Texte intégral
Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs,
Chers amis,
Je suis très heureux de me joindre à vous, en ce début d'après-midi, pour vous dire toute ma joie et ma fierté que se tienne, au Sénat, l'une des dernières grandes manifestations consacrées aux célébrations du Bicentenaire du Code civil.
Après un premier colloque en avril dernier, qui a traité de l'avenir de la codification en France et en Amérique latine, et un deuxième, intitulé : " Vivre et faire vivre le Code civil ", dédié aux professions judiciaires, le Sénat achève avec " La genèse du Code civil ", l'hommage qu'il tenait à rendre au plus connu des livres français.
Mais, vous en conviendrez, il n'est pas très facile d'arriver " en bout de course ", si vous me permettez cette expression ! Car, depuis le 11 mars dernier, date de la séance solennelle d'ouverture des célébrations du Bicentenaire à la Sorbonne, tout, ou presque, a déjà été dit sur le Code civil !
Tout a été dit sur les causes de sa longévité et de son rayonnement international : la clarté de sa langue et de son style, la modernité des principes et des valeurs qui l'animent...
Tout a été dit aussi sur le symbole d'unité nationale qu'il représente et le rôle de ciment de la société française qu'il a joué depuis deux siècles, et qu'il continue de jouer.
En revanche, l'étude de la longue période qui a précédé la naissance et même la conception du Code civil, nous a semblé avoir été moins explorée.
Or, les conditions de cette conception et la gestation elle-même ont joué un rôle décisif sur les qualités intrinsèques du Code civil. Elles expliquent, aussi, la place qu'il occupe dans notre histoire juridique, politique et sociale. C'est pourquoi nous avons décidé d'y consacrer ces deux journées.
Vous avez évoqué depuis hier, les sources philosophiques, historiques et politiques de notre " petit livre rouge " qui n'est pas né ex nihilo ; et je sais que vos débats ont été très nourris.
Vous évoquerez dans quelques instants les " fruits " produits par ces sources, et leur évolution depuis 1804.
Votre présence, aujourd'hui, après 24 heures de travaux, montre que le choix du thème de notre colloque était judicieux.
Je veux en remercier très chaleureusement mon éminent collègue, Monsieur le Président Badinter, puisque c'est lui qui a eu l'idée de cette manifestation. Je remercie tout aussi chaleureusement l'Association française pour l'histoire de la justice, qui a " coproduit " ces deux journées, avec mon Cabinet et les services du Sénat.
Sans évoquer ce que de grands spécialistes ont traité depuis hier, et ce que d'autres traiteront dans quelques instants, je voudrais vous dire, en quelques mots, en quoi la genèse du code civil me paraît constituer un thème d'une grande actualité.
C'est tout simplement en raison des liens qu'elle permet, à mon sens, de tisser avec l'avenir, en raison de l'éclairage très instructif qu'elle permet de donner aux questions que nous nous posons sur le destin futur de " notre Code civil ".
Quelles sont aujourd'hui ces questions ?
En schématisant, on peut dire que deux types de discours ont été entendus ou lus depuis le 11 mars dernier, sur le destin possible du Code civil.
Il y a, d'une part, ceux, majoritaires, qui sont convaincus du caractère quasi éternel de ce " monument ". Ils expliquent leur conviction par l'extraordinaire flexibilité ou adaptabilité dont le Code a su faire preuve depuis deux siècles. Il a, en effet, été amendé, complété, modifié, mais jamais il n'a été remplacé, en dépit des deux tentatives du 20ème siècle.
Malgré l'explosion des sources du droit civil, tant internes qu'internationales depuis la deuxième moitié du 20ème siècle, et en dépit de l'existence de nombreuses règles de droit civil en dehors du Code civil, celui-ci reste le Code des codes. Il demeure, comme le disait le Doyen Carbonnier, celui auquel " les autres branches du droit viennent demander leur outillage juridique ". Pour ce premier courant de pensée, le Code civil reste la charpente de la société civile française.
C'est pourquoi, la modernisation par la recodification de certaines parties du Code doit être poursuivie. Il s'agit évidemment dans cette hypothèse, de codification au sens " d'acte de création ", comme en 1804.
Le fait que d'autres législations de nature civile existent en dehors du Code civil n'est pas gênant, et est même souhaitable. Les textes ponctuels, techniques et changeants, n'ont pas leur place dans le grand édifice du Code civil.
D'autre part, on a pu entendre un autre discours selon lequel, au contraire, toute tentative de recodification des parties les plus anciennes du Code, et même du droit civil dans son ensemble, est perdue d'avance. La prolifération des sources internationales du droit civil et la domination qu'elles exercent juridiquement sur les sources internes rendent vaine toute entreprise de codification.
