Interview de M. Laurent Fabius, secrétaire national du PS, à "France Inter" le 28 septembre 2004, sur les raisons de son non au référendum sur la Constitution européenne.

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Média : France Inter

Texte intégral

Q- S'agit-il d'un débat ou d'une guerre de position entre grands initiés, hors de portée des citoyens qui n'ont pas lu le traité constitutionnel pour l'Union européenne ? Pour faire la part de l'intérêt ou de la nécessité du oui ou du non au référendum annoncé, les déclarations et les points de vue contradictoires dans la presse écrite et audiovisuelle, suffisent-ils à donner la mesure de ce qui est un choix de société, la forme politique de l'Union européenne ? Vous êtes l'auteur d'un essai à paraître aux éditions Plon, le 7 octobre prochain, intitulé "Réconcilier les deux France". Quelle deux France ? Les France du oui et du non sur la question européenne ?
R- Non, cela fait longtemps que j'explique qu'il y a, dans notre pays, au moins deux France séparées par un fossé énorme : une France qui croit en son avenir, qui n'a pas de souci en matière scolaire, en matière de logement, en matière de santé - cela traverse d'ailleurs beaucoup de couches sociales -, et puis une France qui se dit "mes enfants vont galérer, ils ne trouveront rien comme emploi durable". Je pense que le rôle de la politique, en particulier à gauche, est d'arriver à rassembler ces deux France en changeant les mécanismes de protection sociale, en rendant l'emploi plus durable, les mécanismes de logement et les mécanismes scolaires. Mais c'est autre chose que la question qui nous occupe ce matin, c'est-à-dire oui ou non au projet de Constitution.
Q- F. Bayrou, qui était là au début de la semaine, nous disait que la nouvelle frontière en politique, c'est l'Europe. Est-ce que l'Europe, ce n'est pas précisément l'avenir de la France ? Et donc, de ce point de vue, est-ce que votre non, le choix que vous avez fait, n'est pas un choix politique dangereux ; dire non à l'avenir...
R- Attention à une confusion. Je pense comme vous que l'Europe est l'avenir de la France. Je fais tout à fait mienne la fameuse formule de Mitterrand qui disait "la France est notre patrie, l'Europe est notre avenir". Donc, je suis à fond pro-européen, et pas simplement théoricien de l'Europe. Mais j'ai moi-même, dans mes responsabilités gouvernementales, pris des décisions qui ont fait avancer l'Europe. Je suis signataire, moi et personne d'autre, de l'entrée de l'Espagne et du Portugal dans la communauté européenne. J'ai travaillé pour l'euro, etc. Mais la question qui va nous être posée, qui va être posée aux Français, pas simplement aux socialistes, l'année prochaine, ce n'est pas est-ce que vous êtes pour ou contre l'Europe - tout le monde est pour
l'Europe, en tout cas, j'espère -, mais c'est comment est-ce que l'on va vers l'Europe que nous souhaitons. Est-ce que l'on va vers une Europe diluée, vers une Europe qui soit simplement un marché, où il n'y a aucune réalité sociale, aucune réalité de l'emploi, ou bien est-ce que l'on va vers une Europe que j'appelle "puissance", où il y a vraiment une orientation sociale et où on peut faire face aux Etats-Unis, etc. Et je pense que la question qui nous est posée à travers ce projet de constitution, ce n'est pas pour ou contre l'Europe, mais c'est comment on y va le mieux. Mon sentiment, ayant étudié très précisément ce texte, c'est qu'il va nous enfermer. Il est irrévisable (sic), il ne permet ce que j'appelle "une Europe différenciée", il ne permet pas d'être suffisamment ouvert sur l'emploi. Donc, au nom même de l'Europe, au nom même de ma conviction européenne, je pense qu'il faut un meilleur texte. Une Constitution oui, mais une Constitution différente.
Q- Vous voyez bien que souvent, c'est à ce moment-là que cela coince. Parce que beaucoup vous oppose que dire non, c'est prendre le risque de bloquer le système et qu'après tout, le traité de Constitution est beaucoup mieux que le traité de Nice, qui lui-même aussi demande l'unanimité auquel on ne peut pas toucher beaucoup plus qu'à l'autre.
R- Prenons les choses une par une. C'est vrai que c'est une objection qui est souvent faite. Tout à l'heure vous disiez "le débat, la personnalisation, etc." ; évitons la personnalisation !
Q- J'ai même dit, en reprenant certains, "le lynchage médiatique de L. Fabius".
