Texte intégral
QUESTION (Le Figaro Magazine) : Le président du MEDEF, Ernest-Antoine SEILLIÈRE, reproche à votre gouvernement de ne pas prendre suffisamment de mesures concrètes en faveur de l'entreprise. Que lui répondez-vous ?
Jean-Pierre RAFFARIN (Réponse) : C'est un discours excessif, comme on en tient souvent dans les universités politiques d'été... Évidemment, il est faux de dire que le gouvernement n'a rien fait pour les entreprises. D'ailleurs, quand nous avons légiféré pour l'accord sur la formation professionnelle, le président du MEDEF ne m'avait-il pas appelé personnellement pour me dire qu'il jugeait cette décision "historique" ? S'il a des reproches plus profonds à m'adresser, je pense qu'il faudra en conclure que nous ne parlons pas des mêmes entreprises: lui a l'expérience des holdings, moi celle des PME !
QUESTION : Vous êtes, à l'exception de Jacques Chaban-Delmas et de Raymond Barre, le Premier ministre de droite ayant duré le plus longtemps à Matignon. Votre point commun avec eux étant un certain goût pour les réformes, diriez-vous qu'il y a en France une place pour le réformisme ?
Jean-Pierre RAFFARIN (Réponse) : Clairement oui. Et nous l'avons prouvé, en menant des réformes vitales pour la France ces deux dernières années: celle des retraites, de l'assurance-maladie, de la décentralisation, mais aussi des réformes moins vastes, mais tout aussi importantes, comme le non-paiement des jours de grève dans la fonction publique. Il y a une " voie française " pour la réforme. J'en suis convaincu: c'est une voie qui n'est pas idéologique. L'idéologie conduit à l'impasse et à l'immobilisme.
QUESTION : Comment définissez-vous cette " voie française " ?
Jean-Pierre RAFFARIN (Réponse) : Elle repose sur une équation que je résume ainsi : "Réforme = écoute + justice + fermeté". Il est essentiel de partir d'un diagnostic partagé, comme nous l'avons fait avec le COR (NDLR: Conseil d'orientation des retraites) pour les retraites, le Haut conseil pour l'assurance-maladie, ou encore la commission Thélot pour l'éducation. Il faut ensuite que la réforme soit équitable et à cette fin, qu'elle repose sur des leviers de justice solides (harmonisation des régimes de retraite, accès aux mutuelles et au dossier médical pour tous, possibilité offerte à tous les jeunes d 'acquérir les fondamentaux avant le collège...). Enfin, la fermeté doit être de mise: une fois la réforme engagée, il faut aller jusqu'au bout, avoir le courage de ne pas reculer.
QUESTION : Dialogue, justice, fermeté... Les Français ne préféreraient-ils pas qu'on leur parle de la République, d'ambition, de panache ?
Jean-Pierre RAFFARIN (Réponse) : Attention au devoir d'efficacité ! Les grands discours ne peuvent se conclure par de grandes déceptions. Les gouvernants d'aujourd'hui ont une responsabilité de bonne fin. Un pays a besoin d'ambition et de panache, mais pour mener des réformes, il faut pouvoir dégager des consensus et faire preuve d'une certaine humilité. La frontière entre l'ambition et la prétention est vite franchie.
QUESTION : Une majorité de Français se dit favorable à une réforme de la loi sur les 35 heures. Quelles sont vos intentions: souhaitez-vous supprimer les 35 heures, ou simplement assouplir le dispositif en place ?
Jean-Pierre RAFFARIN (Réponse) : Nous voulons poursuivre les assouplissements déjà apportés au dispositif AUBRY. Les 35 heures ont été une mauvaise réforme, trop idéologique, et leur mise en place, par les socialistes, a provoqué un vrai traumatisme économique et social. Je ne voudrais pas provoquer un nouveau bouleversement en revenant brutalement sur le dispositif existant. Il nous faut l'assouplir de façon pragmatique par le dialogue social, par des idées nouvelles, en recherchant notamment à rétablir une certaine cohérence entre les grandes entreprises et les petites. Le Conseil constitutionnel a autorisé celles-ci à bénéficier d'un statut dérogatoire spécifique les mettant à l'abri de la loi AUBRY (notamment pour le paiement des heures supplémentaires), à condition qu'il soit limité dans le temps. D'ici au 31 décembre 2005, nous devrons prendre une décision, avec les partenaires sociaux, et définir un dispositif précisant le coût des heures supplémentaires. C'est une question qu'il nous faudra régler d'ici à un an. Doit-on aligner le régime des heures supplémentaires sur celui des PME ?
QUESTION : Que pensez-vous des entreprises qui pratiquent le chantage à la délocalisation en vue d'obtenir de leurs salariés une renégociation du régime des 35 heures ?
