Déclaration de M. François Bayrou, président de l'UDF, sur le débat concernant l'ouverture de négociations en vue de l'éventuelle adhésion de la Turquie à l'Union européenne, à l'Assemblée nationale le 14 octobre 2004.

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Circonstance : Débat à l'Assemblée nationale sur la candidature de laTurquie à l'Union européenne

Texte intégral

Monsieur le Premier Ministre,
Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les Députés,
Un Parlement où le droit au débat ne se gagne qu'au terme d'une épreuve de force ! Voilà où en sont arrivées nos institutions. Il a fallu des semaines de controverse et de palinodies pour obtenir d'exercer le premier droit d'un Parlement : le droit de s'exprimer sur un sujet historique qui engage notre avenir européen et donc l'avenir de la nation.
Car on peut être pour ou contre, favorable ou défavorable, enthousiaste ou sceptique, devant la perspective de l'adhésion de la Turquie à l'Europe, mais nul ne contestera qu'il s'agisse pour l'avenir de l'union d'une décision capitale.
Or cette idée de débat, aussitôt qu'elle a été avancée, a suscité de la part du gouvernement un blocage et une fermeture qui montre quelle conception l'exécutif se fait de la représentation parlementaire.
Le gouvernement a dit " ce n'est pas l'affaire de l'Assemblée nationale ". Le gouvernement a dit " ce ne sont pas nos institutions ". Le gouvernement a dit même " ce n'est pas la Constitution ". La semaine dernière, le Ministre Chargé des Relations avec le Parlement ne l'envoie pas dire cité par le Figaro : " Les parlementaires UMP qui veulent un débat peuvent aller se faire cuire un uf ".
Jeudi, devant le Club Europanova, vous déclariez, Monsieur le Premier Ministre, qu'un débat aurait lieu avant de préciser, trois heures plus tard, qu'il ne pouvait pas se tenir avant le Conseil européen du 17 décembre. Vous envisagiez autrement dit que le Parlement en soit réduit à commenter et seulement commenter une décision déjà prise. Pressé de réactions mécontentes, y compris dans votre propre parti, vous déclarez le samedi soir que finalement vous étiez prêt au débat à tout moment, mais à condition bien entendu que ce soit un débat sans vote.
Et enfin, lundi soir, nous apprenons avec stupéfaction que ce débat qui institutionnellement ne pouvait pas avoir lieu, puis dont l'horizon se dessinait au 17 décembre, serait organisé toutes affaires cessantes, ce jeudi et en moins de trois heures. Traduisons : un débat le plus vite possible, à la diable, si possible à la sauvette, pour tenter d'évacuer la question.
Mais , -soulagement !-, un débat sans vote, c'est-à-dire un débat à l'issue duquel le pays ne pourra pas connaître le jugement profond des parlementaires qu'il a pourtant élus pour le représenter, un débat verbal avec du pour et du contre , de manière que la représentation nationale ne soit pas engagée.
Monsieur le Premier Ministre, ne voyez-vous pas de quelle démocratie malade, affaiblie, appauvrie, nous sommes ainsi en train de donner l'image ? Vous savez bien, si vous n'étiez pas au gouvernement, vous-même, ce qu'à cet instant vous diriez parce que vous savez bien ce que la famille d'esprit de la démocratie française à laquelle vous avez appartenu a toujours dit à ce sujet : les pouvoirs doivent être équilibrés et la voix des citoyens s'exprimer dans chacun des débats qui engagent son avenir, a fortiori quand ce sont les débats les plus graves. À quoi servirait-il que les Français élisent 577 députés, 331 sénateurs et que nous ayons tout cet apparat, toutes ces statues, ces cariatides, ces marbres et ces bronzes, s'il nous est interdit de représenter le sentiment des Français, prendre le risque, car c'en est un, de nous exprimer quand l'essentiel est en jeu.
Et que signifie un débat sans vote ? Des mots, des paroles, dont tout choix engageant serait exclus. Alors à quoi sert cette invocation permanente de la responsabilité dont nous prétendons verbalement faire l'alpha et l'oméga de l'avenir de notre société ?
