Entretien de Mme Michèle Alliot-Marie, ministre de la défense, à RFI et à "L'Express" le 11 septembre 2004, sur le sort des journalistes français enlevés en Irak, les relations franco-irakiennes, le réglement de la prise d'otages en Ossétie du Nord, la lutte contre le terrorisme, le rôle des militaires français au Kosovo et en Afghanistan dans le cadre de l'OTAN et sur le budget de la défense.

Prononcé le

Média : Emission Forum RMC L'Express - L'Express - Radio France Internationale

Texte intégral

Pierre Ganz
Bonjour à tous et merci d'être fidèle à ce rendez-vous que RFI et L'Express vous proposent depuis quatre ans maintenant. C'est en compagnie du ministre français de la Défense que nous allons ouvrir cette cinquième saison de " L'invité de la semaine ", Michèle Alliot-Marie bonjour.
Michèle Alliot-Marie
Bonjour.
Merci de recevoir, ici dans votre bureau du ministère de la Défense, RFI et L'Express pour évoquer quelques-uns des grands dossiers qui concernent ces dernières semaines la France, la France et ses armées depuis les théâtres d'opérations où sont déployés quelques 16 000 hommes et femmes, en Afrique et notamment bien sûr en Côte d'Ivoire, dans les Balkans, en Asie centrale et particulièrement en Afghanistan, jusqu'au débat comme la sécurité en Europe face au terrorisme, comme la solidarité avec la Russie après l'affaire d'Ossétie qui a été encore rappelée cette semaine au niveau de l'OTAN. C'est Alain Louyot pour L'Express qui vous pose notre première question.
Alain Louyot
Oui, permettez-moi d'abord d'évoquer un sujet qui est au coeur de vos préoccupations, de nos préoccupations, évidemment le sort de nos confrères retenus en otage en Irak. Alors au moment où nous enregistrons cette émission, Georges Malbrunot et Christian Chesnot sont toujours prisonniers. Est-ce que les informations dont vous disposez permettent d'espérer une issue rapide, trois semaines après leur enlèvement ?
R. Les informations que nous avons nous permettent effectivement de penser qu'ils sont aujourd'hui en bonne santé et en sécurité, et nous permettent également d'espérer une issue heureuse de cet enlèvement. Pour autant, l'Irak est un pays en plein chaos, il faut donc que chacun reste mobilisé, mais en même temps, il faut regarder heure par heure, comment se passent les choses. Nous sommes tous mobilisés au niveau du ministère de la Défense, du ministère des Affaires étrangères. Il est très important que la communauté nationale et la communauté internationale, qui a impressionné par son unanimité, restent mobilisées. Pour le reste, moins il y a de déclarations et de grands discours, mieux c'est pour vos confrères.
Pierre Ganz
Toujours à propos de l'Irak, Michèle Alliot-Marie, le noyau de la mission de l'OTAN chargé d'évaluer les projets de formation en Irak est sur place depuis maintenant la mi-août. On sait que la France ne veut pas former d'Irakiens en Irak même. Où en sont cependant les projets bilatéraux dans ce domaine ?
R. Nous avons, dès le départ, indiqué que lorsqu'un gouvernement irakien légitime nous le demanderait, nous étions prêts, bien entendu, à participer à la reconstruction de ce pays.
Q. A l'heure d'aujourd'hui, on a une demande officielle ?
R. Il y a actuellement une demande qui n'est pas précise ; il y a une demande d'aider à reconstituer les forces de sécurité en Irak, mais sans autre précision. Nous avons dit que nous étions prêts à le faire, notamment pour les forces de gendarmerie et comme nous le faisons pour d'autres pays, mais que nous entendons le faire à l'extérieur de l'Irak. Pourquoi ? Pour une raison très simple, c'est que l'un des problèmes de ce pays, c'est que les Irakiens aient le sentiment d'avoir retrouvé leur souveraineté. Or ce n'est pas en mettant des uniformes supplémentaires qu'ils auront cette impression.
Q. Est-ce que vous avez l'impression aujourd'hui que cette tension entre la France et l'Irak - il y a quand même eu des propos du Premier ministre irakien assez désagréables pour la France, d'ailleurs auxquels le ministère des Affaires étrangères a répondu - que cette tension risque de retarder un hypothétique rôle de formation français vers les Irakiens, bien sûr en dehors du territoire irakien ?
R. Je ne le pense pas. Encore une fois, nous avons montré notre disponibilité. Maintenant ce n'est effectivement en rien une obligation.
Q. Une autre question, Alain Louyot pour L'Express.
Alain Louyot
Est-ce qu'il y a des leçons à tirer de l'emploi de la force en Ossétie du Nord ?