Jean-Pierre RAFFARIN (Réponse) : C'est un chantage pervers, ouvrant la voie à toutes formes d'abus. La jungle sociale est synonyme de recul. Nous avons en France un Code du travail. On ne peut s'en affranchir avec brutalité par des rapports de force abusifs, qui compromettent le modèle social auquel nous sommes attachés. Les entreprises doivent veiller à ce que les procédures du dialogue social soient respectées et que l'on puisse vivre, en France, dans un état de droit social. J'ai la conviction que l'on peut penser l'avenir de l'emploi dans le dialogue social, sans pour autant verser dans l'immobilisme. Ainsi, je suis pour l'émergence d'un droit social plus moderne et favorable à ce que le contrat d'entreprise trouve davantage de pertinence dans le monde professionnel. La négociation sociale au sein des branches doit laisser une certaine ouverture au niveau de l'entreprise. Je proposerai dans le Budget 2005 des actions fiscales pour lutter contre les délocalisations.
QUESTION : La France est en compétition avec des pays où le coût du travail est moindre, notamment parmi les nouveaux membres de l'Union européenne. Faut-il redouter de futures délocalisations ?
Jean-Pierre RAFFARIN (Réponse) : La compétition économique entre les nations ne date pas d'aujourd'hui. Elle est dans la nature même de l'économie internationale. Globalement, et dans la durée, le principal danger vient de pays à fort taux de croissance ayant opté pour des stratégies de développement faisant appel à la qualification de la main d'uvre et à la valeur ajoutée. Je pense à la Chine, à l'Inde. Les pays fondant leur développement sur des tactiques opportunistes de baisse du coût du travail rencontreront tôt ou tard des difficultés. Les ouvriers polonais ou slovaques n'ont nullement l'intention de devenir les prolétaires de l'Europe ! S'ils ont choisi de rejoindre l'Europe, c'est précisément parce qu'ils espèrent une harmonisation des salaires au niveau européen. Plutôt que de céder aux sirènes du dumping social et fiscal, concentrons nos efforts sur des stratégies d'investissement, d'intelligence et de valeur ajoutée, pour rendre notre pays compétitif et capable de commercer avec les grandes économies émergentes, comme celle de la Chine.
QUESTION : Une réforme remettant à plat tout le système fiscal français est-elle envisageable ?
Jean-Pierre RAFFARIN (Réponse) : Il faut travailler sur cette perspective car elle s'inscrit dans le sens de notre action. Il faut que le travail paie, que le talent et le mérite soient récompensés. Et il n'est pas question que l'appareil d'État puisse dévorer toute cette énergie. D'ores et déjà, le président de la République a lancé le sujet avec la réforme de la taxe professionnelle, qui pénalise les investissements et se révèle inadaptée dans le contexte de la compétition internationale. Il faut, dans notre pays, permettre de défiscaliser davantage l'intelligence, seule véritable source de valeur ajoutée et d'emplois d'avenir.
QUESTION : Depuis votre arrivée à Matignon, avez-vous le sentiment que la France a changé ?
Jean-Pierre RAFFARIN (Réponse) : Beaucoup estimaient, à mon arrivée à Matignon, que les chances de réformer le pays étaient faibles. Tous les quinze jours, on annonçait mon départ ! Et pourtant... la France est devenue "le pays où la réforme est possible". Nous n'avons plus de raison d'avoir des complexes vis-à-vis de certains de nos voisins. Il n'y pas de pathologie de la réforme en France. Autre changement important : les Français ont appris à se comparer à leurs voisins. Progressivement, nous sortons de nos frontières et oublions notre repli hexagonal. Et cela finit par payer : nous avons aujourd'hui un rythme de croissance parmi les meilleurs d'Europe et comme je l'avais annoncé la courbe du chômage s'inverse en cette fin d'été. Ce succès, comme les autres, est celui de tout le Gouvernement que je dirige depuis 28 mois.
QUESTION : Le fait d'être sortis du microcosme hexagonal conduit-il les Français à intégrer l'idée de sacrifice ?
Jean-Pierre RAFFARIN (Réponse) : L'idée de sacrifice est toujours difficile à accepter. Le mot est chargé de lourdes connotations. Pourtant, l'effort est accepté dès lors qu'il s'inscrit dans une démarche dont le sens est perçu. Il faut de la lisibilité, une mise en perspective. Quand on explique aux Français que la France est un pays criminel en matière de sécurité routière et qu'il faut des actions pour lutter contre la délinquance routière, on obtient des changements dans le comportement des automobilistes. Quand on explique aux Français qu'il faut travailler une journée de plus pour dégager davantage de moyens en faveur des personnes âgées et des personnes handicapées, ils l'acceptent, là encore... Les Français sont responsables. Ils savent se montrer généreux lorsque la démarche leur paraît juste. En revanche, si c'est pour que la croissance s'évapore dans l'appareil d'état, comme ce fut le cas en 2000 sous le gouvernement socialiste, il y a des blocages.
