Texte intégral
Q - Parlons du crash du Boeing égyptien en mer Rouge. Le gouvernement français considère-t-il que la thèse de l'attentat est totalement exclue ?
R - Je voudrais d'abord dire toute l'émotion qui a été celle du gouvernement français face à ce drame absolument épouvantable. Je voudrais m'associer à la solidarité qui a déjà été manifestée par le Premier ministre, par le président de la République et dire que la France est en deuil. Mon collègue Renaud Muselier est sur place. Nous sommes totalement impliqués non seulement pour permettre aux familles d'identifier les corps mais aussi pour trouver la cause de l'accident.
Q - Cause accidentelle ou cause terroriste ?
R - Pour l'instant rien ne permet de suspecter un attentat terroriste. Mais bien évidemment rien ne peut être conclu avant que les enquêtes aient abouti. Le ministre de la Justice a fait ouvrir une information judiciaire, en dehors des enquêtes techniques, pour homicide involontaire. Donc il faut attendre.
Q - Vous nous dites que rien ne peut être exclu ?
R - Rien n'est jamais exclu, mais pour l'instant nous nous dirigeons vers la thèse de l'accident.
Q - Le gouvernement égyptien n'a-t-il pas eu tendance hier à aller un peu vite en besogne en déclarant dès le début de la matinée qu'il s'agissait d'un incident technique qui avait été à l'origine de cet accident ?
R - Il ne faut jamais conclure hâtivement, vous avez raison. Encore une fois, à l'heure actuelle, rien ne permet de se diriger de façon privilégiée vers la piste terroriste. Nous pensons qu'il s'agit d'un accident. En tout état de cause c'est un drame humain. Il faut s'associer à la douleur des familles.
Q - On sait qu'en Egypte, les groupes islamistes, les mouvements radicaux sont assez puissants.
R - Tout à fait, ces mouvements islamistes sont très dispersés, mais aussi très puissants. Vous évoquiez le terrorisme tout à l'heure. Le terrorisme c'est la pieuvre immonde. C'est pourquoi il faut tous être unis pour lutter contre ce fléau qui nous menace, notamment nos démocraties. En dehors d'un accident particulier, il faut rester vigilant, en tout état de cause, en ce qui concerne les vols aériens.
Q - Il faut rester vigilant, cela veut dire que les incertitudes qui pèsent sur le transport aérien sont avérées ?
R - Il y a toujours des risques. Hélas, ils se sont réalisés aux Etats-Unis d'une façon terriblement dramatique. C'est la raison pour laquelle, nous, Français, menons une action de coopération extrêmement étroite notamment avec les Américains. Et c'est la raison pour laquelle nous avons accepté d'annuler certains vols pour Los Angeles lors des fêtes.
Q - Faut-il considérer que des menaces terroristes précises pèsent sur la France ou les Français qui sont à l'étranger ?
R - Je n'entends pas dévoiler la nature des menaces, mais des menaces précises ou diffuses existent bien évidemment. Récemment, le 29 décembre, une réunion s'est tenue à la Maison Blanche sous la présidence du ministre de l'Intérieur américain, M. Tom Ridge. La délégation française était conduite par notre ambassadeur, M. Jean-David Levitte, avec une série de responsables des services de renseignements. Nous avons avancé ensemble dans le cadre de cette coopération, car nous pensons que sans elle nous serions effectivement en grand danger.
Q - En tant que ministre déléguée aux Affaires européennes, que pensez-vous des attentats qui ont visés ces derniers jours des institutions et des dirigeants européens ?
R - Des enquêtes sont en cours. A priori, il semblerait que ces attentats soient dus aux groupes qui les ont revendiqués : des groupes anarchistes italiens. On a beaucoup parlé d'une sorte de renaissance des Brigades rouges. L'esprit qui les anime a ceci de commun avec des actes terroristes internationaux qu'il s'agit d'attaquer la démocratie, l'Europe des démocraties.
Q - Que répondez-vous à ceux qui disent qu'en intervenant en Irak, George Bush et les Etats-Unis ont créé un foyer supplémentaire de terrorisme ?