R- Oui, vous avez raison. Evitons la personnalisation. C'est un débat de fond, c'est un débat qui doit être maîtrisé, qui doit être respectueux des uns et des autres. S'agissant des socialistes, il doit permettre l'unité du PS. Nous devons pouvoir échanger des arguments et nous respecter les uns les autres. Sur la remarque que vous faites : oui, le traité de Nice n'est pas un bon traité, mais c'est celui qui nous régit aujourd'hui. Il vaut jusqu'en 2009. Nous avons donc encore 5 ans. Et on nous propose un certain projet de Constitution. Je l'ai étudié à fond, et je pense que ce projet présente des dangers. Je les cite rapidement. D'abord, parce qu'il confond les institutions, les valeurs qui sont l'essence d'une Constitution, et les politiques. Quand vous regarderez ce traité attentivement, vous verrez qu'il est question de la politique économique, de la politique de santé, de la politique de recherche, de la politique agricole, ce qui n'a rien à voir dans une Constitution. Donc, c'est un fourre-tout, alors que je souhaiterais que ce soit recentré sur les institutions et les valeurs, sur lesquelles tout le monde est d'accord - à peu près tout le monde. Deuxièmement : si on veut une Europe forte, il ne faut pas penser que la Pologne, l'Estonie vont avancer au même rythme que la France et l'Allemagne. Cela, ça ne fonctionne pas. Il faut faire ce que j'appelle "l'Europe des trois cercles", c'est-à-dire une Europe avec la France, l'Allemagne, la Belgique, l'Italie, l'Espagne, qui va avancer vite ; une Europe du deuxième cercle, plus large, avec la Hongrie, la Pologne, etc., et puis à la périphérie, au-delà de l'Europe, des pays qui doivent être nos partenaires. Je pense à la Turquie, je pense au Maghreb.
Q- En position d'attente ?
R- Voilà, en position d'attente. Or pour faire cela, il faut en termes techniques - vous le regarderez dans le texte -, que les "coopérations renforcées", c'est-à-dire ce que peuvent faire ensemble les pays du noyau dur, soient facilitées. Quand vous regardez le texte, c'est impossible ! Donc, je dis "attention !", parce que si on adopte ce projet de Constitution, on va avoir une Europe diluée et non pas une Europe qui va pouvoir avancer. Et puis, dernier point : je pense qu'il faut que ce projet de Constitution soit ouvert sur l'emploi, sur le social. Or, quand vous regardez en détail, vous vous apercevez que, par exemple, l'impôt sur les sociétés va être soumis à un veto. Cela veut dire que l'Estonie, où l'impôt sur les sociétés est de zéro, pourra continuer à avoir un impôt de zéro sur les sociétés, ce qui aboutira à des délocalisations. Vous vous apercevez que toutes les perspectives financières sont soumises à l'unanimité, ce qui veut dire, que l'on va bloquer des perspectives de développement de l'Europe vers la recherche, vers la technologie. Donc, je me résume : oui, à fond, pour l'Europe, mais donnons-nous du temps afin de remettre les choses à plat, de garder ce qu'il y a de bon dans le projet de Constitution, de le recentrer sur les institutions. Et, en revanche, de rediscuter ce qui ne va pas.
Q- On voit que cela fait longtemps que l'Europe pose toutes sortes de difficultés, qu'elle est difficile à construire. Est-ce que le compromis n'a pas toujours été au fond la meilleure forme de faire bouger l'Europe ?
R- Bien sûr, je suis tout à fait d'accord.
Q- Oui, mais là, vous arriver et vous dites "non".
R- Non, non, attention ! Vous savez, c'est comme les polices d'assurance : le problème n'est pas simplement de savoir si c'est un peu meilleur ou un peu moins bon qu'avant. J'imagine que quand vous signez une police d'assurance, vous lisez ce que vous signez, et s'il y a des points fondamentaux avec lesquels vous n'êtes pas d'accord, vous ne signez pas ! C'est aussi simple que cela. Je dis que dans la discussion qui a eu lieu, il y a des points qu'il faut acter, que l'on va garder, mais il y a des points qui vont aboutir à la dilution de l'Europe et à l'impossibilité de faire l'Europe puissance, l'Europe sociale que nous souhaitons. Donc, je dis, rediscutons ce qui ne va pas, c'est aussi simple que cela.
Q- Mais quand on vous dit, par exemple, qu'il n'y a aucun recul dans le traité de Constitution, il n'y a que des avancées par rapport au traité de Nice ?
R- Ce n'est pas tout à fait exact. D'abord, si nous votons ce texte, il ne
pourra être révisé qu'à l'unanimité. Il aura le poids, la solennité d'un
texte qui aurait été adopté par 400 millions de personnes. Donc, cela
veut dire que dans les 25 ans qui viennent, il ne bougera pas.