R. Nous regardons toujours attentivement ce qui se passe dans des situations comme celles-ci, parce que nous n'excluons jamais de nous trouver dans la même situation. Ce que nous voyons là, c'est surtout ce drame épouvantable pour les familles. Je crois qu'il y aura un certain nombre d'enquêtes et d'études qui seront faites sur les différents mécanismes qui ont conduit à ce drame absolu. Je dirais simplement une chose, c'est que ce drame montre l'importance du renseignement pour prévenir de tels évènements. Il faut essayer au maximum de prévenir des évènements de ce type. Trouver une solution, c'est toujours quelque chose de très difficile, même s'il est vrai que lorsqu'elles ont eu à agir, les forces françaises avaient une compétence reconnue en la matière. Souvenez-vous effectivement de ce qui s'est passé, il y a quelques années, avec l'avion qui avait été détourné à Marseille.
Q. Cela dit, d'une façon plus générale, Madame la ministre, dans un cas comme celui-ci de prise d'otages sur le territoire national, quelle est la doctrine des armées ? Négocier, négocier, ou passer en force ?
R. Non. Une des choses qui m'a beaucoup frappée lorsque vous assistez aux entraînements et quelles que soient d'ailleurs les forces qui sont amenées à intervenir, c'est ce rôle du militaire français ; on lui apprend à parler, on lui apprend à négocier, on lui apprend à essayer de convaincre.
Pierre Ganz
Ce qui s'est passé en Ossétie ne pourrait pas se passer en France compte tenu de cette formation militaire ?
R. Nous ne savons pas encore exactement ce qui s'est passé dans l'école de Beslan, mais vu de l'extérieur, j'ai tendance à penser que le problème aurait été traité très différemment en France. En effet, nous apprenons d'abord aux militaires à dialoguer, à essayer de négocier avec les terroristes, car c'est la première condition pour préserver la vie des otages.
Alain Louyot
Les mises en garde du président Poutine, ses menaces d'intervenir n'importe où dans le monde... enfin contre le terrorisme, est-ce qu'elles vous inquiètent ces menaces ? Vous les prenez au sérieux ?
R. Il est important que la communauté internationale soit mobilisée contre le terrorisme. Et il faut le faire dans le cadre des instances internationales, où il y a un certain nombre de règles. Le rôle des Nations unies doit aussi être pris en compte. On ne peut pas non plus faire les choses indépendamment et spontanément dans ce domaine.
Pierre Ganz
Les Nations unies seraient compétentes concernant la Tchétchénie, l'Ossétie ?
R. Il est important que, dans tous les conflits et dans les interventions militaires, et c'est ce que nous faisons, nous Français, il y ait effectivement cette légitimation qui vient de la décision des Nations unies.
Q. Juste un mot encore sur ce sujet Michèle Alliot-Marie...
R. Sur ces questions, je voudrais aussi dire que face au terrorisme, la réponse n'est pas uniquement militaire. Je crois que l'on voit trop souvent les choses d'une façon un peu simpliste. Si nous voulons effectivement faire reculer et disparaître le terrorisme, il faut voir à la fois les causes et les modalités. La réponse, c'est une action diplomatique, c'est aussi une action financière qui tend à couper le terrorisme de ses sources de financement. C'est également une action de développement dans ces pays, parce que le terrorisme va souvent trouver son origine dans le sentiment d'injustice profonde qui vient de la très grande pauvreté et du sentiment que l'on n'est pas considéré. Ce sont donc des crises telles que celles que nous voyons entre Israël et la Palestine. C'est également la très grande différence de développement entre les pays qui est bien souvent à l'origine de cela, comme le répète d'ailleurs le président Chirac depuis des années. Il faut donc aussi que la communauté internationale se mobilise à la fois pour mettre fin aux crises qui suscitent le terrorisme et pour aider au développement de ces pays, si nous voulons qu'il n'y ait plus ce sentiment d'injustice, bien souvent à l'origine d'actes terroristes.
Q. L'invitée de la semaine qui est reçue, donc Michèle Alliot-Marie, la ministre de la Défense dans son bureau à Paris, avec une nouvelle question d'Alain Louyot pour L'Express.
Alain Louyot
Oui, madame le ministre, vous étiez au Kosovo pour la prise de commandement du général de Kermabon à la tête des forces de l'OTAN. Alors quel est votre sentiment ? Est-ce que le risque d'explosion est écarté ?
