Interview de M. Jean-Pierre Chevènement, président du Mouvement Républicain et Citoyen, dans "Le Figaro" du 25 août 2004, sur sa position dans le débat référendaire sur la Constitution européenne et sur les choix éventuels du PS.

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Texte intégral


LE FIGARO - Qu'avez-vous fait pendant ces vacances ?
Jean-Pierre CHEVÈNEMENT - J'ai lu, entre autres, avec beaucoup d'attention, alinéa par alinéa, le texte abusivement présenté - car ce n'est qu'un traité de plus - comme une " Constitution européenne ".
Et quelle est votre impression ?
Je suis sincèrement effrayé. C'est un carcan d'orthodoxie libérale étouffant pour l'économie et, en matière de politique étrangère et de défense, un outil de vassalisation aux Etats-Unis.
Le traité de Rome n'était-il pas déjà un traité d'essence libérale ?
C'est la Commission européenne qui a, depuis le traité de Maastricht, érigé le principe " d'une concurrence libre et non faussée " au-dessus de tous les autres. La " Constitution ", en réaffirmant ce principe, interdit toute politique industrielle. De même, la " Constitution " empêcherait toute politique de défense autonome.
Qui empêchera les pays qui le souhaitent d'élaborer une défense commune ?
Toute défense commune devra être " compatible avec la politique de sécurité élaborée dans le cadre de l'Otan " (art. I 40 al. 2). Par ailleurs, le principe même des coopérations renforcées entre Etats est conditionné à l'accord du Conseil et du Parlement européen. L'espoir d'une Europe à géométrie variable est ainsi étouffé dans l'oeuf.
C'était pourtant la grande idée du président de la République, et celle de la France ?
La France est marginalisée. Une Europe à vingt-cinq rend mécaniquement majoritaires les gouvernements les plus inféodés aux Etats-Unis. Enfin, la parité franco-allemande a été gravement rompue. La règle de la pondération démographique dans les votes au Conseil donne au pays le plus peuplé un avantage plus que proportionnel à sa population. C'est une idée de polytechnicien !
La composition de la Commission européenne par son président, le Portugais Barroso, va-t-elle dans ce sens ?
La France n'a plus qu'un commissaire sur vingt-cinq. Elle pourrait, à partir de 2009, n'en avoir plus aucun, avec les règles prévues de rotation. Je ne sous-estime pas l'importance du secteur des transports. Je connais M. Barrot, le commissaire français, qui est travailleur et sérieux. Mais il est indéniable que, dans cette commission, les libéraux et les atlantistes ont pris la part du lion.
Qui est selon vous responsable de cette marginalisation de la France ?
L'élargissement, depuis que le principe en a été accepté, en 1993, sous la cohabitation entre François Mitterrand et Edouard Balladur, n'a pas fait l'objet d'une véritable négociation. Et c'est aussi le fruit de l'influence américaine !
Les socialistes accusent aujourd'hui Jacques Chirac d'avoir cédé sur le libre-échangisme contenu dans le projet de Constitution...
Il l'était déjà dans le traité de Maastricht, confirmé par ceux d'Amsterdam et de Nice. Assez de faux-semblants ! La responsabilité est solidaire.
Les socialistes sont très divisés sur la réponse à apporter au référendum européen. Le PS ne risque-t-il pas de se disloquer ?
Je n'y crois guère car il faudrait beaucoup de courage au PS pour rompre les liens oedipiens qui l'attachent aux choix sociaux-libéraux effectués dès 1983 et encore plus au moment de Maastricht. François Hollande pourrait le faire... s'il se libérait de la tutelle de Lionel Jospin. Je doute, malgré ses qualités, qu'il en soit capable. Le " droit d'inventaire " ne sera pas exercé.
Croyez-vous à un retour de Lionel Jospin en 2007 ?
Le choix stratégique pour le PS est de savoir s'il peut continuer à vivre sur son héritage social-libéral. François Hollande a-t-il la capacité de s'autonomiser pour entrer " dans la cour des grands " ?
