'UEO s'adressent à leurs voisins d'Europe centrale pour leur dire . "un jour nous serons membres d'une même Union européenne et, au-delà, d'une même alliance de sécurité". Cette démarche doit être poursuivie en veillant à ne pas récréer de fracture artificielle en Europe. Nous devons avancer dans cette voie avec détermination, mais sans précipitation, car notre aptitude à conduire ce débat avec sérénité est la garantie que nous parviendrons à bon port. Sans attendre ce jour, nous pouvons d'ores et déjà travailler au développement d'une analyse commune des enjeux nouveaux de la sécurité européenne. Quels sont les nouveaux risques auxquels elle est confrontée ? Quels sont les meilleurs moyens d'y faire face ? Telles sont les questions auxquelles tous les pays européens qui aspirent à former une Union, une Communauté, pourront répondre ensemble dans ce Livre blanc.
Les pays membres de l'UEO ont repris à leur compte cette idée il y a quelques jours. Il est important, là encore, que les Européens sachent affirmer leurs ambitions et leurs valeurs.
Mais la diplomatie des mots ne sera jamais parfaitement crédible si elle ne dispose pas de la force des armes. Nous devons espérer que la prévention et la négociation éviteront à notre continent de nouvelles crises de type yougoslave.
Mais nous ne pouvons pas fonder notre sécurité sur ce simple espoir. Lorsqu'il le faut, les Européens doivent mobiliser leurs forces et être capables de les faire agir sans délai sur des théâtres extérieurs où leurs intérêts sont en jeu, s'ils le décident.
Outils militaires d'une défense européenne - Eurocorps - groupe aérien franco-britannique - forces multilatérales
Cela suppose la décision politique d'envoyer des hommes, cela suppose la volonté et les moyens de les faire agir ensemble. L'un sans l'autre ne suffit pas.
L'exemple yougoslave montre en effet que les Européens ont déployé quinze mille de leurs soldats, dont près d'un tiers de Français. Mais, arrivés sur le terrain de manière échelonnée et agissant de manière dispersée, ils n'ont pas donné à l'Union européenne le poids que lui aurait donné une force de quinze mille hommes, agissant en tant que telle, comme un ensemble cohérent.
C'est pourquoi il faut que l'Europe dispose des outils militaires permettant aux forces qui la composent d'agir ensemble. Vous avez remarqué que cela a été l'une des priorités de la politique de défense du gouvernement, comme en atteste l'élargissement du Corps européen à la Belgique, à l'Espagne et au Luxembourg ; la création récente d'un groupe aérien européen franco-britannique ou encore les projets de forces trilatérales que nous souhaitons constituer avec l'Italie et l'Espagne. Il serait illusoire, aujourd'hui, de parler d'armée européenne. Mais ce sont bien les premiers jalons d'un tel projet qui sont ici posés.
Vous le voyez, la France ne manque pas d'ambition pour l'Europe,
Encore faut-il s'en donner les moyens. Cela passe à mon sens par le respect de trois impératifs :
Place de la France au centre de la construction européenne - lien franco-allemand - nécessité d'un nouveau Traité de l'Elysée
En premier lieu, il faut maintenir la France au centre de la construction européenne en approfondissant les liens amicaux qu'elle entretient avec ses partenaires. Ainsi, nous devons mettre un accent nouveau sur la composante méditerranéenne de l'Union. De même, nous devons maintenir, conforter et approfondir le lien franco-allemand, qui est depuis l'origine le moteur essentiel de l'Europe. A cet égard, il me parait nécessaire d'élargir et de rénover le Traité de l'Elysée signé en 1963 entre le Général de Gaulle et le Chancelier Adenauer. Les relations de nos deux pays, au sein d'une Europe élargie, ne sont plus ce qu'elles pouvaient être il y a 31 ans. Il faut donc approfondir les coopérations existantes, notamment dans le domaine de la défense, ouvrir de nouveaux champs d'action commune, associer les Parlements au dialogue franco-allemand, intensifier les relations entre les exécutifs. J'en ai parlé au Chancelier Kohl et il faudra, le moment venu, entamer une réflexion franco-allemande sur ce sujet.
Notre deuxième impératif doit être de poursuivre l'effort de défense ; les atouts de la France en cette matière lui permettent de jouer un rôle essentiel dans l'évolution européenne.
Enfin, sur le plan économique, nous devons continuer l'oeuvre de redressement dans laquelle le gouvernement s'est engagé, avec votre soutien.
L'Europe est une condition de notre prospérité, un gage de notre sécurité, un instrument de notre rayonnement national et international. Nous voulons une France forte pour aller plus loin et pour bâtir l'Europe de demain.