Interview de M. François Bayrou, président de l'UDF, à Europe 1 le 6 octobre 2004, sur les conditions de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne et la nécessité d'un débat au Parlement et d'un référendum sur cette question.

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Média : Europe 1

Texte intégral

Q- Entendez-vous le tic-tac sur la Turquie ? Le compte à rebours a commencé aujourd'hui à Bruxelles, une course d'obstacles sur dix ou quinze ans. Est-ce que le rejet annoncé de l'UDF est total et définitif ?
R- La question de l'adhésion de la Turquie, c'est la question de la nature de l'Europe. Quelle Europe voulons-nous faire ? Et donc, l'adhésion de la Turquie voudrait dire que nous choisissons une Europe dispersée, une Europe hétérogène, une Europe sans identité et une Europe sans volonté, étant donné le poids que les Etats-Unis représentent dans l'orientation de la politique de ce pays depuis longtemps. Eh bien, notre choix à nous, c'est une Europe homogène. Et c'est pourquoi nous disons que l'adhésion de la Turquie change le projet européen et que nous y sommes défavorables.
Q- Le rejet annoncé de l'UDF est-il total et définitif, ce matin ?
R- L'UDF dit que la Turquie ne doit pas être adhérente à l'Union européenne. Nous devons avoir un partenariat spécial avec elle. Et si nous faisons de la Turquie un membre adhérent de l'Union européenne, nous changeons le projet d'Union européenne.
Q- La Commission européenne multiplie les clauses de sortie, s'il apparaissait à un moment ou à un autre que la société turque ne respecte pas l'Etat de droit, les droits de l'homme et de la femme etc. Jamais une Commission n'a assorti son jugement ou son avis de tant de clauses restrictives et suspensives. Et cela vous laisse froid ?
R- C'est donc la preuve qu'il y a un problème. Et ne pas le voir, c'est raconter des histoires aux Français. Dans cette affaire, il y a deux décisions ou deux évènements. Un évènement aujourd'hui : la Commission va dire son avis sur les prescriptions à imposer à la Turquie, pour que cette adhésion demandée en 1999 soit acceptée. Et la décision, c'est le 17 décembre. Dans cette décision, chacun des chefs d'Etat et de Gouvernement a droit de veto. Le président de la République française porte donc la clé de cette décision. Alors nous demandons une chose simple : dans une démocratie, le Gouvernement doit venir s'expliquer devant les citoyens, quand une décision historique de cette ampleur est prise - c'est la plus importante que nous allons rencontrer. Et nous demandons donc qu'avant le 17 décembre, avant la décision, et pas dans quinze ans par un référendum hypothétique qui n'est fait que pour endormir l'attention des citoyens, le Gouvernement fasse ce que doit faire tout Gouvernement de pays démocratique : qu'il vienne devant l'Assemblée nationale et qu'il dise "voilà quelle est ma politique dans ce choix historique, voilà quels sont les choix que je vais porter au nom des Français, êtes-vous d'accord avec moi ?" et qu'il engage la responsabilité du Gouvernement, sur une décision essentielle pour les années à venir.
Q- Mais vous ne savez déjà pas ce que pense le Gouvernement et ce qu'il va faire ?
R- Je n'en sais rien et vous savez bien que des voix discordantes se sont exprimées sur ce sujet. Je demande donc ce qui devrait être vraiment le plus élémentaire, si nous étions une démocratie normale : qu'on ait un débat avec un vote et que le Gouvernement vienne dire aux Français quelle politique exacte il va suivre dans une décision de la plus grande importance.
Q- Est-ce que vous demandez, ce matin, à MM. Chirac, Schröder, Berlusconi, Zapatero et aux vingt autres dirigeants de l'Europe de rejeter les suggestions qui vont être faites à Bruxelles aujourd'hui ?
R- Je demande aux vingt-cinq dirigeants de l'Europe de dire que la Turquie ne doit pas devenir membre à part entière de l'Union européenne ; que nous devons avoir avec elle un partenariat privilégié, une relation spéciale.
Q- Mais ne serait-il pas plus clair d'avouer : "Nous, catholiques, nous ne voulons pas d'un grand Etat musulman" ?
R- C'est une présentation qui est blessante d'un côté, et fausse de l'autre. Nous ne pouvons pas accepter au sein de l'Europe que l'Etat le plus important, et de très loin - 100 millions d'habitants dans vingt ou vingt-cinq ans - soit un Etat extra-européen. Je vais prendre des exemples qui n'ont rien à voir avec la religion. Le problème des républiques turcophones qui sont dans le périmètre turc et qui comprennent plusieurs dizaines de millions d'habitants, le problème des Kurdes, ce ne sont pas des problèmes de politique intérieure européenne : ce sont des problèmes, pour nous, extérieurs. Et nous ne pouvons pas les importer.