QUESTION : Mais depuis vingt ans, la France ne serait-elle pas un pays prétentieux sur le déclin plutôt qu'un pays ambitieux en expansion ?
Jean-Pierre RAFFARIN (Réponse) : La France et les Français sont très ambitieux. Le travail de nos entreprises, la dynamique de nos régions. Regardez nos résultats sportifs. Le sentiment de déclin vient d'un malentendu. La France ne s'est pas repliée sur elle-même, c'est son univers qui s'est élargi. Notre espace de référence a grandi, le nombre de nos partenaires et celui de nos concurrents aussi. Face à un monde toujours plus complexe, je comprends que l'on puisse avoir le sentiment d'une dilution de notre puissance. Mais la force " France " ne décline pas. Il suffit de regarder l'ensemble de nos secteurs industriels pour s'en rendre compte. Reste un problème, celui de la démographie. C'est un point objectif de la situation française dont il faut tenir compte pour estimer sa force relative face à des pays aux populations plus importantes. Nous devrons bientôt débattre de l'immigration choisie.
QUESTION : Quel est le principal atout de la France dans cet univers élargi ?
Jean-Pierre RAFFARIN (Réponse) : C'est le sens du temps. Notre pays, qui vient du fond des âges et qui s'assume comme tel, a la conscience du destin et le sens de l'Histoire. Il sait sortir de tous les courts termes trompeurs. C'est une force dans un monde où je vois trop de pays aveuglés par l'immédiat et le temporaire. Ce sens du temps nous permet souvent d'être en phase avec de nombreux peuples du monde qui connaissent des valeurs de notre histoire. Nous l'avons profondément ressenti au Moyen Orient dans la terrible épreuve des otages. Grâce à ce sens du temps, notre pays peut dire aujourd'hui que le moment est venu de rebâtir une relation forte avec l'Algérie. Il peut aussi affirmer que son destin européen est continental. Tout cela est possible parce que les Français savent que la France est plus grande que chacun de nous.
QUESTION : Si le sens du temps est l'atout majeur de notre pays quelle est sa principale faiblesse ?
Jean-Pierre RAFFARIN (Réponse) : C'est le goût de la division, celle du petit village gaulois qui fait qu'on n'hésite pas à s'affaiblir, à se disperser, à se freiner voire même à se paralyser. La caricature et la mauvaise foi deviennent alors les traits de notre tempérament national. Je le constate, évidemment, en politique, mais aussi dans certaines organisations professionnelles ou chez les grandes stars de la société civile... Heureusement, cette vraie faiblesse peut être surmontée par le mouvement, l'ambition et le sens.
QUESTION : L'impossibilité de la France à aller vite quand d'autres galopent n'est-elle pas aussi un gros handicap ?
Jean-Pierre RAFFARIN (Réponse) : Quand nous nous comparerons au terme de cette législature avec nos voisins, je suis convaincu que nous serons parmi les premiers. Déjà, dans la zone euro nous affichons un point d'avance en terme de croissance.
QUESTION : Que dites-vous à ceux qui, à droite, vous reprochent de ne pas aller assez vite et s'étonnent que les 35 heures ou l'ISF ne soient pas encore supprimés ?
Jean-Pierre RAFFARIN (Réponse) : Je leur dis : j'ai vu en politique de nombreux talents aller vite... dans le mur. Trop de réformes bloquent les réformes. Je comprends que les Français aient des exigences, mais il faut s'inscrire dans une action claire et programmée. Le temps politique ne peut pas être celui de l'impatience. Être moderne, c'est être mécontent, dit Alain FINKIELKRAUT. Je suis moderne. Je suis donc mécontent des lourdeurs et des pesanteurs. Je dois les surmonter sans bloquer les réformes les engageant l'une après l'autre.
QUESTION : Il existerait donc deux France, une qui traîne un peu des pieds et une autre trop fougueuse ?
Jean-Pierre RAFFARIN (Réponse) : Ici, à Matignon, je n'ai forcément la vision que d'une seule France. Et je me dois de la rassembler. Les socialistes l'ont disséquée, éclatée, divisée en suivant une pensée politique archaïque, identifiant la personne en fonction d'un certain nombre de paramètres matérialistes. Pourtant le message politique qu'exprime le modèle français est un message d'humanisme à l'opposé du matérialisme. Nous avons trop souffert des clivages en divisant les Français entre les bons et les méchants. Aujourd'hui, il faut nous rassembler autour de son destin euro-national en proposant un humanisme qui n'assigne personne à résidence par idéologie.
QUESTION : Il existe malgré tout une opposition très forte entre le public et le privé. La lenteur de la réforme de l'État n'est-elle pas un danger face à ces clivages ?
