Interviews de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, avec la chaine de télévision Doodarshan le 17 février 2000, avec le "Times of India" le 18 et avec la presse indienne, sur le dialogue franco-indien sur les essais nucléaires, la nécessité d'un rééquilibrage des relations internationales vers la multipolarité, l'élargissement du Conseil de sécurité de l'ONU, le terrorisme et le différend frontalier indo-pakistanais.

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Circonstance : Voyage de M. Védrine en Inde les 17 et 18 février 2000

Média : Doodarshan - The Times of India - Times of India

Texte intégral

Q - Monsieur le Ministre, lors de la visite du président Chirac, la coopération nucléaire civile a été à l'ordre du jour. La France produit ce type d'énergie. Quels sont les obstacles à une telle coopération ?
R - Nous sommes tout à fait décidés à favoriser le développement de l'énergie nucléaire civile en Inde à travers une coopération appropriée. Les besoins de l'Inde en matière d'énergie sont immenses, les capacités technologiques françaises dans ce domaine sont de premier plan et très sûres. A une époque où on prend conscience des dangers de l'effet de serre, l'énergie nucléaire civile est l'énergie la moins dangereuse par rapport à cela. Nous sommes prêts à aller aussi loin dans cette direction que le permettent nos engagements internationaux
Que peut faire l'Inde pour faciliter ces avancées ? Manifester son sens des responsabilités, en tant que puissance. Il est clair que la signature par l'Inde du CTBT faciliterait les choses. Cela serait vrai aussi si l'Inde acceptait des contrôles accrus par l'Agence internationale de l'énergie atomique. Autre élément favorable, le développement de cette coopération que nous avons déjà commencée, en matière de sûreté nucléaire.
Tout cela créerait un environnement nouveau tout à fait favorable à cette coopération.
Q - Que dites-vous de différent, par rapport à ce que disent les Américains ou vos autres partenaires européens, sur ce sujet ?
R - Je crois que nous disons plus franchement les choses. Nous l'avons montré quand il y a eu une réaction internationale après les essais, où nous avons adopté une attitude responsable et raisonnable par rapport à l'Inde. Comme vous le savez, la France tout de suite avait déclaré à l'époque que réagir à cette situation nouvelle par des politiques de sanction n'était pas approprié. Je ne peux pas dire que nous étions très heureux de cette nouvelle situation, mais il fallait y répondre intelligemment. Et je peux dire qu'aujourd'hui même, nous estimons que les sanctions qui avaient été adoptées malgré tout, malgré notre avis, notamment par les institutions financières internationales, à l'encontre de l'Inde, n'ont plus de raison d'être. Donc, voilà la différence.
Q - Le gouvernement a ouvert un débat national sur la signature du CTBT. Peut-on dire qu'il n'y aura donc pas coopération nucléaire civile sans signataire du CTBT ?
R - Il y a déjà une coopération qui a commencé en matière de sûreté, comme nous le disions tout à l'heure. De toute façon, c'est une bonne chose à tous points de vue qu'elle soit renforcée, et je me réjouis du débat dont vous parlez. C'est normal pour un grand pays démocratique de débattre d'un sujet aussi sensible, et nous espérons que vous arriverez à la bonne conclusion, dans l'intérêt de notre coopération future. Mais c'est à vous de décider. Nous respectons vos choix.
Q - Quel serait, selon vous, le statut de l'Inde dans le TNP si elle signait le CTBT ?
R - Le traité est le traité et il comporte un article 9 qui décrit la situation au moment du traité. Ca, ça ne peut pas se changer juridiquement. Mais, cela n'empêche pas de prendre en compte intelligemment, comme je le disais tout à l'heure, la situation nouvelle qui a été créée.
L'Inde a créé une situation nouvelle. Nous en prenons acte. Cela donne à l'Inde des responsabilités nouvelles, en tant que puissance importante, et nous souhaitons qu'elles se traduisent en actes concrets et en engagements précis.
Q - Vous parlez donc d'une puissance nucléaire de fait et non de droit
R - On ne peut pas changer les termes du traité.
Q - Pourriez-vous convaincre le club nucléaire d'accorder à l'Inde toutes les facilités dont elle aurait alors besoin ?
R - C'est un processus d'ensemble. D'abord toutes les autres puissances nucléaires n'ont pas tout à fait la même réaction par rapport à cette situation nouvelle. Nous en parlions à propos de la question des sanctions. D'autre part, l'évolution de cette attitude ne dépend pas que d'un seul accord, que d'un seul engagement. On a parlé du CTBT. C'est le plus important mais ce n'est pas le seul. Donc, la position nouvelle de l'Inde dans le monde de demain - vous savez que nous pensons que l'Inde pourrait être absolument un des pôles du monde multipolaire de demain est quelque chose qui doit se construire. Elle a l'occasion de le faire, c'est une opportunité, elle a des messages à envoyer au reste du monde dans ce domaine.
Q - Sur le sujet de la multipolarité, vous avez pris le taureau par les cornes. Quelle est exactement votre vision d'un monde multipolaire ?
R - Notre vision, c'est qu'après la fin de la guerre froide, bipolaire. Nous constatons que nous sommes dans un monde quasiment unipolaire sur le plan politique, diplomatique, économique et culturel. C'est une situation qui est trop déséquilibrée par rapport à la réalité du monde, à sa diversité, à sa richesse. Et même aux Etats-Unis, certains grands experts pensent que c'est une situation abusive par rapport aux Etats-Unis, qui présente des inconvénients et qu'il faudrait rééquilibrer les choses.
Donc, pour nous dans le monde de demain, il est normal que l'Union européenne, l'Inde, la Chine, le Japon, la Russie, tous les autres pôles qui émergeront, jouent pleinement leur rôle dans la vie du monde en général, naturellement dans une relation en même temps équitable avec l'ensemble du système multilatéral, l'ensemble des pays membres des Nations unies. Et la synthèse, la charnière entre ces différents niveaux, cela doit être un Conseil de sécurité réformé, c'est-à-dire élargi. Les Etats-Unis resteront de toute façon très importants, c'est un pays qui apporte beaucoup au monde, c'est un pays dont la créativité est impressionnante, c'est un pays qui est dans beaucoup d'endroits un facteur de stabilité, mais cela ne doit pas empêcher les autres de jouer leur rôle, aussi bien sur le plan politico-diplomatique que sur le plan culturel, linguistique, sur tous les plans.
Q - Comment l'expliquez-vous à Madeleine Albright ?
R - Nous avons avec les Etats-Unis une discussion amicale et en même temps franche et permanente. Nous avons une expression en France : nous disons que nous sommes les amis des Etats-Unis, nous sommes les alliés des Etats-Unis (c'est vrai depuis l'origine, et c'est vrai dans l'Alliance atlantique), mais que nous ne sommes pas alignés. C'est là tout le sel de notre relation. Et nous nous respectons sur cette base. Quand nous sommes d'accord avec eux, nous disons oui et nous coopérons avec eux sans problème. Si nous ne sommes pas d'accord, nous disons non. Et ce n'est pas la fin du monde, on continue à travailler sur d'autres sujets. Mais nous disons à nos alliés américains : "vous devriez accepter que les autres grands pôles du monde jouent un rôle plus grand. Vous n'avez rien à perdre". C'est peut-être plus facile à dire à l'administration qu'au Congrès.