Et en quoi cette manière d'effacer la responsabilité personnelle des parlementaires est-elle, en quoi que ce soit, un avantage pour nos institutions et un atout pour le Président de la République ?
Tout le monde voit bien la démarche la plus normale, la plus élémentaire pour qui respecte le droit du Parlement, c'est-à-dire le droit du citoyen. Vous auriez dû venir devant l'Assemblée nationale, en application de l'article 49-1 de la Constitution et dire simplement : " Voilà quelle est la politique du gouvernement, voilà la ligne que le Président de la République a fixée, nous vous demandons votre soutien ". Et le Parlement aurait voté, comme il l'a fait dans une autre décision importante, en janvier 1991, en approuvant la déclaration de Michel Rocard, Premier Ministre de l'époque, dans des circonstances qui touchaient le Moyen-Orient. Cela aurait été une démarche de responsabilité qui aurait honoré le gouvernement et honoré le Parlement.
Et cette façon de dire : " c'est un problème de diplomatie " heurte profondément notre manière de voir les choses. Car la diplomatie, cela regarde tout le monde ! Tous les citoyens, et tous les parlementaires, et pas seulement le Président de la République. Et puis l'Europe, ce n'est plus de la diplomatie, ce n'est plus de la politique étrangère. L'Europe, ce n'est pas l'étranger, c'est désormais une autre façon de poser les problèmes de politique intérieure, c'est la politique de la nation, et même le plus intime de la nation qui est en jeu !
À supposer que par crainte de votre majorité vous ayez considéré cela comme un risque, -ce que j'ai du mal à comprendre parce que convenez avec moi que si vous doutez de pouvoir convaincre les 361 députés du groupe UMP de l'Assemblée nationale, il y a peu de chances que vous puissiez entraîner l'adhésion des soixante millions de Français.
Mais à supposer même que vous considériez cela comme un risque, alors il suffisait d'appliquer notre Constitution modifiée deux fois en 1992 et en 1999 pour que le Parlement de la République puisse donner son sentiment sur les choix européens. Et à l'époque, le principal orateur du groupe RPR, c'était Michel Barnier l'actuel Ministre des affaires étrangères disait ceci et j'en approuve tous les mots : " Nous croyons que le Parlement doit pouvoir s'exprimer sur toutes les propositions européennes importantes ". Monsieur le Ministre des Affaires Étrangères, quelle proposition européenne est plus importante que celle que nous débattons car elle est de la définition même de la nature de l'Europe ?
Car c'est en effet la question. Toutes les réflexions que nous échangeons sur la Turquie sont importantes, mais la réflexion essentielle est bien de savoir ce qu'est notre projet européen. Le groupe UDF, non pas cette année mais depuis 1999, depuis la décision d'Helsinki, depuis l'intervention conjointe de Valéry Giscard d'Estaing et de moi-même, a affirmé sans cesse que l'adhésion de la Turquie changeait le projet européen. Et c'est ce projet que je voudrais reprendre en quelques mots.
Nous croyons que l'Union Européenne est une unité politique en construction.
Or l'adhésion de la Turquie ce n'est pas un pas vers l'unité de l'Europe, c'est un pas vers sa dispersion. Et cela est vrai à tous les points de vue.
C'est vrai en matière de géopolitique. La décision d'adhésion de la Turquie rendrait l'Europe frontalière de la Syrie, de l'Irak et de l'Iran. Or cela n'est pas l'Europe. Chacun connaît les problèmes brûlants et les drames qui se jouent dans cette partie du monde. L'Europe y a son mot à dire. Elle n'y joue pas le rôle qu'elle devrait y jouer. Mais elle ne pourra le faire que si elle est impartiale, et j'espère qu'elle le sera. Et donc elle le sera beaucoup plus difficilement si elle est partie prenante, intéressée et engagée par l'un de ses pays membres.
Le fossé est aussi large en matière démocratique.