Jean-Pierre RAFFARIN (Réponse) : La réforme de l'État n'est pas lente. Elle est fortement engagée, elle doit avancer sans effrayer. Nous avons vu que pour la décentralisation, beaucoup ont tenté de faire peur sans résultat. La décentralisation représente cinq grands textes, dont un constitutionnel, qui vont produire des progrès grâce à l'expérimentation, la responsabilisation, de l'évaluation, de la clarification, toutes choses qui sont indispensables pour une bonne organisation administrative. La réforme de la décentralisation est la réforme la plus importante des 20 dernières années.
L'action publique à partir de 2006 va aussi rompre avec le principe de ses grandes structures administratives à grand budget sans grande lisibilité. Le Parlement votera désormais le budget par programme d'actions avec des objectifs clairs, des moyens précis et une évaluation concrète, un programme et un financement avec un responsable qui devra rendre des comptes. Nous pourrons enfin estimer ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas, poursuivre les programmes qui marchent, abandonner ceux qui ne débouchent sur rien. Cette réforme est essentielle parce qu'elle responsabilise.
QUESTION : Mais si l'on veut réduire les déficits publics, l'État ne doit-il pas réaliser des économies qui impliquent de toucher directement aux avantages de la fonction publique ?
Jean-Pierre RAFFARIN (Réponse) : D'abord, il ne faut pas croire que trois ans sans augmenté d'un euro les dépenses de l'État, hors inflation, n'a pas de précédent ! Ensuite, il ne faut pas croire qu'on vit dans la fonction publique de manière "hyper" confortable. Nos prédécesseurs ont même créé une " sous-fonction publique " faite d'emplois précaires. Les 35 heures ont particulièrement désorganisé nos services publics, notamment à l'hôpital. Nous gardons un objectif de qualité du service public qui passe évidemment par la modernisation du travail.
QUESTION : Que dites-vous aux électeurs de droite qui semblent douter des ambitions actuelles du gouvernement et attendent un "signal fort"?
Jean-Pierre RAFFARIN (Réponse) : Quand nous imposons le non-paiement des jours de grève, n'est-ce pas un signal fort ? En fait, il faut distinguer les signes politiques des signes sociologiques. L'électorat de droite n'est pas forcément un électorat fortuné comme on essaie de le faire croire. Il est aussi populaire, concerné par l'augmentation du Smic et les mesures sociales. L'électorat qui entend le message du Gouvernement c'est aussi un électorat qui travaille et qui veut que le travail paie. Il ne veut pas être pénalisé par ses efforts. Nous proposerons une baisse de la fiscalité pour l'argent investi dans l'emploi. La politique de reforme continuera. J'ai une ambition pour la France. Les électeurs de la majorité que je rencontre me disent "Tenez bon".
QUESTION : On parle au sein du gouvernement d'une aile sociale et d'une aile libérale. Où vous situer vous par rapport à cette ligne ?
Jean-Pierre RAFFARIN (Réponse) : J'ai toujours refusé ce manichéisme. Le génie de la France consiste à surmonter les clivages entre le cerveau droit et le cerveau gauche. Une bonne intelligence s'appuie sur les deux. Nous avons besoin d'idées libérales pour créer et d'idées sociales pour rassembler. Vouloir s'enfermer dans une segmentation aura pour conséquence, un jour ou l'autre, la division de la France. Je le répète, on ne gouverne la France que si on la rassemble. Isoler les solutions libérales et sociales pour choisir entre les deux n'est pas envisageable. Sans pour façonner la cohésion, l'inverse est également vrai. Sans solutions sur l'assurance maladie et encore moins sur les retraites, les Français savaient qu'ils étaient dans une impasse. En dégageant l'avenir, nous avons effacé des inquiétudes. Et si nous avons besoin de la croissance métissage entre le social et le libéral. La politique fiscale doit être sociale et la politique sociale doit être entrepreneuriale.
D'ailleurs aucun gouvernement européen ne raisonne aujourd'hui avec ces clivages idéologiques. On ne retrouve cette forme de naïveté désespérante que chez certains leaders socialistes français qui ne comprennent plus ce que veut Tony BLAIR, qui saluent la victoire de José Luis ZAPATERO mais regrettent sa politique et qui ne veulent plus s'afficher avec Gerhard Schröder. Ces socialistes sont enfermés dans leur clivage et n'arrivent pas à construire un projet. Ils sont obligés de caricaturer ceux des autres car il n'y a plus de pensée socialiste. La nouvelle démocratie sociale aujourd'hui se développe selon des schémas comparables en Allemagne ou en France, au Royaume Uni comme au Portugal. C'est une voie politique qui surmonte les clivages idéologiques traditionnels. C'est " voie humaine ". Une voie responsable et consciente, humaniste, pragmatique mais ambitieuse. La voie de mon action.