Q - Et à l'opinion publique ?
R - C'est plus facile avec l'administration.
Q - Quel rôle joue le Royaume-Uni dans la création d'un monde multipolaire ?
R - La Grande-Bretagne est un des grands pays de l'Europe, même si elle n'est pas encore dans l'euro. Mais la Grande-Bretagne, notamment avec M. Tony Blair, a fait un choix vraiment européen maintenant. Et d'ailleurs, c'est un pays très actif dans l'élaboration de la défense européenne. Et la Grande-Bretagne sera, comme la France, comme l'Allemagne, un des éléments les plus forts et les plus dynamiques de ce pôle européen qui est en formation en ce moment et qui sera une des composantes de l'équilibre de demain. Et nous sommes de plus en plus proches, les Britanniques et nous, sur ces questions.
Q - Un monde unipolaire leur déplaît moins qu'à vous
R - Il y a encore des nuances, qui tiennent à l'Histoire. Mais il ne faut pas regarder là d'où nous venons, il faut regarder là où nous allons.
Q - La guerre du Golfe a, semble-t-il, été le point de départ de ce monde unipolaire
R - La guerre du Golfe n'est pas une cause, c'est une expression, une conséquence. L'immense erreur de calcul de Saddam Hussein est intervenue à un moment où tous les membres permanents du Conseil de sécurité étaient capables de se mettre d'accord pour l'arrêter, y compris la Russie. Donc, il avait tenté un coup de poker archaïque. Mais la réalité dans l'affaire du Golfe, c'est que ce ne sont pas les Etats-Unis qui ont imposé la réponse seuls, la France et la Grande-Bretagne ont joué un rôle important, et la moitié des pays arabes étaient engagés dans la coalition contre l'Irak.
Q - Et puis l'Europe a échoué en Bosnie. Cela a donné la direction aux Américains, notamment au Kosovo. Etes-vous d'accord avec cette séquence ?
R - Pas tout à fait. Je crois qu'au moment de la désintégration de la Yougoslavie, personne n'était tout à fait prêt à encadrer et à maîtriser cette tragédie. Les Européens n'ont pas pu y arriver tout de suite, mais les Etats-Unis non plus, les Russes non plus, les pays voisins non plus, sans parler des Yougoslaves en général, qui ont détruit eux-mêmes l'ex-Yougoslavie. Cela a commencé en 90-91. Il a fallu attendre 94 pour que tous les grands pays se réunissent dans un groupe de contact et se mettent d'accord sur la solution, ce qui est devenu plus tard l'accord de Dayton. Mais il n'y a pas eu de faiblesse européenne particulière, il y a eu une difficulté internationale pour réagir. Face au Kosovo, c'était le contraire : c'était une grande unité de réaction, très tôt. Le seul problème que nous avons eu, à un moment donné, c'était de savoir si on laissait Milosevic poursuivre sa politique de répression, ou si on intervenait. Et nous avions deux résolutions du Conseil de sécurité, au titre du chapitre VII, mais elles n'étaient pas assez précises. Même nous, Français, nous avons accepté qu'il y ait une action de l'OTAN, parce que ne rien faire aurait été pire. Mais ce n'est pas l'OTAN qui s'est servi de nous, c'est nous qui nous sommes servis de l'OTAN comme d'un instrument. Nous avons bien dit à ce moment-là que c'était une exception et non un précédent, que le Conseil de Sécurité devait garder tout son rôle. Et d'ailleurs, dès la fin de la guerre, qui a défini les conditions de la paix future ? C'est le Conseil de sécurité, qui a repris tout son rôle avec la résolution 1244.
Q - Vous avez mentionné une réforme du Conseil de sécurité dans le sens d'un élargissement. Considérez-vous que l'Inde doive en être un membre permanent ?
R - Pour nous c'est une évidence. Le Conseil de sécurité est indispensable. On voit bien que le monde actuel a besoin d'un organe central de régulation qui est celui qui a été prévu par la Charte. Mais le Conseil n'est plus assez représentatif du monde réel d'aujourd'hui, et il ne sera pas suffisamment représentatif si nous nous limitons à y mettre deux autres pays de l'hémisphère nord. Pour nous, l'Inde a naturellement sa place dans un Conseil de sécurité réformé. Mais il faudra lui garder son efficacité, parce que le monde en a besoin.
Q - Que fait la France et ses partenaires européens pour influer sur le Pakistan, notamment à propos du terrorisme ?
R - C'est un problème très compliqué, très difficile, vous le savez mieux que personne. Dans le passé, il y eut un accord, en 1972, à Chimla, qui définissait les conditions d'un dialogue bilatéral par lequel une solution pourrait être recherchée. Cela n'a pas pu être obtenu, mais cela reste une bonne base. Dans un passé plus récent, en 1999, le principe d'un dialogue a été décidé à Lahore. Un processus a été engagé entre les deux pays. Nous, nous souhaitons que ce processus soit repris. Nous respectons la souveraineté de l'Inde, nous respectons la souveraineté du Pakistan, nous n'avons pas la prétention de régler des problèmes à votre place, mais en même temps, vous comprendrez que nous exprimions une préoccupation et des attentes. Dans l'immédiat, je crois que le plus important serait l'établissement de mesures de confiance, qui vous mettraient à l'abri, de part et d'autre, de tout incident qui pourrait dégénérer.
Q - Il y a toutes sortes de preuves concernant le terrorisme pakistano-afghan.
R - Le terrorisme est intolérable sous toutes ses formes, et quand nous en parlons en France, ce n'est pas que des paroles, parce que nous avons beaucoup souffert en France du terrorisme, à plusieurs reprises. Et nous sommes très actifs et très engagés dans toutes les formes de coopération internationales contre le terrorisme. Vous savez sans doute que la France a été à l'origine d'un projet de convention présenté aux Nations unies pour lutter contre le financement du terrorisme, qui est un point qui dans le passé avait été trop négligé. Compte tenu de la nature du terrorisme contemporain, les pays ne peuvent pas se défendre isolément, une coopération est indispensable. Donc, nous avons une politique déterminée de coopération dans la lutte contre le terrorisme. En même temps, il ne faut jamais oublier que le terrorisme se nourrit de certaines situations.
Q - Dans quels domaines de coopération, la France et l'Europe peuvent-elles travailler ensemble à façonner ce monde multipolaire ?