R - A l'heure actuelle, les foyers de terrorisme se multiplient. Qu'il s'agisse de la région des Balkans ou du Moyen-Orient. La mouvance d'Al Qaida est beaucoup plus éclatée aujourd'hui qu'hier. C'est la raison pour laquelle le renseignement est à la base de notre action. La France a beaucoup milité pour que soit adoptée, aux Nations unies, une convention de lutte contre le financement du terrorisme. Nous avons également suggéré à l'Union européenne - qui a repris notre proposition - de demander aux pays du Golfe de coopérer avec nous pour essayer d'appréhender les détournements de fonds qui vont vers des organisations islamistes pseudo-caritatives pour atterrir ensuite dans les mains et dans les poches de groupements terroristes.
Q - Vous pensez notamment au Hamas ou au Hezbollah ?
R - Le Hamas a été placé sur la liste européenne des groupes terroristes. Ce que nous souhaitons néanmoins, c'est que cela s'inscrive dans la perspective d'une reprise du dialogue pour essayer de relancer les négociations et le processus de paix au Proche-Orient.
Q - Concernant le Hamas et le Hezbollah, est-ce que vous dites que ce sont des mouvements terroristes ?
R - Je dis qu'ils sont sur la liste européenne d'organisations terroristes. Donc nous sommes vigilants.
Q - Vous avez vu ce matin Bernard Kouchner accorder une interview au journal Le Parisien. Il y déclare que le fascisme islamique vise tout le monde. Etes-vous sur la même ligne que Bernard Kouchner, que pensez-vous de ses déclarations ?
R - Bernard Kouchner dit ce que chacun sait aujourd'hui. Nous sommes conscients effectivement qu'il y a dans le monde globalisé dans lequel nous vivons un éclatement des forces terroristes qui peuvent être dirigées contre toutes les formes possibles de démocratie. La France a été le lieu d'attentats terroristes extrêmement graves dans les années 1990. De sorte que notre expertise en la matière est devenue très poussée. C'est aussi pourquoi nous avons, avec les Américains, des liens de coopération particulièrement étroits et fructueux. Sans pouvoir en dire davantage, il y a des vies humaines qui ont pu être sauvées grâce à cette coopération.
Q - Mais est-ce que vous parlez-vous aussi de "fascisme islamique" ?
R - Tout terrorisme meurtrier, homicide, est une forme de fascisme, sans que je puisse reprendre en tant que telle l'expression. Je pense que c'est une atteinte aux démocraties effectivement.
Q - Revenons en France. N'a-t-on pas tendance aujourd'hui à faire de Bush le grand ennemi de la France et de la paix, le grand faiseur de guerre, faiseur de troubles ?
R - Evitons les schémas. Nos amis américains sont nos alliés. Ce sont nos amis historiques. Ce sont nos alliés au sein de l'Alliance Atlantique. Les Etats-Unis sont une grande démocratie que nous avons toujours soutenue depuis sa naissance et avec laquelle nous entretenons des liens plus qu'étroits. Vous savez peut-être que la France, pour ce qui est de l'économie, est le deuxième investisseur étranger aux Etats-Unis après la Grande-Bretagne. Les entreprises françaises y emploient 650 000 salariés américains. Nous sommes parfaitement implantés. Nous avons des relations culturelles traditionnelles et, nous sommes animés du même esprit de combattre ensemble le terrorisme avec et au sein de l'Union européenne.
Q - Concernant les rapports entre la France et les Etats-Unis, faut-il parler aujourd'hui de paix armée ou de guerre larvée ?
R - Il faut parler de crispations de part et d'autre, dues à une analyse différente, non pas des menaces qui pèsent sur nous, mais des solutions à apporter pour écarter ces menaces, notamment à propos de la crise irakienne. Il y a eu des crispations. Les Américains ont pu penser que nous avions insuffisamment pris conscience du traumatisme qu'ils ont subi à l'occasion du 11 septembre, ce qui n'était pas vrai. En revanche, ce que nous souhaitons c'est nouer avec eux des liens sans cesse plus étroits. Il vient d'être créé au Congrès américain - ce qui est inédit - un groupe d'amitié Etats-Unis- France, en parallèle de ce qui existe au Sénat et à l'Assemblée nationale en France. Nous y attachons une grande importance. Nous avons d'ailleurs invité les membres de ce groupe à participer aux célébrations du débarquement - le 60ème anniversaire du débarquement le 6 juin prochain, à Arromanches. Nous considérons que le dialogue politique doit se poursuivre à tous les niveaux, non seulement au niveau gouvernemental, mais aussi au niveau parlementaire.