Dans les dix dernières années, dans la région du Kurdistan, ce sont des milliers de villages qui ont été détruits par la violence et les populations chassées. Et la question kurde est un abcès et un drame de tous les jours dans cette partie du monde. La question arménienne est lancinante. Des centaines de milliers de nos compatriotes en sont blessés depuis près de 90 ans. La question de Chypre et de l'occupation militaire d'une partie de l'île est une question lancinante et des milliers de nos compatriotes déplacés en sont blessés.
Et au lieu de pouvoir manifester l'impartialité et la sollicitude qui devraient être les nôtres, nous serions pris dans la solidarité nécessaire entre l'État turc et l'Union à laquelle il appartiendrait.
Croit-on, par exemple, que notre parlement aurait pu voter la loi de janvier 2001 sur la reconnaissance du génocide arménien si la Turquie avait été membre de l'Union ? Il y a eu beaucoup de débats récents autour du nouveau code pénal de la Turquie. On a beaucoup parlé de la criminalisation de l'adultère. Généralement pour se réjouir que le bras de fer de l'Union européenne ait entraîné ou ait obligé le gouvernement Turc à abandonner cette disposition. On ne s'est pas demandé -je le dis au passage- pourquoi ce gouvernement avait fait cette proposition ? À quels impératifs répondait cette question.
Mais on n'a pas vu l'article 305 de ce code pénal. C'est l'article qui exige que l'on punisse les " menées anti-nationales " et naturellement cette rédaction, commune à beaucoup de pays, n'a pas posé de problème auprès de la Commission. Il faut se replonger dans le rapport de la Commission de la Justice du Parlement turc qui fondera la jurisprudence pour y lire ce que le Parlement de la Turquie, en ce mois de septembre, entendait par " menées anti-nationales ". Le rapport de cette Commission de la Justice, que j'ai lu, cite deux exemples : le fait de soutenir le retrait des troupes turques de Chypre ; le fait de demander la reconnaissance du génocide arménien !
Ainsi cette reconnaissance dont nous avons fait une loi de la France, par souci de justice historique, est refondée comme un crime en Turquie, passible de dix ans de prison !
Et on nous dit qu'il n'y a pas de différence démocratique entre la Turquie et l'Europe !
La réalité et la vérité, c'est qu'il y a le choix entre deux modèles. L'Europe unitaire ou l'Europe dispersée. Il faut toujours en revenir à cela : en réalité, il y a deux projets européens, depuis l'origine, dont les logiques s'affrontent et entre lesquels il faudra bien un jour que nous choisissions.
Il y a le projet d'intégration européenne. C'est le vieux et magnifique discours de Victor Hugo il y a 155 ans : " un jour viendra où vous France, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne ". Nos nations, fières et grandes, s'étant beaucoup battu, s'étant épuisées les unes contre les autres, ayant découvert que leur taille et leur division et leur dispersion leur interdisaient de compter les unes contre les autres, décident que désormais, pour leur langue, pour leurs murs, pour leur idée de l'éthique, pour leur contrat social, elles devront compter ensemble.
Non pas se dissoudre, mais se rassembler.
C'est cela l'idée fédérale : nous avons entrepris de retrouver ensemble la souveraineté perdue. Dans le domaine monétaire, dans le domaine militaire, dans le domaine de la recherche, la souveraineté arrachée, devenue seulement symbolique, de chacune de nos nations prises séparément, nous avons entrepris de la retrouver ensemble.
L'idée fédérale n'est pas celle d'un super-État ! Elle est celle au contraire du respect scrupuleux de la différence, de la culture, de la liberté d'action pour chacun, dans tous les domaines où il peut agir seul. Et pour agir ensemble, dans les domaines de souveraineté, on se dote d'institutions démocratiques !
Car c'est bien le deuxième aspect de la démarche communautaire. Là où il y pouvoir, il faut aussi qu'il y ait démocratie : les citoyens doivent savoir que le pouvoir leur appartient. Il faut qu'ils aient toute l'information, la transparence, la capacité de débattre. Il faut que toute décision soit d'une manière ou d'une autre reliée à leur libre-arbitre.