R. Je voudrais d'abord dire qu'effectivement, dans les six prochains mois, la France joue et jouera un rôle très important puisqu'elle assurera deux commandements extrêmement importants de l'OTAN : celui du Kosovo, dont vous venez de parler, mais également celui de l'Afghanistan car c'est la force européenne que commande en ce moment la France qui a pris le commandement de la FIAS à Kaboul. En ce qui concerne le Kosovo, où je me suis rendue à l'occasion de cette prise de commandement, nous sommes dans le pays des Balkans aujourd'hui le plus fragile. La situation en Macédoine s'est bien améliorée avec notamment la première intervention de l'Europe de la Défense, l'année dernière. Aujourd'hui, les institutions se mettent donc en place. En Bosnie, la situation s'est également stabilisée. Au Kosovo, les évènements du mois de mars dernier ont montré qu'il y a encore une très grande fragilité ; il y a des risques d'explosion imprévus puisque malheureusement et il faut le savoir, nous avons tous été pris de court à cette occasion.
Pierre Ganz
Est-ce que des dispositions ont été prises aujourd'hui pour qu'on ne le soit pas à nouveau ?
R. Il y a d'abord un renforcement de la coordination et un renforcement du renseignement d'une façon générale sur le Kosovo ; il y a également un renforcement du déploiement de la force internationale dans certains lieux ainsi que la mise en alerte d'une capacité d'intervention immédiate si quelque chose se passait. Ce que nous avons aussi essayé de mettre en place, c'est une meilleure coordination entre la KFOR, c'est-à-dire la force militaire internationale, et la MINUK, autour du Représentant spécial du Secrétaire général des Nations unies. Lors de mon voyage, j'ai rencontré les autorités militaires internationales, le Représentant spécial du Secrétaire général et les autorités du Kosovo, le président et le Premier ministre, qui semblent relativement confiants. Mais encore une fois, c'est une période fragile, comme le sont d'ailleurs toutes les périodes électorales dans ces pays.
Pierre Ganz
Des soldats de l'OTAN, et donc des soldats français sont là pour combien d'années ? Cinq ans, dix ans, quinze ans ?
R. Non, je ne pense pas. Ils doivent être là jusqu'à ce que des institutions solides soient mises en place, et parce qu'il y a un risque de retomber dans des affrontements. Lorsqu'il y a une " rechute ", il est beaucoup plus difficile et beaucoup plus long de revenir à une situation normale. Les élections sont le premier élément de ce processus politique. Il faut que le processus politique s'enclenche, et qu'il aille relativement vite pour que les gens qui habitent là-bas aient l'idée d'un avenir. Aujourd'hui, leur problème majeur, c'est qu'ils ne savent pas où ils vont, ni sur le plan politique, ni sur le plan économique. Il faut que au moins sur le plan politique, ils sachent comment les différentes communautés, notamment la communauté serbe et les communautés albanophones vont vivre ensemble. Il faut aussi, c'est indispensable, qu'il y ait une économie qui permette aux jeunes Kosovars de se dire qu'ils vont avoir un emploi. Aujourd'hui, je suis frappée en particulier lorsque je vais à Mitrovica, de voir le nombre de jeunes hommes inoccupés dans la rue. Ils sont bien sûr des masses de manoeuvres extraordinairement disponibles pour des extrémistes. C'est de cela que risque de souffrir ce pays.
Alain Louyot
Et en Afghanistan où vous étiez récemment, est-ce que les Afghans savent où ils vont et est-ce qu'il va être nécessaire d'envoyer des renforts... enfin de soldats français en même temps que les renforts de l'OTAN ?
R. Je dirais qu'en Afghanistan, la situation est, là-aussi, fragile, mais en même temps très différente de celle du Kosovo. Il y a effectivement des militaires français. Ils sont un millier en Afghanistan. Il y a eu un léger renforcement puisque nous prenons le commandement de la FIAS, et qu'un commandement, cela implique toujours de renforcer un peu, mais ce sont quelques dizaines de Français en supplément. Nous avons également une mise en alerte qui reste sur le territoire européen d'un élément de force d'intervention rapide de l'OTAN en cas de problème.
Q. Dont des Français dans cet...
R. Dans cet élément, oui. Nous sommes effectivement dans la partie qui, aujourd'hui, constitue la force d'intervention rapide, et il y aurait donc des Français. S'il y avait des événements graves, nous pourrions donc intervenir.
Pierre Ganz
Dernier sujet, Alain Louyot pour L'Express.
Alain Louyot
Pour faire face à toutes ces missions à travers le monde, est-ce que le budget de la Défense 2005 est suffisant ?
Pierre Ganz
On n'a pas parlé de l'Afrique.
