Interview de M. François Bayrou, président de l'UDF, à France-Inter le 23 septembre 2004, sur les propos de Lionel Jospin (PS) relatifs au débat sur le référendum pour la constitution européenne.

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Média : France Inter

Texte intégral

Q- Cette question du référendum sur le Traité constitutionnel vient-elle de redistribuer les cartes du débat politique ? Le texte signé par L. Jospin dans les pages du Nouvel observateur paraissant aujourd'hui va au-delà de la défense du "oui". Il positionne L. Jospin face à L. Fabius mais aussi face au président de la République, à son Gouvernement, à sa majorité. Y verra-t-on le retour de L. Jospin qui avait annoncé au soir de la présidentielle de 2002 son retrait politique ? Juste un mot avant de rentrer sur la question de ce traité constitutionnel et aussi celle du budget, d'ailleurs, [...]. Vous nous disiez, juste avant 8h00, que nous sommes dans une période importante, une fin de cycle, une nouvelle ère... Un mot quand même sur cette barbarie mondialisée : tous les jours les communiqués, tous les jours les images abominables de la décapitation, les inquiétudes sur le sort des Italiennes, celles aussi sur le sort des otages français et de leur chauffeur syrien. Barbarie mondialisée, c'est ça la nouvelle ère ?
R- Merci de commencer par cela, parce que j'avais envie, justement, de dire un mot de ces deux jeunes femmes italiennes qui servaient dans des ONG, et dont les proches sont aujourd'hui dans la plus grande inquiétude après le communiqué de cette nuit. Pour moi, ce ne sont pas des Italiennes, ce sont des otages européennes, compatriotes, et à tous ces titres, elles méritent que nous pensions à elles, comme nous pensons aux deux otages français, à l'otage britannique qui est menacé d'être exécuté dans les minutes qui viennent. Et vraiment, cela doit, me semble-t-il, nous inciter à prendre notre part dans la lutte contre cette barbarie-là et pas à considérer que nous sommes différents des autres, que notre statut international nous donne une place différente des autres, même s'il est naturel et légitime que tout soit fait pour les otages français, évidemment, c'est notre responsabilité. Mais vous voyez que dans ce drame, nous sommes solidaires et co-responsables et que les barbares ne font pas la différence ou pas tant de différences que l'on croit.
Q- Quelque chose, dans cette tragédie, est en train de se construire, qui avait peut-être commencé à Madrid, au moment de l'attentat de Madrid. C'était peut-être la première fois qu'à ce point-là l'Europe avait eu une perception collective, justement, de cette forme de barbarie et de la réponse qu'elle pouvait ou pas y apporter.
R- Je suis sûr qu'une opinion publique européenne est en train de se construire. Je suis sûr qu'un peuple européen est en train de se construire. C'est sur ce point que je me différencierais beaucoup de L. Jospin, qui explique dans sa tribune - mais ce n'est qu'un argument périphérique - qu'il n'y a pas de peuple européen, qu'il n'y a pas de démocratie européenne, que ce n'est pas une constitution. Pour moi, c'est une constitution et c'est pourquoi je défends la Constitution. C'est parce que pour ceux qui veulent que l'Europe devienne une voix qui s'exprime à la surface de la planète, il faut que cette voix soit en relation directe avec les citoyens, et que donc, le lien que nous établissons quand nous bâtissons une démocratie, c'est pour nous ce qu'il y a de plus précieux. Et vous sentez bien, en parlant avec ceux qui vous entourent, qu'il n'y a pas de différence entre les deux jeunes femmes italiennes, les deux Simona, et puis les otages français. Pour nos compatriotes, ce sont des compatriotes, et ceci est très important parce que c'est ainsi que l'Europe se bâtira, autant que par des décisions institutionnelles.
Q- Cette prise de position de L. Jospin, ce retour politique... D'abord, y voyez-vous un retour politique et est-ce, dans ce cas, parce que la question européenne est tellement importante qu'un homme qui avait annoncé son retrait de la vie politique puisse y revenir aujourd'hui ?
R- Les équilibres internes au Parti socialiste ne sont pas mon affaire, simplement pour observer que le Parti socialiste récolte ce qu'il a semé. Il y a des décennies que le Parti socialiste raconte à ses adhérents que le libéralisme c'est l'ennemi, et que l'Europe c'est le libéralisme. Il suffit de se souvenir du spot - que j'ai trouvé honteux - de la campagne des européennes, dans laquelle le Parti socialiste essayait de faire croire aux Français que l'Europe libérale c'était l'horreur. On leur montrait un jeune homme qui venait d'avoir un accident de voiture et qui ne pouvait pas entrer à l'hôpital parce qu'il n'avait pas sa carte bleue ou une grand-mère en train de se trouver abandonnée sur le bord de la route parce qu'il n'y avait plus de retraite à cause de l'Europe libérale. Le Parti socialiste a mené une campagne de fantasmes faciles en son sein, aujourd'hui il se trouve devant le miroir de ce qu'il a lui-même construit. Je trouve donc qu'il est, d'une certaine manière, moral et très heureux, que désormais on soit obligé de mener un débat sur ce point. En effet, le marché, les impératifs de la compétition internationale, ce n'est pas l'horreur, c'est le monde dans lequel nous devons vivre. Tout notre travail à nous est de savoir s'il existe une politique capable d'équilibrer les forces du marché. Et une fois que vous avez dit cela, vous vous trouvez devant une conclusion, à mon sens, aveuglante : si vous voulez équilibrer les forces du marché, il n'y a que l'Europe qui puisse le faire. Et je ne connais pas d'autres réponses possibles. Ce n'est pas que je n'accepte pas le débat, je l'accepte volontiers, mais je ne connais pas d'autre réponse possible à cette question.