(Source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 7 septembre 2004)
Jean-Pierre RAFFARIN (Réponse) : C'est un discours excessif, comme on en tient souvent dans les universités politiques d'été... Évidemment, il est faux de dire que le gouvernement n'a rien fait pour les entreprises. D'ailleurs, quand nous avons légiféré pour l'accord sur la formation professionnelle, le président du MEDEF ne m'avait-il pas appelé personnellement pour me dire qu'il jugeait cette décision "historique" ? S'il a des reproches plus profonds à m'adresser, je pense qu'il faudra en conclure que nous ne parlons pas des mêmes entreprises: lui a l'expérience des holdings, moi celle des PME !
QUESTION : Vous êtes, à l'exception de Jacques Chaban-Delmas et de Raymond Barre, le Premier ministre de droite ayant duré le plus longtemps à Matignon. Votre point commun avec eux étant un certain goût pour les réformes, diriez-vous qu'il y a en France une place pour le réformisme ?
Jean-Pierre RAFFARIN (Réponse) : Clairement oui. Et nous l'avons prouvé, en menant des réformes vitales pour la France ces deux dernières années: celle des retraites, de l'assurance-maladie, de la décentralisation, mais aussi des réformes moins vastes, mais tout aussi importantes, comme le non-paiement des jours de grève dans la fonction publique. Il y a une " voie française " pour la réforme. J'en suis convaincu: c'est une voie qui n'est pas idéologique. L'idéologie conduit à l'impasse et à l'immobilisme.
QUESTION : Comment définissez-vous cette " voie française " ?
Jean-Pierre RAFFARIN (Réponse) : Elle repose sur une équation que je résume ainsi : "Réforme = écoute + justice + fermeté". Il est essentiel de partir d'un diagnostic partagé, comme nous l'avons fait avec le COR (NDLR: Conseil d'orientation des retraites) pour les retraites, le Haut conseil pour l'assurance-maladie, ou encore la commission Thélot pour l'éducation. Il faut ensuite que la réforme soit équitable et à cette fin, qu'elle repose sur des leviers de justice solides (harmonisation des régimes de retraite, accès aux mutuelles et au dossier médical pour tous, possibilité offerte à tous les jeunes d 'acquérir les fondamentaux avant le collège...). Enfin, la fermeté doit être de mise: une fois la réforme engagée, il faut aller jusqu'au bout, avoir le courage de ne pas reculer.
QUESTION : Dialogue, justice, fermeté... Les Français ne préféreraient-ils pas qu'on leur parle de la République, d'ambition, de panache ?
Jean-Pierre RAFFARIN (Réponse) : Attention au devoir d'efficacité ! Les grands discours ne peuvent se conclure par de grandes déceptions. Les gouvernants d'aujourd'hui ont une responsabilité de bonne fin. Un pays a besoin d'ambition et de panache, mais pour mener des réformes, il faut pouvoir dégager des consensus et faire preuve d'une certaine humilité. La frontière entre l'ambition et la prétention est vite franchie.
QUESTION : Une majorité de Français se dit favorable à une réforme de la loi sur les 35 heures. Quelles sont vos intentions: souhaitez-vous supprimer les 35 heures, ou simplement assouplir le dispositif en place ?
Jean-Pierre RAFFARIN (Réponse) : Nous voulons poursuivre les assouplissements déjà apportés au dispositif AUBRY. Les 35 heures ont été une mauvaise réforme, trop idéologique, et leur mise en place, par les socialistes, a provoqué un vrai traumatisme économique et social. Je ne voudrais pas provoquer un nouveau bouleversement en revenant brutalement sur le dispositif existant. Il nous faut l'assouplir de façon pragmatique par le dialogue social, par des idées nouvelles, en recherchant notamment à rétablir une certaine cohérence entre les grandes entreprises et les petites. Le Conseil constitutionnel a autorisé celles-ci à bénéficier d'un statut dérogatoire spécifique les mettant à l'abri de la loi AUBRY (notamment pour le paiement des heures supplémentaires), à condition qu'il soit limité dans le temps. D'ici au 31 décembre 2005, nous devrons prendre une décision, avec les partenaires sociaux, et définir un dispositif précisant le coût des heures supplémentaires. C'est une question qu'il nous faudra régler d'ici à un an. Doit-on aligner le régime des heures supplémentaires sur celui des PME ?
QUESTION : Que pensez-vous des entreprises qui pratiquent le chantage à la délocalisation en vue d'obtenir de leurs salariés une renégociation du régime des 35 heures ?