Pour ce courant de pensée, l'impossibilité de recodifier le droit civil tient aussi à la conception que nos concitoyens ont aujourd'hui du droit : celui-ci est de plus en plus conçu comme devant s'adapter à la société, pour satisfaire les revendications de ses membres. Ainsi, contrairement à l'époque des rédacteurs du Code civil, le droit n'aurait plus pour mission de structurer une société en créant des institutions civiles stables. La liberté et la responsabilité n'auraient plus pour objectif un bien-être général.
La société, jusque et y compris le fonctionnement de la famille, ne serait plus que l'addition de droits individuels entrant en conflit les uns avec les autres. La Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et surtout l'application qui en est faite par la Cour de Strasbourg, serait largement responsable de cette situation.
A vrai dire, il me semble que ces positions correspondent toutes deux à des réalités et à des aspirations du corps social parfois contradictoires. Mais elles me semblent conciliables.
Je crois en effet indéniable que nous nous comportons tous, aujourd'hui, comme des consommateurs à l'égard du droit, contrairement aux contemporains de Portalis. Mais je sais aussi que la demande d'un droit structurant, stable et éclairant, n'a nullement disparu.
De récents débats parlementaires comme celui relatif à la bioéthique, peuvent en attester s'il en était besoin.
Je suis même convaincu que la demande de droit, -d'un droit qui " institue ", d'un droit qui " établit "-, se renforce. Nos concitoyens ont toujours besoin de repères, même si ce ne sont plus exactement ceux de 1804.
Je crois avec François Ewald, qu'il y a place pour une " nouvelle civilisation du droit ".
Dans cette " civilisation ", la codification créatrice a toujours toute sa place. Comme en 1804, elle implique le compromis et la synthèse avec de multiples sources du droit. La différence avec l'époque de Cambacérès, c'est que cette " transaction " doit désormais intervenir entre des sources de droit de nature différente, comme la jurisprudence, et avec des sources internationales, principalement européennes.
Il faut simplement être conscient que nos nouvelles codifications, comme celle du droit des obligations qui a été annoncée par le Président de la République, seront nécessairement moins durables qu'il y a deux cents ans, justement en raison de la présence de ces sources de droit européennes, lesquelles, par nature, échappent au législateur national.
Cependant, il n'est pas interdit d'agir pour essayer de peser sur la formation de ce droit européen.
D'une part au plan national, en se dotant de législations modernes, c'est-à-dire de législations qui prennent en compte toutes les évolutions (économiques, sociologiques, technologiques), et tous les intérêts en présence. Mais une législation qui fixe aussi des objectifs clairs d'intérêt général.
La réforme des méthodes de travail du Sénat que j'ai récemment proposée tend, notamment, à atteindre ce but.
Une législation nationale forte peut davantage avoir une influence sur le droit européen.
D'autre part, sur le plan européen, les politiques, j'en suis convaincu, doivent " reprendre la main " sur les techniciens. C'est à eux de donner les impulsions nécessaires afin que le droit qui s'élabore soit plus cohérent et plus accessible.
Enfin, je terminerai par une question " qui fâche " : Au-delà des domaines du droit qui font l'objet d'une harmonisation explicite des législations de tous les Etats membres, on sent bien que dans un certain nombre d'autres domaines et notamment le droit civil, les législations nationales et les jurisprudences européennes s'influencent mutuellement. Elles donnent ainsi progressivement naissance à une sorte de " droit commun " implicite.
Il est clair pour moi que notre législation peut et doit contribuer à inspirer ce droit commun.
J'en viens au point le plus délicat. Je sais que certains juristes ou politiques souhaitent ardemment que ce " droit commun " devienne un jour un véritable droit européen unifié. D'autres, au contraire, assez nombreux en France, le redoutent et le jugent inconséquent.
Mais, les conditions de la genèse du Code civil sont là pour nous rappeler que de telles " révolutions " ne sont possibles qu'après une très lente " maturation ".
L'idée d'unification du droit sur l'ensemble du territoire français remonte en effet au 17ème siècle, et même selon certains auteurs, au 16ème siècle.
Enfin et surtout, de même que le Code civil n'a pu voir le jour que grâce à la volonté et à la détermination d'un homme politique, un droit européen unifié ne serait viable que s'il constituait l'aboutissement d'un nouveau projet politique mobilisateur, touchant toute la construction européenne, et surtout, emportant l'adhésion des peuples. Or, il faut bien constater, aujourd'hui, que les conditions d'un tel projet ne sont hélas pas réunies.
Je vous remercie de votre attention et vous souhaite un excellent après-midi.