Q- Sur, justement, l'importance du débat, sa qualité d'ailleurs aussi. Peut-être qu'on accède enfin aux grandes questions qui nous concernent tous, c'est-à-dire quel type d'Europe, quel choix de société ?..
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R- Tout à fait. Vous l'avez tout à l'heure esquissé dans frontière de la politique et que désormais apparaissent les vrais clivages et d'une certaine manière s'effacent ou s'estompent les faux clivages. Ce clivage européen est un vrai clivage, tous ceux qui vont choisir le " oui " ont quelque chose en commun qui est une idée, une vision de l'avenir de la planète.
Q- Deux points, peut-être, sur lesquels votre analyse est intéressante, sa comparaison est intéressante avec la vision de L. Jospin. Quand il dit qu'au fond, la cause européenne ne peut se faire que par le compromis, pas par l'ultimatum. D'accord, pas d'accord ?
R- Complètement d'accord. Vous savez que je suis un de ceux qui ont émis des doutes sur l'idée qu'un condominium, même franco-allemand, pourrait conduire l'Europe. Je n'ai pas approuvé les propos qui ont été tenus à l'égard de la Pologne ou des pays de l'Est par exemple. Le commencement de l'Europe, c'est quand vous regardez les autres pays européens comme égaux en dignité avec vous, au moins égaux en dignité, pas égaux en influence ! Mon ami J.-C. Juncker, le Premier ministre du Luxembourg, dit souvent : " Est-ce que vous croyez que je ne sais pas que la France et l'Allemagne c'est plus lourd que le Luxembourg ? " Il le sait très bien et l'influence n'est pas la même, mais la reconnaissance par chacun des pays, que les autres ont droit à s'exprimer et à bâtir une vérité, qui n'est peut-être pas moins digne d'attention que la vôtre, dire que les autres pays européens ont des valeurs et que ces valeurs ne nous sont pas étrangères.
Q- Une dernière chose : (...) la question du risque. L. Jospin écrit : "j'entends dire aussi qu'il faudrait voter " non " parce que les Français seraient tentés de le faire". Au fond, la force et la grandeur de la politique, est-ce que ce n'est pas, justement, quand on est responsable politique, d'aller quelquefois contre l'opinion ?
R- Bien sûr, et de la former, dans un dialogue avec l'opinion ; c'est à cela que servent les campagnes électorales. Je suis aussi de ceux qui pensent que ce référendum sera très difficile, parce qu'il me semble que les dirigeants, depuis très longtemps, d'un bord et de l'autre, se sont servis de l'Europe comme d'une excuse facile à leurs insuffisances. Quand il y avait quelque chose à faire, qui était indispensable pour le pays, au lieu de l'assumer, on disait : c'est Bruxelles qui nous demande " de "... Et on l'a encore connu avec les déficits, il y a peu de temps. Je répète devant vous que pour moi, il ne faut pas lutter pour les déficits à cause ou pour le Pacte de stabilité, il faut lutter contre les déficits en raison de ce que les déficits font courir comme risques à l'avenir de la France. Mais les dirigeants ont préféré très souvent dire que c'était la faute de Bruxelles, ont préféré se servir de cette Europe comme d'un facile bouc émissaire. Il va falloir remonter toute cette pente. Mais tant mieux ! J'ai été de ceux qui ont voulu le référendum et je ne regrette pas une seconde, parce que nous allons devoir assumer un débat devant l'opinion publique et que ce débat est bienvenu pour moi, car c'est les yeux ouverts que nous devons choisir notre avenir et je crois qu'il est européen.
Q- Le courage politique : n'y a-t-il pas eu contre L. Fabius un acharnement, finalement anormal ? Il dit "non", et tout à coup, une sorte de déchaînement contre cette prise de position - relevé d'ailleurs par Mariane qui dit...
R- Prenez-vous en à vos confrères !
Q- Ah, sûrement pas, ils font ce qu'ils veulent mes confrères ! Car ce ne sont pas les hommes politiques qui, pour une fois, ont participé à ce déchaînement, c'est beaucoup plus souvent les commentateurs. Moi, je pense que L. Fabius a cherché la gauche où elle était. Il a cherché, en effet, la prééminence sur la gauche et il a avancé l'argument même qui est celui de la majorité, je crois, du Parti socialiste, en raison du choix qui a été fait depuis longtemps par les dirigeants de ce parti.
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 23 septembre 2004)