Laurent Fabius aura-t-il l'audace d'une stratégie de rupture, comme Mitterrand en avait fait le choix avant 1981 ? La " tétanisation " des autres prétendants est évidemment la condition d'un retour possible de Lionel Jospin.
Beaucoup de socialistes ne sont pas très éloignés de vous sur l'Europe. Une réconciliation est-elle possible ?
Socialiste... Ce mot-là a perdu aujourd'hui beaucoup de sa substance. Certains dirigeants " socialistes " m'en veulent beaucoup. Pour avoir refusé la première guerre du Golfe. Pour avoir refusé Maastricht. Pour avoir refusé d'avaliser le processus de Matignon sur la Corse. Je n'accepte pas le procès qu'ils me font depuis le 21 avril. C'est un déni de démocratie, une insulte à mes électeurs. Ce n'est pas à moi de changer de position, mais à eux. Je les y aiderai en leur fournissant dans un prochain livre quelques arguments.
En faveur du non au référendum sur l'Europe ?
Certainement : un non construit, argumenté et, si j'ose dire, positif. Il est certain que parmi les vingt-cinq pays concernés, plusieurs, dont j'espère la France, refuseront ce texte. Il faudra renégocier ce traité, revoir ces institutions pour retailler l'Europe à l'aune de la compétition mondiale : exiger de la Banque centrale qu'elle tienne compte aussi, en plus de l'inflation, de la croissance et de l'emploi ; assouplir le pacte de stabilité ; réorienter la politique de la concurrence. Au-delà, il faut permettre le surgissement d'un acteur stratégique mondial, autonome par rapport aux Etats-Unis, à partir du noyau franco-allemand.
Dans la majorité, le combat entre Nicolas Sarkozy et Jacques Chirac s'est encore aggravé cet été. Qui est responsable ?
Le quinquennat, en rapprochant les échéances, pousse les prétendants à affûter leurs couteaux. Nicolas Sarkozy a un réel talent de communication. C'est une boule d'énergie. Mais je ne suis pas sûr qu'une droite libérale et, en quelque sorte, " américaine " puisse se maintenir durablement au pouvoir en France. Notre pays est attaché au rôle de l'Etat, au pacte républicain et à une certaine forme d'indépendance.
Vous avez l'impression que Jacques Chirac est, lui, sur cette ligne ?
Il faut savoir gré à Jacques Chirac (et au Pape) d'avoir empêché que l'invasion de l'Irak ne tourne au conflit de civilisations. Le président a bien vu que l'enjeu était simple : le Moyen-Orient, zone stratégique majeure, avec les deux tiers des réserves pétrolières et le prix du baril qui s'envole, peut-il être laissé directement et durablement aux mains des Etats-Unis ?
Entre Chirac et Sarkozy, qui va gagner ?
Je ne sous-estime nullement l'habileté de Nicolas Sarkozy, mais il ne faut pas négliger la puissance des institutions. Jacques Chirac peut se représenter, changer de gouvernement, promouvoir des hommes nouveaux. J'ai déjà vu un président étouffer un premier ministre...
En 2007, la présidentielle pourrait donc voir s'affronter Chirac, Sarkozy, Jospin et Chevènement ?
Le jeu qui s'était refermé après le 21 avril 2002 va se rouvrir avec le référendum sur l'Europe et l'élection présidentielle de 2007. Avec plus de 1,5 million de voix, j'ai obtenu, sans le soutien d'un grand parti - et quelle que soit la valeur du MDC d'alors - plus que les Verts, les communistes et les radicaux. Le courant républicain n'a pas disparu, et pour cause : les défis restent devant nous ! Tout homme politique qui croit en ses idées se doit de peser dans les moments décisifs. Directement ou indirectement.
Propos recueillis par Pascale Sauvage et Eric Zemmour.
(Source http://www.mrc-France.org, le 30 août 2004)