Interview de M. Hervé Gaymard, ministre de l'agriculture, de la pêche et des affaires rurales, à "Europe 1" le 21 septembre 2004, sur la politique contestée par certains membres de l'OMC de soutien de l'Europe à la production sucrière de certains pays pauvres, sur la préparation de la loi de modernisation agricole, sur les craintes des agriculteurs face aux crises répétées dans l'agriculture.

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Média : Europe 1

Texte intégral

Q- Le président de la République et le Premier ministre ont plusieurs fois affirmé leur détermination à lutter contre toutes les formes de communautarisme, de racisme, et ils le font. Y aurait-il une exception corse ?
R- Je ne connais pas la Corse dans le détail mais ce que l'on en dit, ne correspond pas à la vision que j'ai de la République et de la Nation. Nous sommes un pays avec des citoyens libres et égaux en droits et en devoirs, et les discriminations basées sur des critères ethniques me semblent être le contraire de la République. Il me semble même me souvenir, il y a quelques années, qu'une juridiction administrative avait annulé des dispositions pour des allocations familiales puisqu'on les réservait à des Français. Donc, cet accord me laisse perplexe.
Q- Peut-il y avoir des suites ? Ce n'est pas votre domaine, mais la justice peut-elle annuler cet accord, comme elle l'a fait pour un précédent accord ?
R- Je ne suis pas juriste, mais j'imagine qu'il peut y avoir des suites.
Q- Il faut dire, puisque nous avons parlé d'un accord, que non seulement des actes criminels et provocateurs sont commis contre des Français d'origine maghrébine, mais voilà que ces accords qui ont été signés, privilégient - pour illustrer ce que vous avez dit - "les Corses de Corse", c'est-à-dire l'emploi, l'embauche, les primes "corsisées". Et vous estimez ce matin que ce n'est pas tolérable.
R- Je crois que la République est une et indivisible, c'est l'article 2 de notre Constitution.
Q- D'autant plus que l'employeur c'est aussi l'Assemblée corse, institution de la République. Autre chose : le président de la République, M. Chirac, vient de prononcer, à New York, un beau discours pour la justice et plaider pour un impôt mondial contre la pauvreté. Que fait l'Europe et surtout que font les Etats-Unis ? G. Bush consacre 200 milliards de dollars à la guerre en Irak, c'est-àdire, trois fois plus que l'aide publique mondiale annuelle au développement.
R- L'Europe, avec le Japon, est la partie du monde qui, en pourcentage de sa richesse nationale, donne le plus pour le développement. Cela ne suffit évidemment pas. Mais nous avons une grande tradition d'aide au développement qu'il faut poursuivre. Au plan agricole, je voudrais dire une chose que l'on ne dit pas assez souvent, c'est que l'Europe est le débouché pour 60 % des productions agricoles africaines, tout simplement parce que le général de Gaulle et les autres dirigeants européens, en 1963, ont voulu la Convention de Lomé, qui donne des préférences commerciales spécifiques aux pays les plus pauvres. Et nous avons beaucoup de mal à défendre ces préférences commerciales spécifiques les plus pauvres, parce que des pays, par exemple, comme le Brésil ou l'Australie n'en veulent pas.
Q- M. Lula était avec M. Chirac, réclamant un impôt mondial contre la pauvreté. Dans le même temps, par exemple, j'ai vu que vous étiez pendant le week-end à l'île de La Réunion et à l'île Maurice...
R- Et pas pour me baigner, pour parle du sucre.
Q- 48 heures pour parler du sucre, et vous avez dit : "On défendra l'industrie sucrière". Le blocage c'est qui : le Brésil, l'Australie... ?
R- Sur le sucre, depuis maintenant 35 ans, l'Europe achète aux pays producteurs de sucre du tiers-monde leur sucre en quantité fixe, à un prix plus élevé que le prix mondial. Et c'est ce qui a permis, par exemple, à un pays comme l'île Maurice, de connaître le développement que l'on sait. Aujourd'hui, suite à un recours qu'ont intenté devant l'OMC le Brésil, l'Australie et la Thaïlande, l'Europe ne pourra plus maintenir ce système, ce qui met...
Q- Que pouvez-vous faire, et que fait la France ?
R-...Un certain nombre de pays dans des situations très difficiles. Nous ne sommes qu'au début de cette négociation, et nous souhaitons qu'il y ait des mesures pour que ces pays-là puissent continuer leur développement. Donc, c'est un enjeu pour les mois qui viennent.