Jean-Pierre RAFFARIN (Réponse) : C'est un chantage pervers, ouvrant la voie à toutes formes d'abus. La jungle sociale est synonyme de recul. Nous avons en France un Code du travail. On ne peut s'en affranchir avec brutalité par des rapports de force abusifs, qui compromettent le modèle social auquel nous sommes attachés. Les entreprises doivent veiller à ce que les procédures du dialogue social soient respectées et que l'on puisse vivre, en France, dans un état de droit social. J'ai la conviction que l'on peut penser l'avenir de l'emploi dans le dialogue social, sans pour autant verser dans l'immobilisme. Ainsi, je suis pour l'émergence d'un droit social plus moderne et favorable à ce que le contrat d'entreprise trouve davantage de pertinence dans le monde professionnel. La négociation sociale au sein des branches doit laisser une certaine ouverture au niveau de l'entreprise. Je proposerai dans le Budget 2005 des actions fiscales pour lutter contre les délocalisations.
QUESTION : La France est en compétition avec des pays où le coût du travail est moindre, notamment parmi les nouveaux membres de l'Union européenne. Faut-il redouter de futures délocalisations ?
Jean-Pierre RAFFARIN (Réponse) : La compétition économique entre les nations ne date pas d'aujourd'hui. Elle est dans la nature même de l'économie internationale. Globalement, et dans la durée, le principal danger vient de pays à fort taux de croissance ayant opté pour des stratégies de développement faisant appel à la qualification de la main d'uvre et à la valeur ajoutée. Je pense à la Chine, à l'Inde. Les pays fondant leur développement sur des tactiques opportunistes de baisse du coût du travail rencontreront tôt ou tard des difficultés. Les ouvriers polonais ou slovaques n'ont nullement l'intention de devenir les prolétaires de l'Europe ! S'ils ont choisi de rejoindre l'Europe, c'est précisément parce qu'ils espèrent une harmonisation des salaires au niveau européen. Plutôt que de céder aux sirènes du dumping social et fiscal, concentrons nos efforts sur des stratégies d'investissement, d'intelligence et de valeur ajoutée, pour rendre notre pays compétitif et capable de commercer avec les grandes économies émergentes, comme celle de la Chine.
QUESTION : Une réforme remettant à plat tout le système fiscal français est-elle envisageable ?
Jean-Pierre RAFFARIN (Réponse) : Il faut travailler sur cette perspective car elle s'inscrit dans le sens de notre action. Il faut que le travail paie, que le talent et le mérite soient récompensés. Et il n'est pas question que l'appareil d'État puisse dévorer toute cette énergie. D'ores et déjà, le président de la République a lancé le sujet avec la réforme de la taxe professionnelle, qui pénalise les investissements et se révèle inadaptée dans le contexte de la compétition internationale. Il faut, dans notre pays, permettre de défiscaliser davantage l'intelligence, seule véritable source de valeur ajoutée et d'emplois d'avenir.
QUESTION : Depuis votre arrivée à Matignon, avez-vous le sentiment que la France a changé ?
Jean-Pierre RAFFARIN (Réponse) : Beaucoup estimaient, à mon arrivée à Matignon, que les chances de réformer le pays étaient faibles. Tous les quinze jours, on annonçait mon départ ! Et pourtant... la France est devenue "le pays où la réforme est possible". Nous n'avons plus de raison d'avoir des complexes vis-à-vis de certains de nos voisins. Il n'y pas de pathologie de la réforme en France. Autre changement important : les Français ont appris à se comparer à leurs voisins. Progressivement, nous sortons de nos frontières et oublions notre repli hexagonal. Et cela finit par payer : nous avons aujourd'hui un rythme de croissance parmi les meilleurs d'Europe et comme je l'avais annoncé la courbe du chômage s'inverse en cette fin d'été. Ce succès, comme les autres, est celui de tout le Gouvernement que je dirige depuis 28 mois.
QUESTION : Le fait d'être sortis du microcosme hexagonal conduit-il les Français à intégrer l'idée de sacrifice ?
Jean-Pierre RAFFARIN (Réponse) : L'idée de sacrifice est toujours difficile à accepter. Le mot est chargé de lourdes connotations. Pourtant, l'effort est accepté dès lors qu'il s'inscrit dans une démarche dont le sens est perçu. Il faut de la lisibilité, une mise en perspective. Quand on explique aux Français que la France est un pays criminel en matière de sécurité routière et qu'il faut des actions pour lutter contre la délinquance routière, on obtient des changements dans le comportement des automobilistes. Quand on explique aux Français qu'il faut travailler une journée de plus pour dégager davantage de moyens en faveur des personnes âgées et des personnes handicapées, ils l'acceptent, là encore... Les Français sont responsables. Ils savent se montrer généreux lorsque la démarche leur paraît juste. En revanche, si c'est pour que la croissance s'évapore dans l'appareil d'état, comme ce fut le cas en 2000 sous le gouvernement socialiste, il y a des blocages.