Q - Sur l'avenir des relations entre la France et les Etats-Unis, comment renouer le fil du dialogue ?
R - Le fil du dialogue n'a pas été rompu. Il y a eu des tensions et nous souhaitons que ces tensions ne se répercutent pas dans la population, dans la société civile. Il y a beaucoup de jeunes français qui vont faire leurs études aux Etats-Unis, beaucoup d'Américains qui visitent la France ou même y résident. C'est en fonction de ce que nous allons montrer et de ce que nous ferons ensemble que le lien transatlantique va pouvoir se révéler aussi fort et même plus que par le passé. Les menaces terroristes qui pèsent sur nous sont les mêmes en Europe, aux Etats-Unis et sur tous les autres continents. La dissémination des armes de destruction massive, le crime organisé, qui est un des fléaux d'un monde beaucoup plus ouvert, le trafic de drogue, le trafic d'êtres humains, toutes ces menaces pèsent sur nous. D'ailleurs, la prise de conscience européenne s'est manifestée récemment à travers l'adoption par le Conseil européen les 12 et 13 décembre dernier de la stratégie de sécurité présentée par le Haut représentant de la PESC, M. Javier Solana. Tout cela montre que nous joignons nos analyses de la menace à celles de nos alliés américains.
Q - Je vais citer une nouvelle fois Bernard Kouchner - dans son interview au Parisien de ce dimanche -, il dit "les Français sont américanophobes" et à nouveau "racistes et antisémites", il dit aussi "la France est mal dans sa tête".
R - Bernard Kouchner emploie des expressions qui me paraissent trop fortes. Il y a eu dans la période récente, avec un pic en 2000 notamment, une montée des attentats antisémites, des agressions, voire des injures racistes à l'école ou ailleurs. C'était un mouvement inquiétant et nous avons réagi. Le président de la République a clairement dit que toute agression contre un juif était une mise en cause des valeurs de la France. On ne peut pas oublier que Jacques Chirac a été le premier, dans son discours du Vél d'hiv, à admettre la responsabilité de l'Etat français pour cette erreur "irréparable", a-t-il dit, commise par Vichy. Donc, nous ne sommes pas un peuple antisémite. Mais partout en Europe peuvent renaître les démons et en France, nous sommes particulièrement vigilants. J'ai participé au premier comité interministériel de lutte contre le racisme et l'antisémitisme au cours duquel il a été décidé de renforcer les mesures prises par le gouvernement, car nous ne pouvons accepter non seulement de donner l'image d'un peuple qui connaît un regain d'antisémitisme, mais de laisser libre cours à une quelconque agression raciste ou antisémite que ce soit dans notre pays. Nous le savons, il y a effectivement une nouvelle forme d'antisémitisme qui est née à cause du conflit au Proche-Orient. Mais quels que soient l'origine et l'auteur de l'acte raciste ou antisémite en cause, nous devons considérer que c'est inadmissible.
Q - Sur "l'américanophobie" supposée des Français selon Bernard Kouchner, est-il compliqué pour un ministre du gouvernement français, notamment ministre déléguée aux Affaires européennes, de poursuivre ses contacts avec les Américains aujourd'hui ?
R - J'ai enseigné pendant quelque temps dans une université américaine, à Columbia. Je sais que c'est un peuple fier, très patriote. Je sais aussi qu'il y a dans ce peuple américain une proximité vis-à-vis des Européens et des Français qui ne se démentira pas.
Q - Décelez-vous aujourd'hui ce malaise entre la France et les Etats-Unis ?
R - Il y a eu des tensions, des incompréhensions même, mais elles s'effacent. Je l'ai dit, nous avons récemment resserré encore nos liens de coopération au plan de la lutte contre le terrorisme. En matière de défense militaire, nous avons, là aussi, une coopération très étroite, que ce soit en Afghanistan - nous nous sommes unis aux Américains pour mettre en place des systèmes de formation des militaires de l'armée du nouveau gouvernement afghan -, que ce soit dans les Balkans ou même en Afrique où nous avons bénéficié du plein soutien des Américains en Côte d'Ivoire.
Q - Pourtant, en ce qui concerne les relations avec la Libye, ce sont les Etats-Unis qui ont renoué et non la France. Et concernant le projet ITER les Etats-Unis ont l'air de bloquer la candidature de la France.