Et pour que la démocratie puisse jouer, il faut que les citoyens aient suffisamment de points communs. Il faut qu'ils se retrouvent dans leurs points de repère, qu'ils parlent une langue commune, non pas dans leurs idiomes mais dans leur vision du monde et dans leur vision de l'homme. Il n'y a pas unité politique possible s'il n'y a pas unité culturelle !
C'est en cela que l'Europe, unité culturelle, est, comme le disait le Général de Gaulle, une nation de nations !
Et c'est en cela que lorsqu'on choisit de rompre l'unité culturelle, on choisit en réalité de rompre l'unité politique !
Et cela plaît à beaucoup de monde. Cela plaît à beaucoup de forces.
J'ai gardé en mémoire, au Parlement européen, les applaudissements déchaînés, les démonstrations de joie narquoise, des députés britanniques les plus euro-sceptiques, de ce député conservateur britannique que j'avais entendu quelques jours avant prononcer à Paris cette phrase : " la Grande-Bretagne a résisté à Hitler ; elle résistera à Bruxelles ", lorsque fut approuvé, contre notre vote, un texte sur l'adhésion de la Turquie. Il manifestait sa moquerie de voir l'Europe, sans s'en rendre compte, renoncer à la logique d'unité pour choisir la logique de la dispersion, c'est-à-dire de la dissolution.
C'est le succès de l'autre logique, puissante ces temps-ci, à l'uvre insidieusement, incessamment, efficacement.
C'est la logique de l'Europe qui choisit de n'être qu'un simple forum, où chacun joue sa propre carte, au gré de ses seuls intérêts, une Société des nations, n'acceptant qu'une unification, non pas celle des citoyens, non pas l'unification politique, mais celle du marché, celle du code, celle des normes et des lois.
Une Europe qui se détourne, sans même y réfléchir, du projet de former une puissance -sauf en matière de marché parce que là on n'hésite pas - pour en rester ou pour en revenir à l'Europe des confrontations diplomatiques !
Plus on rend l'Europe dispersée, plus on choisit de la rendre impuissante.
Et l'on comprend dès lors l'insistance sans mesure de l'administration américaine à nous imposer l'élargissement de l'Union à la Turquie ! L'on voit très bien, du point de vue américain, ce que représente ainsi une Europe transformée en simple façade continentale de l'OTAN, garantie en Turquie par le poids des militaires sur le gouvernement.
Mais nos contradicteurs nous disent : " ce projet d'union politique est très beau, mais il est trop tard. Il y a belle lurette qu'il a été abandonné ! C'est en 1973 -nous dit-on- avec l'entrée de la Grande-Bretagne, qu'on y a, en réalité, renoncé ! Le choix historique est déjà fait -nous dit-on-, il est derrière nous ! -nous dit-on- ". C'est par exemple l'argument de Michel Rocard qui dit : " vous avez raison sur le fond, j'ai longtemps partagé cette foi mais le combat est perdu. Il faut donc élargir pour obtenir au moins un espace de droit, non seulement jusqu'en Turquie, mais bien au-delà ! ". Et le regard va jusqu'à l'Ukraine, la Biélorussie, la Russie, jusqu'à la frontière de la Chine, jusqu'au Maghreb, et la Palestine, et Israël. C'est le projet qu'exprime Monsieur Berlusconi. Et en effet quel Français osera dire non au Maroc dès lors qu'on aura dit oui à la Turquie ?
L'Europe devenue un ensemble vide, sauf de producteurs et de consommateurs, avec un droit harmonisé je le reconnais, mais de politique point, de politique plus jamais !
Et il est vrai qu'au fond, peu ou prou, tous les gouvernements vont dans ce sens, bien contents de voir la fatalité justifier la défense éternelle de leurs prérogatives, de leur rang, de leur souveraineté d'apparence.