R. Nous vivons dans un monde dangereux. Les Français sont menacés sur leur territoire par le terrorisme. Ils ne le sont pas plus que les autres, mais pas moins. Les Français peuvent aussi se retrouver pris, à l'étranger, au milieu de crises, comme en Côte d'Ivoire, ou en République centrafricaine, voire enlevés par des preneurs d'otages, comme en Irak.
Q. Et le rôle des Français en ce moment auprès des réfugiés du Darfour qui sont au Tchad. Juste en un mot, c'est une mission qui va se continuer, celle-là vers le Darfour et vers le Tchad ?
R. C'est une mission qui continuera tant que cela sera nécessaire. La fin de la mission, ce sera la fin de la saison des pluies, c'est-à-dire le moment où le ravitaillement pourra être assuré. Vous m'aviez posé une question sur le budget et je tiens à y répondre. Il y a aujourd'hui un besoin de sécurité que seules les forces armées peuvent assumer et dont on voit qu'il est tout à fait réel. Mon rôle, c'est de permettre à nos militaires d'avoir les moyens de ces missions. La loi de programmation militaire votée il y a deux ans doit permettre le rétablissement des moyens militaires nécessaires, moyens qui avaient été considérablement affaiblis sous le précédent gouvernement. Et il est indispensable que chaque budget annuel respecte cette loi de programmation militaire. Nous devons aussi avoir les moyens d'envoyer nos militaires sur le terrain, c'est ce que l'on appelle les OPEX, et de les rapatrier. Au sein de ce ministère, des efforts considérables sont déployés pour réaliser des économies, tout en le modernisant. C'est ce que fais depuis deux ans et demi. L'année dernière, les économies réalisées ont représenté 200 millions d'euros. C'est tout à fait considérable. Nous continuons et je continuerai à faire des efforts. Mais notre budget doit permettre à nos armées, dont l'excellence est reconnue, de faire leur métier et de bien le faire.
Alain Louyot
Q. Mais vous n'êtes pas prête à aller trop loin, par exemple, pour faire des arbitrages qui obligeraient à diminuer sensiblement le budget dans le domaine de la dissuasion nucléaire ?
R. Non. Sur la dissuasion nucléaire, ce que je dirais relève simplement du bon sens. Il y a aujourd'hui de plus en plus d'Etats au régime peu démocratique et fragile, qui se dotent de l'arme nucléaire. Or n'oublions jamais que la dissuasion nucléaire est notre ultime protection contre une menace majeure qui pèserait sur notre pays. Ce n'est pas au moment où certains Etats se dotent de moyens qui leur permettraient éventuellement de nous agresser que nous allons baisser la garde.
Pierre Ganz
Mais notre niveau atteint en matière de défense nucléaire, n'est-il pas suffisant pour faire éventuellement une pause comme certains l'ont suggéré ?
R. Le terme de pause ne peut pas s'appliquer. C'est une méconnaissance des mécanismes. Si vous voulez garder une efficacité dans le domaine de la dissuasion, il faut qu'elle existe en permanence. Comme certaines armes ne vivent que quelques années, il faut effectivement les renouveler continuellement. Il faut continuer les grandes prévisions, notamment pour les sous-marins.
Q. Donc il faut continuer à investir dans ce domaine ?
R. Il faut effectivement avoir assuré le financement qui nous permet tout simplement de maintenir notre dissuasion au même niveau.
Pierre Ganz
Vraiment le dernier mot, Alain Louyot.
Alain Louyot
Oui, juste un mot sur votre parcours politique, est-ce que le poste que vous occupez actuellement prépare éventuellement à d'autres portefeuilles, voire au premier d'entre eux tous ?
R. Je suis très heureuse dans ce ministère qui est extrêmement intéressant. Il permet de recouvrir de très nombreux domaines. C'est un ministère où, par définition, nous nous occupons beaucoup de relations internationales. Ce ministère est aussi le premier investisseur public ; il a donc un rôle économique important. Il a aussi un rôle social important. Il s'intéresse à la recherche et à la technologie, secteurs dans lesquels nous sommes à la pointe. Ce sont aussi des sujets passionnants dans lesquels j'ai engagé un certain nombre de réformes, des réformes lourdes, que ce soit la loi de programmation militaire, le nouveau statut général des militaires, les réserves, le domaine économique avec la réforme de la DGA, la réforme de DCN, et également de GIAT. Sur tous ces sujets, j'ai encore beaucoup de travail à faire. Quant à faire autre chose, cela dépend prioritairement de ce que veut faire le président de la République.
Pierre Ganz
Madame la ministre de la Défense, merci de nous avoir reçu, Michèle Alliot-Marie.
(Source http://www.defense.gouv.fr, le 15 septembre 2004)