R - Je crois que nous avons une très grande chance pour cette phase nouvelle, c'est que nous n'avons pas fait assez dans le passé. Donc, nous ne sommes pas lassés les uns des autres, au contraire. Nous avons tout à développer, et depuis quelques années, c'est ce qui se produit. Nous voulions aussitôt que cela donne des résultats, aussi bien dans le dialogue intellectuel entre les deux pays, la discussion sur l'état du monde et le monde de demain, les échanges diplomatiques, et dans le champ économique, les possibilités sont immenses. Les entreprises françaises ont longtemps pensé que l'économie indienne ne recherchait pas des partenariats extérieurs, ni des investissements puisque de toute façon par rapport à la France, c'étaient des mondes trop différents. Mais tout cela change. L'Inde a de très grandes ambitions pour elle-même, ce que l'on comprend très bien. Dans cadre, elle cherche les partenariats extérieurs les plus adaptés. Donc, nous incitons nos entreprises à venir davantage, à être plus prospectives. On ne va pas déterminer de façon bureaucratique les domaines, il faut que cela résulte d'un échange, d'un dialogue entre les besoins et la réponse possible. En matière scientifique, nous avons eu des échanges très intéressants dans les domaines de pointe, qu'on peut élargir. En matière de formation, nous sommes en train, en France, mon collègue de l'Education et moi-même, de modifier complètement l'ouverture et la formation françaises de haut niveau aux étudiants étrangers. Donc, pour ceux qui veulent faire des études à l'étranger, le choix n'est pas uniquement entre les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et l'Australie. Cela peut être très intéressant, aussi, de venir passer une année ou deux en France. Enfin, je ne vais pas tout énumérer, parce que la liste est sans fin. Mais, historiquement, nous n'avons pas eu l'occasion, en réalité, de travailler étroitement ensemble. Aujourd'hui, tout nous y conduit. On ne peut pas rater ce rendez-vous.
Q - Pourquoi ne pensez-vous pas à Pondichéry, pour y construire quelque chose là-bas ?
R - Pondichéry occupe une place particulière dans nos curs et dans notre histoire, naturellement. Je vais étudier votre suggestion./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 23 février 2000)
Q - Je voudrais commencer avec le discours que vous avez fait hier à la fin de ce colloque. Pendant deux jours nous avons donc discuté du concept de monde multipolaire. C'est un concept en formation en quelque sorte. Je crois que nos deux pays y croient, et croient aussi que les institutions internationales doivent être restructurées. Quelle doit être, selon vous, la suite de ce dialogue entamé ici à New Delhi ?
R - La France et l'Inde me paraissent particulièrement bien placées pour avoir un échange à la fois intellectuel, politique et diplomatique à ce sujet. Le séminaire qui s'est tenu à New Delhi et les discours que mon collègue indien et moi-même avons fait en conclusion, c'était une occasion d'aller plus loin, justement. Un monde multipolaire ne serait pas automatiquement meilleur. Il ne serait pas automatiquement stable. Donc il faut réfléchir à ces conditions : c'est pour cela que j'ai mis en avant un certain nombre de remarques, pour essayer de préciser dans quelles conditions un monde multipolaire serait équilibré, et serait coopératif. Je souhaite que la France et l'Inde poursuivent cette réflexion sur ce point.
Un autre sujet qui n'avait pas été abordé du tout jusqu'à maintenant, c'était la relation entre le monde multipolaire - quand on dit ça, on a à l'esprit quelques pôles, pas très nombreux, on ne peut pas dire exactement lesquels à l'avance parce que ça ne se décide pas par décret. C'est la réalité de la vie, de l'histoire et de la géopolitique qui tranchera. Mais, de toute façon, c'est un petit nombre de pôles- Or, il y a dans le monde près de 200 pays. Donc, il faut trouver une articulation harmonieuse entre le rôle de ces pôles de demain et leur coopération et, d'autre part, le fonctionnement multilatéral, de relations de l'ensemble des pays entre eux. Cà aussi, c'est un sujet un peu nouveau, qui n'avait pas été tout à fait abordé.
Je pense qu'il faut simplement utiliser cette opportunité d'affinités intellectuelles et géopolitiques qui existent en ce moment entre la France et l'Inde pour développer cette réflexion, étant entendu qu'elle devrait être utile pour les autres aussi, pour les autres pôles du monde, à commencer par les Etats-Unis. Je voudrais souligner que ce que nous disons sur ce sujet n'est jamais inspiré par un esprit d'animosité ou d'agressivité. D'ailleurs, nous avons aussi des discussions avec les Etats-Unis sur ce point ; nous pensons que l'intérêt des Etats-Unis, qui resteront de toute façon, quoi qu'il arrive, un pays prédominant, est sans doute d'insérer davantage leur politique internationale dans une évolution comme celle-ci.
Donc, la réflexion franco-indienne, à mon avis, doit être intéressante pour tous les autres pôles du monde, soit les pôles existants, soit les autres pôles potentiels ; il faut que nous poursuivions cette réflexion, mais de façon ouverte.
Q - Est-ce que vous pensez que le temps est venu de réunir ces nouveaux pôles pour approfondir un peu ce qui a été discuté ici à Delhi ?
R - Je ne pense pas. Je ne pense pas qu'on puisse le faire sous cette forme, parce que c'est difficile d'en faire la liste. Dans certains cas, c'est évident, dans d'autres cas, ça l'est moins. Il y a des institutions où il est difficile de mélanger les deux exercices. Je crois qu'il faut faire converger les démarches, mais cela ne peut pas être immédiat : il y a les démarches de la réforme du Conseil de sécurité, c'est une première chose, le monde a plus que jamais besoin d'un Conseil de sécurité efficace, parce que le monde est compliqué, il n'est pas tout à fait stable, les problèmes globaux se développent ; donc, si le Conseil de sécurité n'existait pas encore, il faudrait l'inventer d'urgence, c'est un vrai besoin. Mais on voit bien qu'il est un peu décalé par rapport au monde d'aujourd'hui. Donc, il faut l'adapter, vous connaissez la position française là-dessus. Cela, c'est une chose. Cela, c'est une démarche que nous encourageons. Aucun blocage ne découle des positions françaises, à l'ONU.
D'autre part, il y a la réflexion à mener sur les institutions financières internationales, sur la régulation économique, et d'autre part notre réflexion géopolitique. Un jour, il faudra que tout cela converge. Mais ce n'est pas tout à fait mûr, il faut préparer cette échéance en intensifiant nos réflexions.
Q - Ce qui intéresse beaucoup d'Indiens, cela concerne la manière dont la France a pu s'adapter à la construction de l'Europe : un pays très attaché à sa souveraineté qui a pris des décisions de façon autonome, il serait bon que vous nous exposiez un peu cette expérience.