Les combats sont perdus, non pas par la fatalité, mais parce qu'on a renoncé à les livrer. Car si les dirigeants ont renoncé, avec complaisance, l'air soucieux mais en réalité en se frottant secrètement les mains, les peuples continuent à garder vivante la foi des fondateurs. Raison pour laquelle tous les renonciateurs, tous les démissionnaires, sont toujours obligés de commencer leur discours en expliquant qu'ils sont très Européens !
Les gouvernants se perdent dans des arguties, mais les citoyens, majoritairement, dans tous les sondages, au deux tiers le plus souvent, veulent une Europe capable de se faire entendre, respecter, qui se dote d'une défense sérieuse, qui bâtisse sa recherche, qui regarde droit dans les yeux les Etats-Unis et la Chine. Et qui leur dit : " vous avez votre modèle, nous le respectons, mais nous avons le nôtre, et nous n'y renoncerons pas. Et si vous écrivez les lois du monde, nous tiendrons autant que vous la plume du législateur et ces lois, ces principes sociaux, ces normes financières, juridiques et comptables, dans le monde des brevets et des télécommunications par exemple, ces lois protègeront notre modèle autant que le vôtre et ne seront pas à l'avantage exclusif des vôtres. "
Il y a deux visions : l'Europe intégrée ou l'Europe dispersée. La constitution que nous soutenons, et que nous soutiendrons au référendum, sert la vision de l'Europe intégrée. L'adhésion de la Turquie va vers l'Europe dispersée, l'Europe qui se dissout. Et c'est la vision d'hommes aussi différents, aussi avertis, je ne veux citer que ceux qui sont extérieurs à cette Assemblée, que Valéry Giscard d'Estaing, auteur de la constitution, de Robert Badinter, et que le négociateur du traité de Rome Maurice Faure.
Je veux répondre à deux objections. Car il y a dans ce débat des arguments lourds, que nul ne peut écarter d'un revers de main.
La première objection, c'est celle de la Turquie qui deviendrait un pont entre l'Orient et l'Occident, entre l'Islam et nos sociétés d'héritage judéo-chrétien et de liberté de pensée.
" Nous allons montrer, disent les défenseurs de cette idée -et beaucoup comptent parmi mes amis personnels- que l'Islam peut trouver sa place dans le grand mouvement de la modernité et ce sera un formidable pas en avant. "
Cet argument est fort, il est digne. Je crois qu'il n'est pas juste, mais je le prends très au sérieux.
C'est dans les propos du nouveau président de la commission européenne que je trouve les raisons de mon scepticisme. José-Manuel Barroso n'est pas le seul à les avoir utilisé cet argument, mais il est le plus récent. Dans sa récente interview au Monde, il déclare : " ce n'est pas à l'Europe de se plier à la Turquie, c'est à la Turquie de se plier à l'Europe ! "
Dans ces deux lignes, il y a beaucoup de conséquences : d'abord cela veut dire qu'il s'agit bien de se plier, cela signifie d'abord que l'on vient de deux modèles différents, de deux moules différents et que l'un doit céder à l'autre.
Or pour ma part je ne crois pas que l'on puisse durablement plier les cultures et les peuples. Je crois exactement le contraire. L'identité pliée revient comme un ressort, comme un boomerang. Elle met le temps qu'il faut, et pour elle les décennies sont comme des jours, mais elle revient sous la forme la plus dure, la plus névrotique, la plus violente, sous forme d'intégrisme, de fanatisme, de violence. D'autant plus durement elle qu'elle aura été pliée, elle reviendra. Vous voulez plier la Turquie, cette Turquie reviendra sous d'autres formes. En voulant l'intégrer en la contraignant, vous préparez, je le crains, des lendemains brûlants.
Vous ne ferez pas changer les peuples de modèle. Ce n'est pas dans le modèle contraint que les peuples peuvent trouver leur chemin, mais dans leur propre modèle, dans leur propre culture, éclairée, apaisée par la démocratie.