Q- Mais retournons à Nice...
R- Nice est fait pour être provisoire...
Q- Oui, mais si on n'a pas le traité [constitutionnel], on revient au
traité de Nice. Et c'est la même chose : il faut l'unanimité pour le
faire bouger.
R- Oui, mais quand vous êtes dans une discussion, vous n'acceptez pas nécessairement tout ce que les autres vont vous dire. Je ne veux pas d'une Europe à l'anglaise, avec des normes sociales polonaises ! La France a son mot à dire, les Français peuvent discuter. Je pense que ce traité de Constitution a été insuffisamment et mal négocié. Je veux que l'on défende mieux notre conception de l'Europe. Pour reprendre votre comparaison, c'est comme si on vous disait "là, vous allez avoir une augmentation salariale de 2 %, mais cela veut dire que pendant 25 ans, vous n'aurez plus rien. Je ne suis pas d'accord ! Je pense que l'Europe c'est vraiment quelque chose de fondamental pour nous, et qu'il faut que cela puisse nous permettre d'avancer dans le futur, alors que là, on va être bloqué. On va être d'autant plus bloqué si, en plus, l'affaire de la Turquie arrive. Imaginez la dilution que cela signifierait un pays de 80 millions d'habitants, qui pourrait dire comme les autres "non", ce qui signifie qu'alors que nous avons voulu depuis 50 ans bâtir une Europe qui vraiment ait des dimensions diverses, qui puise faire jeu égal avec les Etats-Unis, demain avec la Chine, avec l'Inde, eh bien, finalement, on va redescendre tout l'escalier parce qu'on n'aura pas défendu suffisamment les intérêts de Europe et les intérêts de la France.
Q- Vous venez dire "Etats-Unis". Certains vous opposent que là on ouvre grand la porte aux Etats-Unis, qui ne veulent pas de l'Europe.
R- Certainement pas. Vous regarderez ce texte et vous regarderez en particulier ce qui concerne la défense. Je suis partisan, depuis très longtemps, d'une défense européenne. Et j'ai fait des propositions en particulier, pour qu'il y ait un rapprochement entre la défense allemande et la défense française, ce que l'on n'a pas fait. Quand vous regardez le passage du projet de Constitution sur la défense, vous vous apercevrez que cela met la défense européenne sous mandat - comme on ne l'a jamais fait - de l'OTAN. Ce qui signifie qu'il n'y aura pas de défense européenne avec un texte comme celui-ci. Deuxièmement, si on fait entrer la Turquie dans le système, ce qui est la recommandation et même l'injonction du Président Bush, qu'on ne parle pas de défense européenne par rapport aux Etats-Unis. Donc, les Etats-Unis sont un grand pays mais l'Europe doit pouvoir assumer son autonomie et son indépendance. Et ce projet de constitution ne va clairement pas dans ce
sens.
Q- Une toute dernière chose, sur la politisation du débat : F. Hollande disait hier à nos confrères de RTL qu'il était même prêt à remettre sa fonction dans la balance. "Si c'est non, j'abandonne mon poste, dit-il.
R- Il faut faire attention. Je crois que l'on ne peut pas tout mélanger. F. Hollande est un très bon premier secrétaire du PS. Il a souhaité que le débat soit ouvert. On aurait pu penser que le débat doive avoir lieu un peu plus tard. Bon, maintenant, il a lieu. Mais ne mélangeons pas tout. Il y a un débat qui s'adresse à l'intelligence de chacun. Aujourd'hui, ce sont les socialistes qui débattent, demain ce seront l'ensemble des Français. Il faut examiner les arguments et non pas dire "attention, si vous votez oui ou non, par rapport à ce projet de Constitution, cela aura des conséquences sur les responsables du PS, sur son organisation, sur la majorité". Non, ce sont deux problèmes différents. C'est la raison pour laquelle, il faut être très respectueux des arguments des autres. D'autant que, s'agissant du PS, je ne sais si c'est le oui ou le non qui va l'emporter, mais de toutes les manières, une fois qu'une décision a été prise, elle s'applique a tout le monde.
Q- Vous allez les convaincre que ce ne sont pas des primaires ?
R- J'espère. C'est la raison pour laquelle, il faut essayer de dépersonnaliser, parce que c'est un débat important, et qu'il faut juger sur le front des idées. Il y a tellement de gens qui s'abstiennent aux élections, qui sont dégoûtés de la politique, parce qu'ils disent qu'on leur cache les choses, qu'on ne leur montre jamais les vrais débats. Là, il y a un débat intéressant ! Eh bien, ayons-le sur le fond, sans qu'il soit caché, oblitéré par des questions de personnes.
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 28 septembre 2004)