R - La première chose qu'il faut avoir à l'esprit c'est que c'est une expérience originale, il n'y a pas d'autre exemple dans l'histoire du monde comparable à la construction européenne, puisqu'elle associe des pays anciens, moins anciens que l'Inde certes, très attachés à leur souveraineté nationale à commencer par la France, la Grande Bretagne et donc, cela ne paraît pas évident justement. Alors, ces pays sont arrivés à la conclusion que d'une part, il fallait absolument tourner le dos à une approche nationaliste - le nationalisme conduit toujours à la guerre d'une façon ou d'une autre nous avons des expériences européennes tragiques sur ce plan -, deuxièmement, à la prise de conscience de l'intérêt de rassembler les forces notamment sur le plan économique puis monétaire mais c'est là où on rencontrait la question de la souveraineté. En matière monétaire, compte tenu de l'évolution du monde, du rapport de forces économiques, compte tenu du rôle essentiel du dollar, il était clair, du point de vue de l'Union européenne, que la souveraineté était de plus en plus formelle ; en outre, dans les économies libérales développées, l'Etat ne joue pas le même rôle qu'avant, donc c'était de plus en plus une apparence de souveraineté, même pour l'Allemagne - et c'est le grand mérite historique du chancelier Kohl d'avoir compris que même dans le cas de l'Allemagne le maintien du nouveau mark, qui était assez tentant, quand même, n'était pas suffisant. Donc l'idée dans ce cas consistait à retrouver une souveraineté réelle alors qu'on avait une souveraineté qui était en train de devenir formelle, donc retrouver une souveraineté réelle qui allait être exercée en commun. C'est ça l'euro. Tout pays qui participe à l'euro a retrouvé une part de souveraineté monétaire plus importante qu'auparavant. Mais ce n'est pas vrai dans tous les domaines : il y a d'autre cas où l'on peut penser que la souveraineté nationale reste importante et que si les pays européens mettaient tout en commun tout de suite, la moyenne serait trop basse. Or nous Français, dans la construction européenne nous ne voulons pas d'organisation par le bas, il y a certains aspects de notre politique auxquels nous ne sommes pas prêts à renoncer au profit d'une sorte de mauvaise synthèse. Donc, la réponse n'est pas la même selon les sujets, et c'est pour cela que la construction européenne est totalement originale : on voit des éléments qui sont presque des éléments de fédéralisme, l'euro par exemple, dans d'autres domaines, on voit au contraire des Etats qui ont gardé toutes leurs compétences et qui coopèrent, simplement, entre gouvernements. Et je crois que cela restera toujours original, c'est-à-dire que la construction européenne ne rejoindra jamais les catégories classiques du droit constitutionnel, mais constituera une catégorie nouvelle en soi, qui peut intéresser d'autres groupements de pays dans le monde.
Q - Monsieur le Ministre, la France a joué un rôle important dans les négociations qui ont abouti à la Déclaration d'Helsinki en 1975. Cette déclaration est très explicite : il n'y aurait pas un changement de frontière en Europe. Et cette déclaration a donc pu aider un processus qui a conduit à la réunification de l'Allemagne. La guerre froide aussi, s'est "stabilisée", si j'ose dire. Pensez-vous que l'Union européenne pourrait proclamer que ces principes contenus dans la déclaration d'Helsinki, peuvent être adaptés à d'autres situations, y compris en Asie du Sud ?
R - C'est un peu difficile de comparer. D'abord Helsinki, le principe qui avait été admis, ce n'était pas le refus du changement des frontières, c'était le refus du changement de frontières par la force, c'était donc le caractère inviolable. D'ailleurs, il y a eu des changements de frontières après, ne serait-ce qu'à travers la réunification allemande, mais cela s'est fait de façon démocratique, par des votes. Cela, c'était le principe que les Soviétiques demandaient à l'époque, pour essayer de consolider leur zone. Alors, nous n'avions pas admis le caractère intangible, pour préserver l'avenir, mais le caractère inviolable, dans un esprit de coexistence pacifique. Mais en contrepartie, les Soviétiques avaient dû admettre la fameuse "troisième corbeille", celle qui concerne les Droits de l'Homme. A l'époque, ils l'avaient admis, tout en pensant que cela n'irait pas loin, puis finalement, cette corbeille a pris un développement considérable, et déstabilisant pour eux. Cela dit, ce n'est pas cela qui a fait tomber l'Union soviétique, c'est le gigantesque fiasco économico-politique.
Cela est-il transposable ? Je ne sais pas si cela est transposable tel quel. On peut garder certains principes, mais on les trouve aussi bien dans la Charte de l'ONU, en réalité. Si on garde l'essentiel de tout cela, c'est simplement une idée de la co-existence, la coexistence de pays qui peuvent avoir des conflits, frontaliers ou autres, et qui doivent à tout prix éviter de les traiter par la force et qui doivent donc éviter à tout prix les escalades. Je crois qu'il faut trouver une réponse adaptée à chaque région, à chaque situation de tensions. Ce qu'on pourrait dire, c'est que si l'Union soviétique et l'Occident, à l'époque de la guerre froide, ont réussi à avoir une politique de coexistence pacifique, puis de détente, alors que l'antagonisme était au paroxysme, que les menaces étaient considérables, si c'était possible dans ce cas-là, cela devrait être possible dans tous les autres cas. Parce qu'aucun autre cas n'est plus compliqué que celui-là. Il est donc possible de trouver ailleurs, aussi, des modalités d'un voisinage pacifique et des modalités pour empêcher les escalades, et des modalités pour trouver toutes les formes de dialogue, soit bilatéral, soit autres, pour dépasser des blocages.
Q - S'agissant du principe de ne pas utiliser la force pour changer, soit des frontières, soit des lignes de contrôle...
R - C'est un principe de l'ONU. On n'a même pas besoin d'aller chercher Helsinki. C'est un principe de base des relations entre Etats, à l'intérieur de la charte des Nations unies. Il faut peut-être le traduire de façon plus précise au cas par cas. Je pense que c'est un principe fondamental.
Q - Monsieur le Ministre, la France a eu une expérience pour combattre le terrorisme : elle a collaboré avec d'autres pays pour combattre cette menace. Est-ce que vous pensez que l'Inde et la France ont quelque chose à partager sur ce point là, soit de manière opérationnelle, soit du point de vue technologique ?
R - D'abord, la France est très engagée dans la lutte contre le terrorisme, parce que la France en a souffert à plusieurs reprises, et c'est malheureusement quelque chose qui fait partie du monde contemporain, depuis un certain temps. Donc, il y a un engagement clair et net, avec des coopérations, à chaque fois que cela est nécessaire, fondées sur des échanges d'analyses, des échanges d'informations, et plus éventuellement. Cela, c'est un volet.
Le deuxième volet, c'est que le terrorisme découle presque toujours d'une situation politique mal réglée. Donc, il y a toujours au départ une tragédie et un problème. Cela n'excuse jamais le terrorisme, parce que le terrorisme est en soi un moyen abominable, parce que le terrorisme est aveugle. Donc, il n'y a pas d'excuse. Mais il y a une explication. Le rôle des responsables politiques est aussi d'essayer de régler les problèmes qui sont à la source du terrorisme. Il faut faire les deux. Par rapport à cela, nous sommes ouverts à tout échange d'analyses qui nous permette de mieux comprendre les phénomènes du terrorisme dans le monde et d'être éventuellement plus efficaces. Mais il faut que nous ayons également un échange sur les causes dont j'ai parlées, pas uniquement le volet "répression" du terrorisme, mais aussi sur ses racines.