Et c'est précisément ici qu'est la deuxième objection : on nous dit : " si vous ne réalisez pas l'adhésion, alors la Turquie aura fait tous ces efforts pour rien, ils retomberont dans l'islamisme ! " C'est au mot près ce que j'ai entendu sur une radio ce matin de la part de M. Ayrault.
Mes chers collègues, je laisse de côté, sans l'ignorer pour autant, la part de chantage qu'il y peut y avoir dans cette affirmation.
Et je m'interroge sur le point central : les efforts vers la démocratie pour nous ne sont pas un moyen pour obtenir une faveur, si ces efforts sont sincères et profonds, ils sont un but en soi. On ne fait pas la démocratie pour faire plaisir à la Commission européenne, on bâtit la démocratie parce qu'elle est un bien pour le peuple. La liberté et les droits de l'homme ne sont pas un ticket d'entrée, ils ne sont pas un bon pour émarger aux aides du budget européen, ils sont une émancipation et la condition même du développement. Ils ne sont pas une formalité pour l'adhésion. Ils doivent être valables aussi bien pour le partenariat que pour l'appartenance, autrement ils ne sont qu'une ruse et pas une conversion profonde.
Et je voudrais enfin répondre à l'objection des objections ! Celle qui est supposée dirimante, un argument massue censé interrompre le débat et qu'il faut regarder de face. " Nous voulons la Turquie parce que nous ne voulons pas que l'Europe soit un " club chrétien " ". Je passe sur ce que cela a de condescendant et de sourdement hostile, comme si la seule religion qui était soupçonnée et réprouvée, c'était la religion de la tradition de l'Europe. Je passe sur cela qui est devenu hélas ! trop habituel. Mais je m'inscris en faux contre cette affirmation de " l'Europe, club
chrétien " !.
L'Europe n'est pas un " club chrétien ". D'abord parce qu'il y a quinze millions de musulmans qui sont nos compatriotes, dont quatre ou cinq millions en France, qui ont les mêmes droits que nous, qui sont nos concitoyens et dont je ne laisserai jamais dire que leur manière de croire doit les distinguer de nous comme citoyens. Ensuite parce que lorsque des pays européens musulmans, comme la Bosnie, voudront entrer dans l'Union, j'en prends l'engagement, nous les soutiendrons.
Et enfin parce que ce n'est pas le christianisme seul qui a fait l'Europe.
L'Europe c'est la rencontre la plus féconde que l'histoire ait jamais produite, la fertilisation croisée comme on dit en biologie, entre Athènes, Rome et Jérusalem. Et si l'on dit " Europe chrétienne ", on ne dit qu'un bout de cette histoire, en oubliant les autres. Raison pour laquelle nous n'avons pas soutenu la polémique sur les sources religieuses que d'aucun voulait écrire dans la constitution.
La puissance, et le droit, et la forme politique, c'est Rome, la langue, toutes nos langues, c'est Rome. La philosophie, la lumière de la raison, Socrate et Platon et Aristote, c'est Athènes. Et l'héritage juif, et l'héritage chrétien, c'est Jérusalem, sa grandeur et son malheur. Et le mélange, ce sont tout autant les docteurs du Moyen-âge, la Renaissance, les Lumières et la liberté de penser.
Supprimez l'un des trois, Athènes, ou Rome ou Jérusalem, et vous supprimez l'Europe.
Raison pour laquelle, -je le dis au passage comme un élément apporté au débat sur l'éducation-, les humanités classiques, le latin et le grec, ne sont pas un luxe pour les riches mais un besoin pour tous !
Alors, quelle issue ? Y a-t-il même une issue à une si grande question, à un si grand débat ? Je suis persuadé qu'il y en a une.
Si le gouvernement comprenait que le droit du Parlement n'est pas une manière de le gêner, mais une manière de l'armer ; si le Président de la République comprenait qu'il ne serait pas moins Président de plein exercice avec un parlement de plein exercice, mais qu'il le serait davantage, s'ils avaient compris tout cela, alors nous voterions.