Q- Pour parler de la pauvreté, de la lutte contre la pauvreté, avec 2 milliards de dollars, dit un rapport de Jean-Claude Landau, demandé par le Président Chirac...
R- Jean-Pierre Landau...
Q- Jean-Pierre, inspecteur des Finances, avec 2 milliards de dollars par an, on assure la scolarité primaire de tous les enfants d'Afrique subsaharienne. Encore un débat national, un de plus : l'agriculture, et c'est vous qui venez de le lancer, pour préparer la loi de modernisation agricole. Des états généraux en région, une concertation nationale avant le débat au Parlement ; la loi sera appliquée en... ?
R- 2006.
Q- Pour longtemps ? Jusqu'en ?
R- Je pense qu'il faut tracer le visage de l'agriculture française des 15 prochaines années, donc jusqu'en 2020.
Q- Les agriculteurs ont toujours été européens. Ils restent naturellement les premiers bénéficiaires de l'Union européenne. Il y a un référendum sur l'Europe qui se profile, il aura lieu en pleine interrogation sur la PAC. Le vote agricole est peut-être, d'après ce que l'on me dit, tenté par le "non". Peut-il devenir "oui", et à quelles conditions ?
R- Chacun est libre de son choix. Mais je crois que le vote agricole, s'il existe, je ne suis pas un spécialiste de science politique, devrait être favorable à l'Europe. Puisque c'est vrai que sans l'Europe, nos tout petits pays ne seraient pas devenus la deuxième puissance agricole mondiale. Et j'ajoute, comme ministre de l'Agriculture, que j'ai les deux tiers de mon budget à Bruxelles, puisque chaque année, ce sont 10 milliards d'euros qui viennent de Bruxelles pour l'agriculture française.
Q- Jusqu'en 2013 ?
R- Au minimum jusqu'en 2013, et on aura une rénégociation en 2013.
Q- Peut-on prendre des exemples : les pêcheurs ont-ils vraiment besoin
de l'Europe à 25 ?
R- Oui, pour une raison très simple : c'est que nous pêchons les trois quarts de nos prises hors les eaux françaises. Donc, s'il n'y avait plus d'Europe de la pêche demain, les trois quarts de notre flotte de pêche artisanale resteraient à quai. Donc, l'Europe est vitale pour les pêcheurs français.
Q- Vous le dites aux pêcheurs ?
R- Oui, mais ils le savent bien d'ailleurs, même s'ils rouspètent parfois avec un certain nombre de tracasseries, et moi aussi je rouspète parfois. Je crois qu'il faut choisir les grandes priorités.
Q- Vous protestez, vous grognez contre Bruxelles, contre le côté tatillon et procédurier de la Commission de Bruxelles ?
R- Je ne suis pas un grognon structurel, je suis très européen, et dans les secteurs dont je m'occupe - agriculture, pêche -, sans l'Europe, on serait "foutu", il faut dire les choses comme telles qu'elles sont. Mais c'est vrai que parfois, il y a des agaceries, "il y a des cailloux dans la godasse" comme on dit, que l'on aimerait bien pouvoir réduire plus rapidement. Et cela, c'est possible.
Q- Par exemple, les producteurs de fruits et légumes, ne sont-ils pas affaiblis, eux aussi, par des formes de délocalisation vers certains pays de l'Europe de l'Est qui sont dans le même sac ?
R- Depuis que le monde est monde, il y a des crises agricoles, y compris sous la plus haute antiquité, et il nous faut des instruments pour gérer ces crises. Et actuellement, ces instruments manquent. C'est la raison pour laquelle j'ai obtenu l'année dernière de Bruxelles que l'on puisse mettre, je l'espère, à partir de l'année prochaine, des systèmes de gestion, d'amortissement des crises, parce que quand on vous voyez ce que vivent les producteurs de volailles, de porcs, de fruits et légumes, de lait même, depuis deux ou trois ans, on ne peut pas vivre comme cela, comme l'oiseau sur la branche. Il est tout à fait possible de mettre des mécanismes de gestion de crise. La France a fait des propositions, et c'est mon grand combat des mois qui viennent à Bruxelles.
Q- Je vois que vous vous occupez ou que vous vous préoccupez, des 600 000 agriculteurs français...