Q - Nous sommes un peu étonnés en Inde que, sitôt après que le Sénat américain a refusé de ratifier le CTBT, on nous demande de le faire tout de suite. Certains ont même parlé d'un "diktat". Est-ce que vous pensez qu'on pourrait donner à l'Inde un peu de temps pour que la communauté internationale puisse s'adresser aux préoccupations indiennes, en la matière ?
R - De toute façon, ce n'est pas la communauté internationale qui donne du temps à l'Inde, c'est l'Inde qui décide ce qu'elle fait. Donc, c'est l'Inde qui décide du temps dont elle a besoin. Il faut distinguer les deux : le Sénat américain n'a pas ratifié ce traité pour des raisons de politique intérieure. Ce n'est manifestement pas pour des raisons d'analyse de la situation internationale et ce n'est pas parce que ce traité est mauvais ou qu'il aurait des inconvénients, au contraire. Donc, ce sont des raisons très particulières. Nous n'avons pas de raison, nous, de reprendre cette argumentation. Nous ne sommes pas à l'intérieur de la politique intérieure américaine. Nous pensons que ce traité demeure très utile pour la stabilité stratégique du monde, et que nous pouvons l'appliquer comme s'il était ratifié. Ce n'est pas parce qu'il n'est pas encore ratifié par le Sénat - il sera peut-être ratifié par le Sénat suivant ! - ce n'est pas parce qu'il n'est pas encore ratifié qu'il est devenu mauvais. Et d'ailleurs, nous, nous avons annoncé que nous allions le respecter, comme s'il était ratifié. Donc, cela c'est une chose pour mettre de côté la question du Sénat américain.
Du point de vue de l'Inde, ce qui nous semble - nous le disons en toute amitié et dans le respect de la souveraineté indienne naturellement - c'est qu'à travers ses essais nucléaires, l'Inde a créé une situation nouvelle, et qui est une situation de facto, qui ne peut pas changer le traité de non-prolifération, qui est rédigé d'une certaine façon, avec son article 9 qui correspond à une certaine époque, en droit, cela ne peut pas changer. De facto, il y a une situation nouvelle. C'est une situation nouvelle qui crée des responsabilités pour l'Inde. Donc il me semble, et on peut se permettre de le dire à travers le dialogue confiant que nous avons maintenant, que l'Inde doit tenir compte de ses nouvelles responsabilités internationales, qui découlent de la situation qu'elle a créée elle-même. Et parmi ces responsabilités, il me semble qu'il y a le fait de démontrer son engagement dans la lutte en faveur de la non-prolifération. C'est à l'Inde de réfléchir, c'est à l'Inde de délibérer, c'est normal qu'il y ait un débat, c'est une grande démocratie, la discussion est logique.
Q - Lors de ce colloque, on a eu un petit débat sur la Chine. Et la question que l'on se pose souvent, c'est : jusqu'à quel point est-ce que la Chine peut faire avancer les forces économiques dans un cadre de marché libre, et maintenir le contrôle politique. Comment voyez-vous l'évolution ?
R - Ce n'est pas en tant que ministre que je peux me prononcer sur ce sujet. C'est une bonne question pour un colloque d'experts et d'analystes. Et d'autre part, c'est une question importante pour les Chinois, qui doivent en débattre entre eux. Donc, je me place, moi, sur un terrain un peu différent, qui est le terrain des relations entre la France et la Chine, entre l'Europe et la Chine, et ce sont des dialogues qui sont inspirés par l'objectif de voir la Chine, elle aussi, avoir une influence responsable dans les affaires du monde. C'est un très grand pays. A ce titre, il a des responsabilités particulières, et nous sommes forcément plus intéressés par son attitude en matière de relations internationales et la façon dont il se comporte par rapport à des grands sujets, soit l'Asie au sens le plus large, soit les questions mondiales, notamment à travers le Conseil de sécurité. La façon dont la Chine va traiter ses grands arbitrages internes, cela c'est son affaire, je ne peux pas me prononcer là-dessus, pas en tant que ministre.
Q - Madeleine Albright est citée dans les journaux ce matin, en disant que le Pakistan est maintenant le "transit point for terrorists". Il y a beaucoup d'observateurs, ici et ailleurs, qui sont un peu inquiets par le développement récent dans ce pays. Comment est-ce que la France regarde ces développements ?
R - Nous les regardons aussi avec inquiétude. Cela est lié à la situation dans l'ensemble de la région, il y a toute l'attitude vis-à-vis de l'Afghanistan. Nous avons, par le passé déjà, manifesté notre très sérieuse préoccupation par rapport aux pays qui ont soutenu les talibans ou qui sont compréhensifs par rapport à leur politique. La situation du Pakistan lui-même nous préoccupe. Donc, là-dessus, je vais réagir de la même façon. Mais, cela dit, il me semble que l'intérêt de tout le monde est que le Pakistan retrouve une certaine stabilité. Donc, il faut avoir - c'est vrai pour les membres permanents du Conseil de sécurité, mais c'est vrai aussi pour l'Inde, qui est le grand voisin du Pakistan - un vrai sens des responsabilités par rapport à cela, et ne rien faire qui puisse aggraver la situation de ce pays.
Sur la relation Inde-Pakistan, nous pensons que ce qui avait été fait Chimla était bien, les textes qui avaient été adoptés à Lahore, et l'esprit dans lesquels ils étaient adoptés, montraient une nouvelle voie très encourageante, dont nous avons espéré beaucoup. Bien sûr après, il y a eu les événements de Kargil, mais malgré tout, nous espérons que ce qui avait été entamé à Lahore puisse reprendre. La responsabilité première du déblocage de la situation revient à l'Inde et au Pakistan, ensemble. D'abord, pour limiter les conséquences de la situation, peut-être faudrait-il développer les mesures de confiance. Nous sommes également favorables à toutes les autres formes d'actions, d'initiatives, de facilitation, qui permettraient d'améliorer les choses.
Il y a donc un lien logique entre les deux. Cela, c'est notre position générale sur Inde-Pakistan, et c'est lié à ce que j'ai dit avant : personne n'a intérêt, me semble-t-il, même pas l'Inde, personne n'a intérêt à ce que le Pakistan soit plus affaibli, voire déstabilisé. C'est une évolution qui serait source de grandes difficultés pour tout le monde.
Q -Est-ce qu'il y a eu une réflexion au sein de l'Europe sur une manière possible dans l'avenir, de régler ce contentieux fondamental entre l'Inde et le Pakistan ?