(Source http://www.senat.fr, le 26 novembre 2004)
Mesdames, Messieurs,
Chers amis,
Je suis très heureux de me joindre à vous, en ce début d'après-midi, pour vous dire toute ma joie et ma fierté que se tienne, au Sénat, l'une des dernières grandes manifestations consacrées aux célébrations du Bicentenaire du Code civil.
Après un premier colloque en avril dernier, qui a traité de l'avenir de la codification en France et en Amérique latine, et un deuxième, intitulé : " Vivre et faire vivre le Code civil ", dédié aux professions judiciaires, le Sénat achève avec " La genèse du Code civil ", l'hommage qu'il tenait à rendre au plus connu des livres français.
Mais, vous en conviendrez, il n'est pas très facile d'arriver " en bout de course ", si vous me permettez cette expression ! Car, depuis le 11 mars dernier, date de la séance solennelle d'ouverture des célébrations du Bicentenaire à la Sorbonne, tout, ou presque, a déjà été dit sur le Code civil !
Tout a été dit sur les causes de sa longévité et de son rayonnement international : la clarté de sa langue et de son style, la modernité des principes et des valeurs qui l'animent...
Tout a été dit aussi sur le symbole d'unité nationale qu'il représente et le rôle de ciment de la société française qu'il a joué depuis deux siècles, et qu'il continue de jouer.
En revanche, l'étude de la longue période qui a précédé la naissance et même la conception du Code civil, nous a semblé avoir été moins explorée.
Or, les conditions de cette conception et la gestation elle-même ont joué un rôle décisif sur les qualités intrinsèques du Code civil. Elles expliquent, aussi, la place qu'il occupe dans notre histoire juridique, politique et sociale. C'est pourquoi nous avons décidé d'y consacrer ces deux journées.
Vous avez évoqué depuis hier, les sources philosophiques, historiques et politiques de notre " petit livre rouge " qui n'est pas né ex nihilo ; et je sais que vos débats ont été très nourris.
Vous évoquerez dans quelques instants les " fruits " produits par ces sources, et leur évolution depuis 1804.
Votre présence, aujourd'hui, après 24 heures de travaux, montre que le choix du thème de notre colloque était judicieux.
Je veux en remercier très chaleureusement mon éminent collègue, Monsieur le Président Badinter, puisque c'est lui qui a eu l'idée de cette manifestation. Je remercie tout aussi chaleureusement l'Association française pour l'histoire de la justice, qui a " coproduit " ces deux journées, avec mon Cabinet et les services du Sénat.
Sans évoquer ce que de grands spécialistes ont traité depuis hier, et ce que d'autres traiteront dans quelques instants, je voudrais vous dire, en quelques mots, en quoi la genèse du code civil me paraît constituer un thème d'une grande actualité.
C'est tout simplement en raison des liens qu'elle permet, à mon sens, de tisser avec l'avenir, en raison de l'éclairage très instructif qu'elle permet de donner aux questions que nous nous posons sur le destin futur de " notre Code civil ".
Quelles sont aujourd'hui ces questions ?
En schématisant, on peut dire que deux types de discours ont été entendus ou lus depuis le 11 mars dernier, sur le destin possible du Code civil.
Il y a, d'une part, ceux, majoritaires, qui sont convaincus du caractère quasi éternel de ce " monument ". Ils expliquent leur conviction par l'extraordinaire flexibilité ou adaptabilité dont le Code a su faire preuve depuis deux siècles. Il a, en effet, été amendé, complété, modifié, mais jamais il n'a été remplacé, en dépit des deux tentatives du 20ème siècle.
Malgré l'explosion des sources du droit civil, tant internes qu'internationales depuis la deuxième moitié du 20ème siècle, et en dépit de l'existence de nombreuses règles de droit civil en dehors du Code civil, celui-ci reste le Code des codes. Il demeure, comme le disait le Doyen Carbonnier, celui auquel " les autres branches du droit viennent demander leur outillage juridique ". Pour ce premier courant de pensée, le Code civil reste la charpente de la société civile française.
C'est pourquoi, la modernisation par la recodification de certaines parties du Code doit être poursuivie. Il s'agit évidemment dans cette hypothèse, de codification au sens " d'acte de création ", comme en 1804.
Le fait que d'autres législations de nature civile existent en dehors du Code civil n'est pas gênant, et est même souhaitable. Les textes ponctuels, techniques et changeants, n'ont pas leur place dans le grand édifice du Code civil.
D'autre part, on a pu entendre un autre discours selon lequel, au contraire, toute tentative de recodification des parties les plus anciennes du Code, et même du droit civil dans son ensemble, est perdue d'avance. La prolifération des sources internationales du droit civil et la domination qu'elles exercent juridiquement sur les sources internes rendent vaine toute entreprise de codification.