R - Concernant la Libye, nous nous réjouissons qu'elle revienne dans la communauté internationale et nous ne pouvons que saluer le succès de la diplomatie américano-britannique. De même nous considérons que la diplomatie franco-germano-britannique en Iran a permis de conduire ce pays à renouer avec la nécessité de lutter contre la dissémination des armes de destruction massive. Nous devons croire au désarmement parce que c'est une nécessité. Nous devons donc y croire pour ce qui est de la Libye.
Q - Dans ce contexte, estimez-vous que les cérémonies qui vont marquer le 60ème anniversaire du débarquement vont revêtir cette année une grande importance ?
R - Une importance absolument majeure. Il ne faut pas croire que le peuple français ait la mémoire courte. Nous savons ce que nous devons aux Américains et aux Canadiens qui sont venus aider à la libération de notre pays. Les manifestations qui sont organisées par mon collègue M. Hamlaoui Mékachéra pour le 6 juin à Arromanches et dans les communes avoisinantes, seront de très grande ampleur. Nous avons invité le président américain, la reine d'Angleterre, le Premier ministre britannique Ce qui marque le début d'une nouvelle ère, celle d'un monde pacifié au niveau transatlantique avec une Europe de la grande réconciliation, la réconciliation franco-allemande bien sûr, mais aussi la réconciliation entre l'Est et l'Ouest.
Q - Vous parlez de réconciliation entre l'Est est l'Ouest, on ne peut pas vraiment parler d'entente cordiale entre la France, l'Europe et Israël.
R - Je ne suis pas tout à fait d'accord avec cette analyse. Nous souhaitons la paix au Proche-Orient. Nous pensons que la voie vers la paix ne peut être celle d'un règlement militaire du conflit. C'est la raison pour laquelle nous souhaitons ardemment une relance de la Feuille de route, qui n'est pas celle de l'Europe seulement, mais qui est celle du Quartet - de la Russie, des Nations Unies, des Etats-Unis et de l'Europe. C'est la seule voie. Nous voulons qu'Israël soit un Etat sûr. La sécurité est un droit un imprescriptible, c'est ce qu'a rappelé le président de la République. Nous voulons un Etat palestinien qui soit aussi un Etat apaisé. Nous pensons que les deux peuples ont un droit à la réconciliation et tout ce qui pourra être fait pour les aider dans cette voie sera fait par l'Europe.
Q - Que veut dire la politique arabe de la France dans tout cela ? Qu'implique-t-elle ?
R - Nous avons des liens avec un grand nombre de pays arabes du fait de notre histoire et aussi de la proximité culturelle que nous avons avec ces pays ayant appartenu à la Communauté française. C'est pourquoi nous pensons que cette expertise qui nous est propre nous donne une aptitude particulière à aider à la prévention des crises et, si besoin est, au règlement des conflits. Nous entendons continuer à jouer pleinement notre rôle à cet égard.
Q - A Paris, on parle de politique équilibrée de la France au Proche-Orient. En Israël, on considère que la politique française au Proche-Orient est pro-arabe.
R - Nous sommes pour la paix, nous avons des liens très étroits avec Israël où d'ailleurs plus de 10% de la population y est francophone. Entre Israël et nous, il existe donc une filiation directe. Il y a une très importante communauté juive en France. Nous considérons qu'Israël a droit à sa sécurité. Il faut arrêter l'engrenage des attentats, de la violence, du terrorisme et de l'implantation de nouvelles colonies. D'ailleurs, les Américains, comme nous, considèrent qu'implanter de nouvelles colonies n'est pas favorable à la paix, que nous souhaitons tous ardemment.
Q - Serait-il difficile pour le gouvernement français de reconnaître que Jérusalem est la capitale d'Israël ?
R - Nous nous en tenons à la Feuille de route : toute la Feuille de route, rien que la Feuille de route. Nous voulons deux Etats. Nous voulons que le peuple d'Israël - qui a le droit à la sécurité et de vivre en paix - soit reconnu par ses voisins et que le peuple palestinien qui a droit à un Etat, obtienne aussi la possibilité de vivre en paix dans cet Etat.
Q - On va parler maintenant, si vous le voulez bien Mme Lenoir, de l'Europe puisque nous parlions des relations entre la France, l'Europe et les Etats-Unis. Est-ce qu'on peut considérer aujourd'hui que l'Europe est compatible avec l'Otan ?