R - Il n'y a pas de position européenne en tant que telle, c'est-à-dire qu'il n'y a pas une position relevant de la politique étrangère commune européenne, sauf des positions de principe, qui ne sont pas très éloignées de ce que je vous ai dit. Mais il n'y a pas une initiative européenne spécifique, il y a un échange entre les Européens, puisque nous partageons nos analyses. Nous essayons de mettre en commun nos analyses pour avoir des politiques étrangères qui soient, au minimum, convergentes. Alors, il y a des échanges d'informations, des échanges d'analyses, la préoccupation est la même : nous souhaitons évidemment que les choses ne dégénèrent pas, nous souhaitons qu'une solution puisse être trouvée, mais ce n'est pas une initiative européenne en tant que telle. Pas à ce stade. Il est certain que si, et l'Inde et le Pakistan pouvaient s'accorder sur une action utile, l'Europe serait évidemment disponible, mais cela n'a pas été formulé dans ces termes jusqu'ici, la question ne s'est pas présentée./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 23 février 2000)
Je vous rencontre alors que ma visite n'est pas tout à fait achevée. C'est une visite brève mais, je crois, bien remplie. Nous sommes dans une phase tout à fait intense des relations franco-indiennes. Il y a d'abord une relance politique, notamment depuis la visite du président de la République en janvier 1998 et la visite de votre Premier ministre à Paris en septembre 1998. Au niveau du ministre des Affaires étrangères, c'est la première visite d'un ministre français depuis 1994.
Depuis 1998, il a été établi un dialogue stratégique entre la France et l'Inde (quatre sessions ont eu lieu), et d'autre part un forum franco-indien a été créé pour associer des personnalités diverses et dynamiser toutes les formes de notre coopération.
La France et l'Inde ont des vues tout à la fois complémentaires et convergentes sur l'organisation du monde dans son ensemble, et c'est dans ce cadre que nous réfléchissons ensemble à cette idée d'un monde multipolaire, qui a fait l'objet de ce séminaire, de ce colloque à l'issue duquel je suis intervenu, ainsi que mon collègue indien. Je crois que nous avons fait, les uns et les autres, avancer la réflexion, en soulignant que cette idée de monde multipolaire n'est dirigée contre personne et que ce monde multipolaire serait un progrès si les différents pôles étaient capables de travailler, de coopérer entre eux. Je pense que vous avez eu les différents textes de ce colloque.
Donc, vous voyez, il y a un contexte politique, il y a un contexte géopolitique, et il y a en même temps un contexte économique qui me paraît prometteur : beaucoup d'entreprises françaises sont présentes en Inde, certaines depuis longtemps, mais la place de la France est restée modeste jusqu'à maintenant, dans les échanges comme dans les investissements. Mais, compte tenu de la croissance de l'économie indienne, des perspectives d'adaptation et d'ouverture de cette économie, de la recherche par l'Inde de partenaires étrangers plus nombreux, il est clair que les entreprises françaises, qui sont à un très haut niveau dans plusieurs domaines qui intéressent beaucoup l'Inde, ont de grandes perspectives devant elles si elles savent présenter les projets dont l'Inde a besoin.
Une des traductions de cette situation nouvelle est que dans tous les domaines, à peu près maintenant, nous avons des groupes de travail, des commissions, des rencontres régulières qui nous permettent de traiter tout le champ de notre coopération. Au cours de l'entretien que j'ai eu avec mon homologue aujourd'hui, entretien suivi d'un déjeuner de travail, nous avons pu ainsi parler de tout : nous avons fait le point de la relation bilatérale, dans tous les domaines, nous avons comparé nos analyses sur tous les problèmes importants qui se posent dans le sous-continent, dans toute la région, en Asie, et même dans le monde, et nous avons constaté souvent une grande convergence d'analyses. (Je ne rentre pas dans le détail là parce que je pense que vous me poserez des questions). En tout cas, ce qui est clair c'est que depuis cette décision de principe, d'avoir entre les deux pays un vrai dialogue stratégique, nous nous rendons compte à tout moment que c'était une bonne décision, et le fait que les relations franco-indiennes n'aient pas été assez intenses dans le passé, n'aient pas été très importantes historiquement, c'est presque un avantage aujourd'hui : ce sont des relations neuves et sans arrière-pensée, et qui ne sont gênées par aucune difficulté.
Voilà le contexte dans lequel cette visite s'inscrit, je dois encore tout à l'heure être reçu par le Premier ministre et évidemment j'aborderai avec lui les points les plus importants des différents chapitres que je vous ai cités.
Maintenant, Mesdames et Messieurs, je suis à votre disposition pour répondre aux questions.
Q - Le Premier ministre, dans une interview à un journal français, a dit que la France devait choisir entre l'Inde et le Pakistan. Qu'en pensez-vous ?
R - Comme je n'ai pas vu le Premier ministre encore, je ne suis pas sûr que ce soit ses propos exacts. Et donc, je le verrai tout à l'heure, je parlerai avec lui de cette question, et je lui dirai ce que nous pensons de ce problème. Je pense que les relations anciennes de la France avec le Pakistan, et le dialogue que nous avons avec ce pays, sont un facteur de stabilité. Naturellement, nous souhaitons que le dialogue puisse être repris entre l'Inde et le Pakistan, dans un esprit qui se réfère aux accords qui avaient été passés, il y a longtemps déjà, à Chimla, dans un esprit qui soit celui du dialogue qui avait été renoué à Lahore, voilà ce que nous souhaitons. Et nous pensons qu'il est très important aussi qu'il y ait des mesures de confiance, qui évitent le retour d'une nouvelle crise et qui permettent en tout cas qu'elles ne dégénèrent pas. Et nous serions en plus favorables à toute action ou toute initiative qui pourrait faciliter une évolution dans le bon sens.
Q - Le conseiller indien pour la sécurité nationale a dit à Paris la semaine dernière que tous les contrats militaires entre Paris et le Pakistan ont été honorés et qu'il n'y en aurait plus. Est-ce une décision que la France peut prendre ?
R - Il n'y a pas de nouvelle décision à ce sujet, et il y a simplement le principe normal de l'application des contrats déjà signés.
Q - Comment la France apprécie-t-elle la position indienne selon laquelle aucun dialogue n'est possible avec le Pakistan tant que celui-ci ne mettra pas un terme aux incursions terroristes au-delà de la frontière ?
R - Je ne peux que rappeler notre souhait global. Nous ne sommes pas protagonistes de ce conflit. Donc, je ne peux pas me substituer à tel ou tel partenaire pour dire exactement ce qui est acceptable et ce qui ne l'est pas, quelles sont les conditions de ce qu'il faut faire. Ce que nous savons, c'est que la situation actuelle entre les deux pays est dangereuse. Nous souhaitons qu'elle puisse être contenue, qu'ils puissent surmonter cette situation. Il faut avoir, à tout point de vue, une attitude responsable. Rien ne doit être fait qui aggrave la situation. Je pense, par exemple, qu'un affaiblissement du Pakistan ne serait dans l'intérêt de personne. Mais cela ne dépend pas que des autres, cela dépend aussi du Pakistan. Donc, il ne faut pas confondre les protagonistes directs d'une situation et un pays comme la France qui s'en préoccupe, qui s'y intéresse beaucoup, mais qui n'est pas directement impliqué.