QUESTION : Mais depuis vingt ans, la France ne serait-elle pas un pays prétentieux sur le déclin plutôt qu'un pays ambitieux en expansion ?
Jean-Pierre RAFFARIN (Réponse) : La France et les Français sont très ambitieux. Le travail de nos entreprises, la dynamique de nos régions. Regardez nos résultats sportifs. Le sentiment de déclin vient d'un malentendu. La France ne s'est pas repliée sur elle-même, c'est son univers qui s'est élargi. Notre espace de référence a grandi, le nombre de nos partenaires et celui de nos concurrents aussi. Face à un monde toujours plus complexe, je comprends que l'on puisse avoir le sentiment d'une dilution de notre puissance. Mais la force " France " ne décline pas. Il suffit de regarder l'ensemble de nos secteurs industriels pour s'en rendre compte. Reste un problème, celui de la démographie. C'est un point objectif de la situation française dont il faut tenir compte pour estimer sa force relative face à des pays aux populations plus importantes. Nous devrons bientôt débattre de l'immigration choisie.
QUESTION : Quel est le principal atout de la France dans cet univers élargi ?
Jean-Pierre RAFFARIN (Réponse) : C'est le sens du temps. Notre pays, qui vient du fond des âges et qui s'assume comme tel, a la conscience du destin et le sens de l'Histoire. Il sait sortir de tous les courts termes trompeurs. C'est une force dans un monde où je vois trop de pays aveuglés par l'immédiat et le temporaire. Ce sens du temps nous permet souvent d'être en phase avec de nombreux peuples du monde qui connaissent des valeurs de notre histoire. Nous l'avons profondément ressenti au Moyen Orient dans la terrible épreuve des otages. Grâce à ce sens du temps, notre pays peut dire aujourd'hui que le moment est venu de rebâtir une relation forte avec l'Algérie. Il peut aussi affirmer que son destin européen est continental. Tout cela est possible parce que les Français savent que la France est plus grande que chacun de nous.
QUESTION : Si le sens du temps est l'atout majeur de notre pays quelle est sa principale faiblesse ?
Jean-Pierre RAFFARIN (Réponse) : C'est le goût de la division, celle du petit village gaulois qui fait qu'on n'hésite pas à s'affaiblir, à se disperser, à se freiner voire même à se paralyser. La caricature et la mauvaise foi deviennent alors les traits de notre tempérament national. Je le constate, évidemment, en politique, mais aussi dans certaines organisations professionnelles ou chez les grandes stars de la société civile... Heureusement, cette vraie faiblesse peut être surmontée par le mouvement, l'ambition et le sens.
QUESTION : L'impossibilité de la France à aller vite quand d'autres galopent n'est-elle pas aussi un gros handicap ?
Jean-Pierre RAFFARIN (Réponse) : Quand nous nous comparerons au terme de cette législature avec nos voisins, je suis convaincu que nous serons parmi les premiers. Déjà, dans la zone euro nous affichons un point d'avance en terme de croissance.
QUESTION : Que dites-vous à ceux qui, à droite, vous reprochent de ne pas aller assez vite et s'étonnent que les 35 heures ou l'ISF ne soient pas encore supprimés ?
Jean-Pierre RAFFARIN (Réponse) : Je leur dis : j'ai vu en politique de nombreux talents aller vite... dans le mur. Trop de réformes bloquent les réformes. Je comprends que les Français aient des exigences, mais il faut s'inscrire dans une action claire et programmée. Le temps politique ne peut pas être celui de l'impatience. Être moderne, c'est être mécontent, dit Alain FINKIELKRAUT. Je suis moderne. Je suis donc mécontent des lourdeurs et des pesanteurs. Je dois les surmonter sans bloquer les réformes les engageant l'une après l'autre.
QUESTION : Il existerait donc deux France, une qui traîne un peu des pieds et une autre trop fougueuse ?
Jean-Pierre RAFFARIN (Réponse) : Ici, à Matignon, je n'ai forcément la vision que d'une seule France. Et je me dois de la rassembler. Les socialistes l'ont disséquée, éclatée, divisée en suivant une pensée politique archaïque, identifiant la personne en fonction d'un certain nombre de paramètres matérialistes. Pourtant le message politique qu'exprime le modèle français est un message d'humanisme à l'opposé du matérialisme. Nous avons trop souffert des clivages en divisant les Français entre les bons et les méchants. Aujourd'hui, il faut nous rassembler autour de son destin euro-national en proposant un humanisme qui n'assigne personne à résidence par idéologie.
QUESTION : Il existe malgré tout une opposition très forte entre le public et le privé. La lenteur de la réforme de l'État n'est-elle pas un danger face à ces clivages ?