R - On ne peut pas dire "considérer" puisque cela est. Cela a été réaffirmé par le Conseil européen des chefs d'Etat et de gouvernement qui a adopté des conclusions en ce sens les 12 et 13 décembre dernier à Bruxelles. Il est vrai que la politique européenne de la défense a fait des pas de géants l'année passée. C'est d'ailleurs un des éléments les plus positifs, les plus constructifs de l'année européenne qui vient de s'achever. Mais cette défense européenne s'inscrit dans une stricte compatibilité avec l'OTAN. Nous avons besoin de l'OTAN. Nous l'avons vu hélas, lors des conflits qui se sont déclenchés dans les Balkans. Nous avons besoin d'une coopération étroite entre l'Union européenne et l'OTAN et c'est ce qui a conduit à la conclusion des accords permanents dits "Berlin Plus", qui nous permettent de coordonner nos interventions sur certains théâtres d'opérations avec l'OTAN. Par exemple, l'Alliance atlantique prendra cette année une décision pour une éventuelle relève par l'Union européenne de la SFOR en Bosnie-Herzégovine. Ce qui constituera une opération beaucoup plus importante, beaucoup plus conséquente, que celle que nous avons menée suivant la même logique en Macédoine en 2003.
Q - Toujours concernant l'Europe, est-ce que l'année 2004 peut vraiment être l'année du rebond de l'Union européenne ?
R - Vous avez raison de souligner que l'Europe a subi une certaine panne du fait que les Etats n'étaient pas prêts à conclure un accord. Les Etats n'ont pas pu faire ce saut qualitatif qui doit être fait, chacun en est conscient, avec l'adoption pour la première fois d'une véritable Constitution européenne permettant à des institutions rénovées et renforcées de faire mieux vivre ensemble les peuples européens.
Q - Est-ce que ce qui n'était pas possible dans les derniers jours de 2003, sera possible dans les premiers jours de 2004, c'est-à-dire un accord sur le projet de Constitution européenne ?
R - Les premiers jours certainement pas. La présidence irlandaise a été mandatée par les chefs d'Etat et de gouvernement pour faire des propositions sur la conduite à venir des négociations pour remettre les Etats autour de la table, pour relancer le dialogue constitutionnel. Notre cap est 2004. Si la présidence irlandaise ne parvient pas à faire établir un compromis pour que cette Constitution voit le jour, il sera nécessaire que cela puisse se faire sous présidence néerlandaise, c'est-à-dire avant la fin de 2004. En tous les cas, tel est notre objectif et nous sommes résolus à aider à ce que cet objectif soit atteint.
Q - Donc vous dites, cela se fera de toutes manières en 2004 ?
R - Notre souhait est que cela se fasse en 2004. Nous pensons que la pause actuelle ne doit pas conduire à retarder la marche de l'Europe plus d'un an. Une bonne pause vaut mieux qu'un mauvais compromis, certes, mais cette pause ne doit pas se transformer en retard.
Q - Comment expliquez-vous que plus l'Europe se construit, plus les Français ont l'air inquiets justement de cette Constitution de l'Europe ?
R - Je ne crois pas que les Français soient inquiets. Les sondages qui se succèdent ne se ressemblent pas, et par ailleurs ces sondages sont assez contradictoires. Le dernier sondage de l'eurobaromètre - vaste programme mené sur financement communautaire dans tous les Etats - montre que les Français sont un peu moins enthousiastes face à la perspective de l'élargissement, mais qu'en revanche, ils considèrent que le rythme de progression de l'Europe, et ce dans tous les domaines, n'est pas assez rapide et qu'il faudrait que l'Europe avance plus vite.
Q - Certains disent pas assez vite, d'autres disent trop vite.
R - Non, la majorité des Français sont pour que l'Europe avance. Ils sont pour que l'Europe ait une identité politique forte. Ils demandent une Europe de la défense, une Europe de la politique étrangère, une Europe de la justice pour lutter contre la criminalité organisée, une Constitution. En grande majorité, les Français sont pour que l'Europe se dote d'institutions renforcées. Il ne faut pas considérer que les sondages reflètent un sentiment nouveau. Les Français sont profondément Européens. Ils ont simplement le sentiment réel que l'Europe est en pleine mutation, qu'elle a à faire face à des perspectives assez nouvelles. Et il est normal qu'ils se posent un certain nombre de questions.