Q - La France a vigoureusement défendu l'idée d'un monde multipolaire, depuis la visite du président Chirac. Mais il y a eu des occasions, notamment avec la Yougoslavie, où vous n'avez pas su pousser cette idée
R - Je ne vois pas très bien le rapport avec la Yougoslavie.
Q - Avez-vous parlé des interventions humanitaires avec le gouvernement indien ?
R - C'est encore autre chose, cela... donc, je vais essayer de préciser quelle est notre idée, il n'y a pas d'opposition dans tout cela. Vos deux questions sont proches, mais c'est le rapport avec l'idée de multipolarité qui n'est pas évident. L'idée de multipolarité est fondée sur l'idée qu'un monde trop exclusivement unipolaire n'est pas une bonne chose. Naturellement, les Etats-Unis auront toujours une position exceptionnellement importante, prééminente. Mais nous pensons, pour des raisons aussi bien politiques qu'économiques et culturelles, même, qu'il faut réfléchir à la façon dont, dans le monde de demain, l'Union européenne, la Russie, la Chine, le Japon, l'Inde, peut-être d'autres ensembles, peuvent jouer un rôle plus grand. Et c'est cette réflexion qui a été menée dans ce colloque. Et c'est là où j'ai dit : "un monde multipolaire, c'est certainement mieux, c'est plus juste, c'est plus représentatif, à condition que tous ces pôles arrivent à coopérer entre eux, et qu'il n'y ait pas de relation antagoniste. Et puis, il faut penser à tous les autres pays, et à l'heure actuelle aux Nations unies, il y a 188 pays. Donc, quel est le lien entre ces grands pôles du monde de demain et l'ensemble du monde multilatéral ? Ce lien, c'est le Conseil de sécurité, c'est la charnière. Naturellement, un Conseil de sécurité réformé, élargi, dans lequel, à notre avis, l'Inde a sa place. Cela, c'est un schéma d'avenir sur lequel il faut que les experts, les théoriciens, les géopoliticiens, les diplomates, réfléchissent.
Alors, vous me posiez tous les deux une question différente, qui est celle de l'intervention, l'intervention humanitaire ou ce qu'on appelle en France le "droit d'ingérence". Dans quelles conditions des Etats, un groupe d'Etats, une organisation peut intervenir dans les affaires d'un autre ? Ce n'est pas une question tout à fait nouvelle, puisque cela a déjà été prévu dans la Charte des Nations unies en 1945. Donc, on ne peut pas crier au scandale a priori. Il faut savoir dans quelles conditions cela se passe. Les rédacteurs de la Charte, en 1945, ont prévu un mécanisme, qui s'appelle le chapitre VII de la Charte, et qui prévoit la décision d'emploi de la force, y compris contre un Etat récalcitrant. C'est par exemple ce qui s'est passé au moment de la guerre du Golfe, sur la base de résolutions votées par tous les membres permanents du Conseil de sécurité. Récemment, c'est ce qui s'est passé à Timor sur décision du Conseil de sécurité, l'Indonésie elle-même ayant accepté. Alors, le problème du Kosovo est un peu différent, et dans une partie du monde, cela a été perçu avec inquiétude, ce qui s'est passé. Je peux comprendre. Mais il faut remonter à l'origine de tout cela, c'est-à-dire quasiment dix ans avant. Cette intervention n'aurait jamais été nécessaire si le président Milosevic n'avait pas mené sa politique pendant des années et des années, et des années, malgré toutes les condamnations. Quand l'affaire du Kosovo a éclaté à nouveau, c'est-à-dire au début de 1998, on a tout fait pour qu'elle puisse être réglée par des moyens diplomatiques et politiques. Pendant un an, nous n'avons cessé de négocier. Il y a eu à Belgrade des envoyés américains, russes et européens, sans arrêt. Le Groupe de contact, au niveau des ministères des Affaires étrangères, s'est réuni de très nombreuses fois. Des négociateurs ont fait la navette entre Belgrade et Pristina, au Kosovo, sans arrêt. Deux résolutions ont été votées par le Conseil de sécurité, au titre du chapitre VII, qui condamnaient point par point la politique de Belgrade. Une négociation de la dernière chance a eu lieu pendant plusieurs semaines, en France, à Rambouillet. A aucun moment, le président Milosevic n'a donné le moindre signe qui traduise le début d'un commencement d'acceptation d'une solution raisonnable. Donc, au bout du compte, nous nous sommes résolus à intervenir militairement. On l'a fait sans aucune joie, je peux vous le dire, mais il n'y avait plus aucune autre solution, la situation était devenue intenable. On l'a fait parce qu'il y avait ces deux résolutions du Conseil de sécurité qui étaient incomplètes, mais qui existaient, quand même, parce que tous les pays européens étaient d'accord, sans exception, tous les pays voisins étaient d'accord, sans exception. La Russie n'était pas d'accord avec l'emploi de la force, mais elle était absolument d'accord pour condamner la politique du président Milosevic. Nous, Français, nous avons déclaré que c'était une exception, cette affaire du Kosovo, et non pas un précédent. Ce n'est pas l'OTAN qui a dicté notre politique, c'est nous qui avons utilisé l'OTAN comme un instrument militaire d'action. Si vous regardez les éléments principaux de ce conflit que j'ai cités, vous verrez que ces conditions ne se retrouvent nulle part ailleurs. Enfin, les conditions de la solution, les conditions de la paix, les conditions de l'intervention de la force internationale et, d'autre part, des Nations unies, ont été fixées par la résolution 1244, c'est-à-dire qu'on s'est retrouvé dans la situation où c'est le Conseil de sécurité qui fixe ce qui doit être fait. Donc, vous m'aviez demandé si cette question avait été abordée ; oui, elle l'a été, et je viens de résumer la discussion sur ce point.
Q - Quelle est la position indienne, là-dessus ?
R - Je ne peux pas parler à leur place.
Q - Sont-ils d'accord avec la France ?
R - Je ne peux pas le dire à leur place. Ils ont pris l'acte avec beaucoup d'intérêt, me semble-t-il. Ce n'est peut-être pas exactement comme cela que les choses sont présentées d'habitude.
Q - Vous avez dit récemment que la France envisageait une coopération avec l'Inde dans des secteurs de haute technologie et d'énergie nucléaire civile par exemple. Mais la France a des engagements au sein du groupe des fournisseurs nucléaires. Jusqu'où souhaitez-vous aller ?