Jean-Pierre RAFFARIN (Réponse) : La réforme de l'État n'est pas lente. Elle est fortement engagée, elle doit avancer sans effrayer. Nous avons vu que pour la décentralisation, beaucoup ont tenté de faire peur sans résultat. La décentralisation représente cinq grands textes, dont un constitutionnel, qui vont produire des progrès grâce à l'expérimentation, la responsabilisation, de l'évaluation, de la clarification, toutes choses qui sont indispensables pour une bonne organisation administrative. La réforme de la décentralisation est la réforme la plus importante des 20 dernières années.
L'action publique à partir de 2006 va aussi rompre avec le principe de ses grandes structures administratives à grand budget sans grande lisibilité. Le Parlement votera désormais le budget par programme d'actions avec des objectifs clairs, des moyens précis et une évaluation concrète, un programme et un financement avec un responsable qui devra rendre des comptes. Nous pourrons enfin estimer ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas, poursuivre les programmes qui marchent, abandonner ceux qui ne débouchent sur rien. Cette réforme est essentielle parce qu'elle responsabilise.
QUESTION : Mais si l'on veut réduire les déficits publics, l'État ne doit-il pas réaliser des économies qui impliquent de toucher directement aux avantages de la fonction publique ?
Jean-Pierre RAFFARIN (Réponse) : D'abord, il ne faut pas croire que trois ans sans augmenté d'un euro les dépenses de l'État, hors inflation, n'a pas de précédent ! Ensuite, il ne faut pas croire qu'on vit dans la fonction publique de manière "hyper" confortable. Nos prédécesseurs ont même créé une " sous-fonction publique " faite d'emplois précaires. Les 35 heures ont particulièrement désorganisé nos services publics, notamment à l'hôpital. Nous gardons un objectif de qualité du service public qui passe évidemment par la modernisation du travail.
QUESTION : Que dites-vous aux électeurs de droite qui semblent douter des ambitions actuelles du gouvernement et attendent un "signal fort"?
Jean-Pierre RAFFARIN (Réponse) : Quand nous imposons le non-paiement des jours de grève, n'est-ce pas un signal fort ? En fait, il faut distinguer les signes politiques des signes sociologiques. L'électorat de droite n'est pas forcément un électorat fortuné comme on essaie de le faire croire. Il est aussi populaire, concerné par l'augmentation du Smic et les mesures sociales. L'électorat qui entend le message du Gouvernement c'est aussi un électorat qui travaille et qui veut que le travail paie. Il ne veut pas être pénalisé par ses efforts. Nous proposerons une baisse de la fiscalité pour l'argent investi dans l'emploi. La politique de reforme continuera. J'ai une ambition pour la France. Les électeurs de la majorité que je rencontre me disent "Tenez bon".
QUESTION : On parle au sein du gouvernement d'une aile sociale et d'une aile libérale. Où vous situer vous par rapport à cette ligne ?
Jean-Pierre RAFFARIN (Réponse) : J'ai toujours refusé ce manichéisme. Le génie de la France consiste à surmonter les clivages entre le cerveau droit et le cerveau gauche. Une bonne intelligence s'appuie sur les deux. Nous avons besoin d'idées libérales pour créer et d'idées sociales pour rassembler. Vouloir s'enfermer dans une segmentation aura pour conséquence, un jour ou l'autre, la division de la France. Je le répète, on ne gouverne la France que si on la rassemble. Isoler les solutions libérales et sociales pour choisir entre les deux n'est pas envisageable. Sans pour façonner la cohésion, l'inverse est également vrai. Sans solutions sur l'assurance maladie et encore moins sur les retraites, les Français savaient qu'ils étaient dans une impasse. En dégageant l'avenir, nous avons effacé des inquiétudes. Et si nous avons besoin de la croissance métissage entre le social et le libéral. La politique fiscale doit être sociale et la politique sociale doit être entrepreneuriale.
D'ailleurs aucun gouvernement européen ne raisonne aujourd'hui avec ces clivages idéologiques. On ne retrouve cette forme de naïveté désespérante que chez certains leaders socialistes français qui ne comprennent plus ce que veut Tony BLAIR, qui saluent la victoire de José Luis ZAPATERO mais regrettent sa politique et qui ne veulent plus s'afficher avec Gerhard Schröder. Ces socialistes sont enfermés dans leur clivage et n'arrivent pas à construire un projet. Ils sont obligés de caricaturer ceux des autres car il n'y a plus de pensée socialiste. La nouvelle démocratie sociale aujourd'hui se développe selon des schémas comparables en Allemagne ou en France, au Royaume Uni comme au Portugal. C'est une voie politique qui surmonte les clivages idéologiques traditionnels. C'est " voie humaine ". Une voie responsable et consciente, humaniste, pragmatique mais ambitieuse. La voie de mon action.
(Source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 7 septembre 2004)