Q - Nous avons oublié de parler de l'Europe économique ; que faut-il attendre en 2004 de la croissance au niveau européen ?
R - Les échéances de 2004 vont toutes dans le sens d'une relance de la croissance. Premièrement, l'élargissement avec des pays qui nous rejoignent et dont les taux de croissance sont deux fois supérieurs aux nôtres
Q - Avec des taux de croissance supérieurs aux nôtres mais en retard au niveau économique ?
R - Bien entendu, c'est normal, puisqu'ils sont en phase de rattrapage, comme l'étaient l'Espagne et le Portugal, par exemple, lorsqu'ils sont entrés en Europe en 1986. Deuxièmement, pour la première fois, l'Europe se met en position de prendre des mesures concrètes pour relancer la croissance, qu'il s'agisse du financement des grandes infrastructures en réseau, les transports notamment
Q - C'est sur 20 ou 25 ans, c'est pas pour tout de suite ?
R - Il y a eu quand même 46 projets qui ont été adoptés lors du dernier Conseil européen qui sont très intéressants. Ils vont être financés selon des modes nouveaux, grâce à des prêts de la Banque européenne d'investissement. Il n'y aura pas de lancement d'un emprunt communautaire comme l'avait imaginé Jacques Delors il y a une dizaine d'années, mais ce seront des prêts. Par conséquent, ces projets devraient être réalisés à échéance de quelques années et non pas à une date aussi éloignée que celle que vous évoquez. Il faut aussi, et c'est la détermination de l'ensemble des Etats européens, encourager beaucoup plus la recherche et l'innovation. Les Etats, le gouvernement français en particulier, sont enfin engagés dans des réformes structurelles en profondeur de manière à éviter les conséquences négatives d'un vieillissement démographique européen qui, si nous n'y prenons garde, serait un handicap pour notre croissance et pour les emplois.
Q - Justement, les Etats-Unis avaient parlé de "vieille Europe", est-ce que ce n'est pas le cas aujourd'hui ?
R - L'Europe vieillit du point de vue démographique. Nous sommes, nous Français, privilégiés puisque le taux de fécondité en France est le plus élevé d'Europe avec le taux irlandais. Mais il faut prendre garde. Il faut veiller à l'avenir. Plusieurs mesures sont en train d'être prises au niveau national et au niveau européen. Au niveau national, ces mesures concernent la politique familiale, mais aussi des réformes structurelles. Au niveau européen il faut songer à une politique de l'immigration globale beaucoup plus axée vers la relance d'une dynamique du marché de l'emploi.
Q - C'est-à-dire, expliquez-nous un peu ce que cela veut dire.
R - Par exemple, nous avons accueilli récemment des infirmières polonaises parce que nous avions besoin de doter nos hôpitaux de personnels paramédicaux et médicaux. Nous avons aussi accueilli dans d'autres secteurs des travailleurs non européens venant du Maghreb. Cela veut dire que l'immigration est un des grands enjeux de nature économique, sociale, politique et culturelle pour l'Europe. Or cette politique d'immigration doit être conjuguée avec une réflexion approfondie sur la manière de mieux intégrer ceux que nous accueillons chez nous pour contribuer à la croissance et qui méritent d'être accueillis dans les meilleures conditions.
Q - Vous dites aujourd'hui l'immigration est une chance pour la France et pour l'Europe quand il s'agit de l'immigration des pays du Maghreb ?
R - Il n'y a pas à différencier selon l'origine. L'immigration intra-européenne n'est pas une véritable immigration, quoique certains pays, dont la France, ont pris des précautions pour ne pas donner un accès libre à leur marché de l'emploi. Nous avons en effet souhaité garder la maîtrise totale de l'accueil des travailleurs des pays entrants qui désireront venir chez nous pour trouver un emploi. Cette maîtrise nous l'avons encore pour quelques années, au moins deux ans, peut-être cinq, ou même éventuellement sept si des difficultés se présentaient. Donc, nous aurons la totale maîtrise de l'accès à notre marché de l'emploi après l'élargissement. Nous avons bien évidemment, vis-à-vis des pays tiers, cette même totale maîtrise. Il ne faut pas bloquer l'immigration. En revanche il faut éviter - ce qui est défavorable à tous - une immigration illégale contre laquelle des mesures sont prises en France mais aussi au niveau européen
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 13 janvier 2004)