Q- Un homme de culture comme vous sait bien que si on remonte aux origines, pour les Grecs et les Romains, l'Europe était construite autour de la Méditerranée. Il y a même des traces à Pergame et Ephèse ! Et Saint Paul, où est-il né ? En Asie mineure ! Le premier christianiste était un christianiste oriental !
R- Et Saint-Augustin ?
Q- A Bône.
R- Donc, cela veut dire que vous êtes en train de plaider - ce qui est un autre projet - pour qu'en effet tous les pays du Maghreb deviennent membres de l'Union européenne. Mais ils sont beaucoup plus proches de notre société que les Turcs. Vous plaidez pour que l'Ukraine, la Russie deviennent membres de l'Union européenne : ce sont des pays européens...
Q- Je n'ai pas plaidé pour...
R- Mais si, vous le plaidez ! Il faut avoir la cohérence de ce que l'on pense. Eh bien, ce projet que vous exprimez, il conduit inéluctablement à avoir une Europe tellement vaste qu'elle sera dissoute et qu'elle n'aura plus de volonté politique. Alors, naturellement, les Américains se frottent les mains. Ce sont eux qui sont les principaux soutiens de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne ...
Q- Oui, c'est la deuxième armée de l'OTAN !
R- ... Et je dis que le monde ne sera pas le même...
Q- Vous allez affirmer un "oui" net à la Constitution européenne. N'est-on pas en train d'instrumentaliser la Turquie au bénéfice du "non" ? Et est-ce que vous qui voulez le "oui" nettement, à cause de cette position sur la Turquie, vous n'allez pas obtenir le "non" ?
R- Vous voyez précisément que la position que je défends est d'une cohérence absolue : je veux l'Europe forte, donc je veux la Constitution. Je veux l'Europe homogène, donc je demande que l'on ne fasse pas l'erreur de long terme d'accepter que la Turquie devienne le pays le plus important de l'Union.
Q- - Mais on va dissocier, parce que le référendum aura lieu d'ici juin et la négociation sur la Turquie commencera en 2005 ou 2006...
R- Mais non, c'est de la blague, vous en souriez vous-même ! C'est évidemment une manière de tromper l'opinion que de lui laisser croire que la décision ne sera pas tout à fait prise, alors qu'elle sera prise.
Q- Donc vous avez réclamé le débat avant le 17 décembre... Je vous parle des otages : le Premier ministre a montré, hier, au responsable politique que vous êtes et à quelques autres, une cassette vidéo, enregistrée le 18 septembre, où C. Chesnot et G. Malbrunot donnaient de leurs nouvelles. Vous l'avez vue ?
R- Oui.
Q- Qu'est-ce que cela vous a fait ?
R- Eh bien, j'ai été heureux d'abord de voir une preuve indubitable qu'ils étaient vivants. Et d'une certaine manière, je me suis dit que c'était rassurant, dans l'embrouillamini qui a été ouvert par cette équipée improbable que nous avons vécue d'un député UMP.
Q- N'êtes-vous pas surpris que les familles et les Français dans l'ensemble n'aient pas eu droit de voir cette cassette ?
R- J'ai lu cela dans la presse ce matin, j'en ai été surpris. Je me suis dit que le Gouvernement allait sûrement corriger tout cela dans les heures qui viennent...
Q- C'est-à-dire que vous pensez que la cassette sera vue par tout le monde dans pas longtemps ?
R- Oui. Je pense, pour simplifier, qu'on a eu en effet quelque chose qui a porté une atteinte vraiment profonde à l'image de la France et peut-être à la sécurité des otages. Dans des circonstances comme ça, il importe de retrouver le chemin de solidarité nationale que nous avons ouvert il y a déjà six ou sept semaines. Dans cette affaire, le jour venu, il y aura des explications à demander et tout le monde voit bien, à la lecture des faits,qu'il y a des explications à demander. Mais aujourd'hui, le sentiment de responsabilité qui doit être le nôtre impose la solidarité.
Q- D'après Le Figaro, il y aurait une hypothèse : c'est que les deux otages seraient en Syrie...
R- Oui, j'ai entendu les hypothèses de cet ordre...
Q- L'avez-vous aussi entendu à Matignon ?
R- Je pense que le Gouvernement n'écarte pas des hypothèses de cet ordre, mais il ne m'appartient pas d'avoir à communiquer sur ce sujet. Au demeurant, cela expliquerait peut-être une partie des errements de ces jours-ci.
Q- Est-ce que vous faites confiance à la diplomatie française et est-ce que vous croyez ce que dit J.-P. Raffarin, que le Gouvernement ne joue pas le double jeu ?
R- Je fais oeuvre de solidarité et, en effet, j'affirme que notre devoir est de se serrer les coudes entre responsables politiques français et autour des efforts de la diplomatie française.
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 7 octobre 2004)