R - Nous sommes prêts à aller aussi loin que nos engagements internationaux nous le permettent. En effet, il y a une difficulté, mais il y a aussi une intention, une direction. Cela nous intéresse de développer des coopérations avec l'Inde dans des domaines de haute technologie. Je crois que cela intéresse l'Inde, aussi. Les besoins en énergie de l'Inde sont considérables, l'énergie nucléaire est la meilleure du point de vue de l'effet de serre, ce qui est très important, puisqu'elle ne l'aggrave pas. Mais il y a aussi une réglementation internationale, très stricte, pour limiter tous les risques de la prolifération, et chacun peut le comprendre. Nous voudrions faire évoluer ces règles, quand il s'agit bien de nucléaire civil stricto sensu. C'est dans cette perspective que des signaux positifs venus de l'Inde nous aideraient. Et en plus, cela serait cohérent avec les responsabilités nouvelles que l'Inde a de facto. Les signaux, on les connaît : c'est la signature du CTBT. Le Sénat américain ne l'a pas signé, mais c'est pour des raisons de politique intérieure américaine, cela ne veut pas dire que le texte soit devenu mauvais pour autant. Un autre signal possible, c'est que l'Inde accepte d'augmenter les contrôles réalisés par l'Agence Internationale de l'Energie atomique, il y en déjà, et s'ils étaient développés, cela serait un bon signal. Enfin, sur un plan plus bilatéral, franco-indien, nous avons développé une coopération en matière de sûreté nucléaire, et nous pensons qu'elle peut être utilement développée. Voilà, c'est à l'Inde de voir, nous respectons tout à fait le fait qu'il y ait un débat en Inde sur ces points.
Q - Avez-vous reçu des signaux positifs sur la question du CTBT par rapport à la position indienne ?
R - Je n'ai pas d'annonce précise à faire à la place des autorités indiennes, mais là aussi, je vais dire qu'il me semble que mes interlocuteurs ont écouté avec beaucoup d'intérêt ce que j'ai dit. Mais il me semble aussi que le débat, en Inde, sur ce qu'il est opportun de faire, et puis selon quel calendrier, n'est pas tout à fait terminé.
Q - La question de l'industrie aéronautique civile est-elle intervenue dans vos discussions ?
R - Vous voulez dire, au point de vue aéronautique, au point de vue des achats d'avions ?
La qualité des Airbus est connue dans le monde entier, je ne vais pas en faire l'article. Les décisions des plus grandes compagnies aériennes au monde parlent d'elles-mêmes.
Q - La France est-elle prête à reconnaître à l'Inde un statut de puissance nucléaire ?
R - Cela ne se présente pas comme cela. Ce n'est pas la France qui accorde des statuts, et ce n'est pas un pays seul qui peut décider ce genre de choses. Il y a eu un traité de non-prolifération, qui a enregistré la situation à un moment donné. Personne n'envisage de rouvrir ce traité. Mais, d'autre part, il y a la réalité des choses. Les décisions de l'Inde n'ont pas modifié la réalité juridique, mais la réalité tout court, ce qui a provoqué la réaction que vous connaissez. Et c'est pour cela maintenant que la communauté internationale attend de l'Inde un comportement, notamment sur les points que j'ai cités tout à l'heure, qui montrent son sens des responsabilités.
Q - Donc, vous identifiez l'Inde, la Chine, la Russie et l'Europe comme les piliers d'un monde multipolaire. Mais les économies de ces quatre blocs sont très différentes
R - D'abord, je voudrais rappeler qu'il s'agit là d'un exercice intellectuel. Ce n'est pas une liste diplomatique, et personne n'a le pouvoir de trancher à la place de l'histoire, qui tranche ces choses-là. Le pôle numéro un, c'est les Etats-Unis, quand même. Il ne s'agit pas de faire la liste des pays qui ont des systèmes identiques ou des économies comparables. C'est une réflexion purement réaliste. Si on se projette dans le monde de 2010, 2015, et que l'on se dit quels sont les grands pôles du monde de demain, naturellement avec des précautions, avec des points d'interrogation, on est amené à citer ces ensembles là, ces pays là. Donc, encore une fois, c'est une réflexion intellectuelle, ce ne sont pas des décisions politiques. Mais toute politique étrangère doit s'inscrire sur la durée, et se fonder sur des analyses, essayer de se fonder sur des projections. Donc, il faut voir cela comme un éclairage. Et cela nous renvoie à la discussion du tout début, dont ont parlé les participants au colloque : si les choses vont dans ce sens, quelles seront les relations entre ces différents pôles ? Et plus nous pourrons coopérer, mieux cela sera.
Q - Quand cela deviendra-t-il réalité ?
R - Cela change un peu chaque jour. Aujourd'hui, on est entre les deux. Vous avez les Etats-Unis, qui ont une puissance considérable sur tous les plans, à la fois en raison de leur fantastique vitalité, et en raison de la faiblesse des autres. Mais on voit aussi les efforts que font les autres pour se développer, se renforcer, pour surmonter leurs problèmes. Vous voyez bien tout ce que fait l'Europe, par exemple. L'Europe a aujourd'hui 15 membres, elle a une monnaie qui regroupe 11 pays, elle est en train d'élaborer un pilier européen de défense à l'intérieur de l'Alliance Atlantique, donc les choses bougent. Donc l'Europe, en ce qui la concerne, fait tout pour se renforcer et pour être justement un des pôles de ce monde de demain. Donc, l'avenir commence demain matin.
Q - Jusqu'à présent, les Européens se sentent très proches politiquement des Etats-Unis. Mais est-ce un fait ?
R - C'est une question ou...
Q - C'est une question.
R - L'Europe et les Etats-Unis ont des positions très convergentes ou très proches sur beaucoup de sujets, mais par sur tous. Par exemple, sur le plan économique et commercial, il y a souvent des vrais contentieux entre les deux ensembles. Si vous parlez de politique étrangère, c'est plus compliqué, parce qu'il y a un objectif de politique étrangère européenne commune, mais dans la pratique aujourd'hui, il y a une politique étrangère française, anglaise, allemande, etc... Donc, les points d'accord ou de désaccord ne sont pas forcément les mêmes. Mais il y a un mouvement général en Europe pour rendre les politiques étrangères de plus en plus convergentes. En France, nous disons que nous sommes les amis des Etats-Unis, nous sommes leurs alliés, mais nous ne sommes pas alignés. Donc, nous avons les capacités d'avoir des positions orginales parfois, sur des sujets qui peuvent vous intéresser.
Q - Les Etats-Unis devraient-ils jouer un rôle sur la question du Cachemire ?
R - Je ne peux pas répondre à la place de l'Inde et du Pakistan. Je comprends très bien que les Etats-Unis cherchent à contribuer à la solution du problème. Ils sont préoccupés par cette situation, qui est mauvaise à tout point de vue, qui peut être dangereuse, comme nous le sommes, nous aussi. Si les Etats-Unis pouvaient faire bouger les choses dans le bon sens, nous en serions très heureux.
Q - L'affaire Lalita Oraon a-t-elle été abordée avec M. Singh ?
R - Ce sujet n'a pas été abordé, il n'a pas été considéré par mes interlocuteurs comme étant un problème franco-indien. C'est une très triste histoire, et c'est quelque chose qui relève de la justice maintenant, et les autorités indiennes diplomatiques reçoivent des informations par ce canal. Mais ce n'est pas un problème dans les relations entre les deux pays./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 23 février 2000)