Le groupe UDF va vous proposer de le faire aux termes d'une résolution, qui aurait dû s'appliquer à l'avis du conseil soumis au Parlement dans le cadre de l'article 88-4, et que nous proposerons, faute de mieux, dans le cadre d'un autre texte qui touche à la partie de Chypre occupée par la Turquie.
Mais nous devrions le faire dans le cadre normal, tranquillement.
Et voici, Monsieur le Premier Ministre, ce que nous proposerions dans ce cadre : que le Parlement, dans une résolution, demande au gouvernement que l'ouverture des négociations, le 17 décembre prochain, se fasse en indiquant clairement aux dirigeants turcs qu'il peut y avoir deux options au terme de ces négociations : soit l'adhésion, soit un partenariat privilégié, amorce et clé d'une construction politique plus large. Ce texte aurait pu être adopté, presque à l'unanimité. Car l'UMP dit que c'est son orientation ! Le Parti socialiste dit que c'est son choix ! L'UDF le propose solennellement. Et le gouvernement et le Président seront mieux armés, plus assurés pour l'imposer lors du Conseil du 17 décembre s'ils ont l'appui unanime du Parlement !
En effet, ce qu'il faut briser, c'est le mécanisme que l'on a voulu et que l'on présente à chaque instant comme irrésistible, irréversible, des décisions prises sans débat, sans que les peuples aient leur mot à dire. On vous dit, notamment dans les cercles de pouvoir, " vous n'avez pas tort, mais il est trop tard, la décision a été prise en 1963 disent les uns, en 1999 à Helsinki pour les autres, en 2002 à Copenhague pour les troisièmes. Désormais, c'est bien dommage, mais nous n'avons plus le choix ! " Eh bien ! ce que propose cette résolution, c'est de rendre le choix, de retrouver la liberté, de ne plus être contraints par des décisions prétendument déjà prises. De rendre ces années utiles pour conduire la réflexion, de construire une vraie alternative, pendant lesquelles mûrira la communauté démocratique.
Le partenariat qui serait ainsi proposé, par le président de la République, il est en réalité une perspective infiniment plus fructueuse, plus fertile. Tout le monde voit bien que cet univers moyen-oriental, il n'est pas pour l'Europe indifférent. La méditerranée, si elle n'est plus notre mer, mare nostrum , comme disait orgueilleusement les Romains, est notre héritage. Plus encore, la Méditerranée est notre devoir.
L'Europe unitaire, libre et forte, que nous défendons, une fois constituée, doit bâtir, avec les pays de la Méditerranée, une communauté plus large, une communauté d'obligations et d'entraide réciproques, une communauté Euro-Méditerranéenne. J'emploie à dessein le mot de Communauté qui renvoie à la première étape de la marche de l'Europe. L'Union européenne d'un côté, avec son identité qu'elle ne nierait pas et qu'elle assumerait, Les pays de la Méditerranée de l'autre, tous les pays de la Méditerranée, l'Egypte aussi bien qu'Israël, les pays du Maghreb aussi bien que le Liban, liés dans un partenariat privilégié, un partenariat de voisinage, où chacun aiderait l'autre à bâtir la paix et le développement. La Communauté de l'Europe et de la Méditerranée, qui implique que l'Europe se veuille, et se définisse, et s'accepte, et que la Méditerranée se rassemble, qui suppose que chacun accepte d'être ce qu'il est, forme un projet infiniment plus juste et plus fructueux que l'intégration forcée qui suppose que chacun renonce à son identité.
C'est ainsi que nous pouvons ouvrir une autre façon, plus positive, de résoudre la question de la Turquie et de l'Europe. Proposée par le Parlement Français dans une démocratie retrouvée, une perspective qui renouvelle le débat et renouvelle le projet, l'Europe qui s'assume, qui s'avance, et la Communauté de la Méditerranée, liées l'une à l'autre, et dont la Turquie, partenaire privilégié de l'Union, serait le premier maillon, au lieu d'être le terme du projet. Je vous remercie.


(Source http://www.udf.org, le 15 octobre 2004)