Pour ce courant de pensée, l'impossibilité de recodifier le droit civil tient aussi à la conception que nos concitoyens ont aujourd'hui du droit : celui-ci est de plus en plus conçu comme devant s'adapter à la société, pour satisfaire les revendications de ses membres. Ainsi, contrairement à l'époque des rédacteurs du Code civil, le droit n'aurait plus pour mission de structurer une société en créant des institutions civiles stables. La liberté et la responsabilité n'auraient plus pour objectif un bien-être général.
La société, jusque et y compris le fonctionnement de la famille, ne serait plus que l'addition de droits individuels entrant en conflit les uns avec les autres. La Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et surtout l'application qui en est faite par la Cour de Strasbourg, serait largement responsable de cette situation.
A vrai dire, il me semble que ces positions correspondent toutes deux à des réalités et à des aspirations du corps social parfois contradictoires. Mais elles me semblent conciliables.
Je crois en effet indéniable que nous nous comportons tous, aujourd'hui, comme des consommateurs à l'égard du droit, contrairement aux contemporains de Portalis. Mais je sais aussi que la demande d'un droit structurant, stable et éclairant, n'a nullement disparu.
De récents débats parlementaires comme celui relatif à la bioéthique, peuvent en attester s'il en était besoin.
Je suis même convaincu que la demande de droit, -d'un droit qui " institue ", d'un droit qui " établit "-, se renforce. Nos concitoyens ont toujours besoin de repères, même si ce ne sont plus exactement ceux de 1804.
Je crois avec François Ewald, qu'il y a place pour une " nouvelle civilisation du droit ".
Dans cette " civilisation ", la codification créatrice a toujours toute sa place. Comme en 1804, elle implique le compromis et la synthèse avec de multiples sources du droit. La différence avec l'époque de Cambacérès, c'est que cette " transaction " doit désormais intervenir entre des sources de droit de nature différente, comme la jurisprudence, et avec des sources internationales, principalement européennes.
Il faut simplement être conscient que nos nouvelles codifications, comme celle du droit des obligations qui a été annoncée par le Président de la République, seront nécessairement moins durables qu'il y a deux cents ans, justement en raison de la présence de ces sources de droit européennes, lesquelles, par nature, échappent au législateur national.
Cependant, il n'est pas interdit d'agir pour essayer de peser sur la formation de ce droit européen.
D'une part au plan national, en se dotant de législations modernes, c'est-à-dire de législations qui prennent en compte toutes les évolutions (économiques, sociologiques, technologiques), et tous les intérêts en présence. Mais une législation qui fixe aussi des objectifs clairs d'intérêt général.
La réforme des méthodes de travail du Sénat que j'ai récemment proposée tend, notamment, à atteindre ce but.
Une législation nationale forte peut davantage avoir une influence sur le droit européen.
D'autre part, sur le plan européen, les politiques, j'en suis convaincu, doivent " reprendre la main " sur les techniciens. C'est à eux de donner les impulsions nécessaires afin que le droit qui s'élabore soit plus cohérent et plus accessible.
Enfin, je terminerai par une question " qui fâche " : Au-delà des domaines du droit qui font l'objet d'une harmonisation explicite des législations de tous les Etats membres, on sent bien que dans un certain nombre d'autres domaines et notamment le droit civil, les législations nationales et les jurisprudences européennes s'influencent mutuellement. Elles donnent ainsi progressivement naissance à une sorte de " droit commun " implicite.
Il est clair pour moi que notre législation peut et doit contribuer à inspirer ce droit commun.
J'en viens au point le plus délicat. Je sais que certains juristes ou politiques souhaitent ardemment que ce " droit commun " devienne un jour un véritable droit européen unifié. D'autres, au contraire, assez nombreux en France, le redoutent et le jugent inconséquent.
Mais, les conditions de la genèse du Code civil sont là pour nous rappeler que de telles " révolutions " ne sont possibles qu'après une très lente " maturation ".
L'idée d'unification du droit sur l'ensemble du territoire français remonte en effet au 17ème siècle, et même selon certains auteurs, au 16ème siècle.
Enfin et surtout, de même que le Code civil n'a pu voir le jour que grâce à la volonté et à la détermination d'un homme politique, un droit européen unifié ne serait viable que s'il constituait l'aboutissement d'un nouveau projet politique mobilisateur, touchant toute la construction européenne, et surtout, emportant l'adhésion des peuples. Or, il faut bien constater, aujourd'hui, que les conditions d'un tel projet ne sont hélas pas réunies.
Je vous remercie de votre attention et vous souhaite un excellent après-midi.
(Source http://www.senat.fr, le 26 novembre 2004)