R- Et des 60 millions de consommateurs, puisque l'alimentation concerne les consommateurs.
Q- Oui, en même temps, ils doivent aussi s'occuper de la qualité, comme de l'environnement. On ne peut pas tout dire ce matin. Mais le nombre des agriculteurs va continuer à se réduire. Vous savez que la FNSEA et J.-M. Lemétayer se demandent "si ce n'est pas la fin, à terme, du terroir français.
R- Je ne crois pas, parce que la France ne serait pas la France sans son terroir. Et c'est bien cela la différence, pas seulement de la France d'ailleurs, de l'Europe avec le reste du monde. Nous pensons que l'agriculture n'est pas seulement produire de bons produits, c'est aussi l'occupation de l'espace, l'entretien de nos paysages. Donc, c'est la raison pour laquelle je reste optimiste pour l'avenir de l'agriculture française, et c'est pourquoi le président de la République et le Premier ministre ont voulu ce débat "Agriculture, territoire, société", pour réconcilier l'agriculture avec notre société et tracer la route pour les quinze années qui viennent.
Q- Donc, une loi pour réussir la mutation qui est nécessaire aujourd'hui. Par exemple, je prends un cas : toute la société aujourd'hui s'est mise à la RTT et aux 35 heures. Combien de temps travaille un agriculteur, éventuellement sa femme quand elle travaille à la ferme ?
R- Le double sans doute, notamment dans les productions animales.
Q- Comment envisage-t-on de créer la parité, si c'est possible ?
Je crois qu'effectivement la question des conditions de vie et de travail des agriculteurs sera un des axes majeurs de cette loi. On peut imaginer plusieurs solutions ; il y a ce que l'on appelle "les services de remplacement" qui existent déjà, qu'il faut développer encore davantage ; il y a aussi la possibilité de formes sociétaires qui permettent à plusieurs exploitants de se regrouper pour faire des permanences le week-end - si j'ose dire -, notamment quand ils sont dans la production laitière. C'est donc pour cela que j'ouvre ce débat, parce que je n'ai pas des vérités toutes faites, mais j'attends beaucoup des propositions qui pourront remonter pour les mettre en uvre.
Q- Nous en reparlerons. Est-ce vous qui porterez et défendrez cette loi ? Sera-t-elle "la loi Gaymard" ?
R- J'espère bien.
Q- N. Sarkozy va quitter Bercy plus tôt que prévu, ou à la date prévue. Lui succéder, apparemment, c'est une mission impossible. Est-ce un défi qui vous tenterait ?
R- Ce n'est pas le sujet. Je suis très heureux dans ce ministère qui est difficile, passionnant, humain et vivant. Donc, avec N. Forissier, qui travaille avec moi, on a encore beaucoup de travail à faire.
Q- D'accord. Mais si on vous le suggérait, refuseriez-vous ?
R- Ce n'est pas le sujet du jour.
Q- C'est peut-être le sujet du jour aussi... Et on termine par là : vous êtes un des fondateurs de l'UMP, avec R. Dutreil et D. Bussereau ; l'UMP échappe maintenant à ceux qui l'ont inventée et qui pensaient peut-être s'en servir. N. Sarkozy est-il le président qu'il faut, et l'aiderez-vous ?
R- Je pense, et chacun en convient, que N. Sarkozy a une énergie et une volonté hors du commun. Donc, c'est très bien qu'il la mette au service de l'UMP. Mais l'UMP, c'est une union, c'est la première lettre du sigle ; il y a des libéraux, des démocrates-chrétiens, des radicaux, des gaullistes et des gens qui n'avaient aucune appartenance politique. Donc, le président de l'UMP, comme l'était d'ailleurs A. Juppé, où il a magnifiquement réussi, sera forcément un
Q- Vous n'avez pas de doute ?
R- Non.
Q- Une question, parce qu'elle est posée par les auditeurs : concernant la rage, est-ce que tout risque est définitivement écarté ?
R- Il faut être très vigilant sur la rage. Nous sommes toujours à la recherche des personnes qui ont pu être en contact avec le petit chien enragé qui a été importé illégalement du Maroc.
Q- Mais on ne vaccine pas les chiens et les chats ?
R- Mais on ne fait pas de vaccination obligatoire. C'est ce que vient d'ailleurs de demander l'Autorité française de sécurité sanitaire.
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 21 septembre 2004)