Interview de M. Jean-Marc Ayrault, président du groupe PS à l'Assemblée nationale, à "Europe 1" le 17 juin 2004, sur sa demande de démission du gouvernement, la nécessité d'un rééquilibrage des pouvoirs en France, le projet de constitution européenne et la réforme en cours du statut d'EDF.

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Média : Europe 1

Texte intégral

C. Delay-. Le Premier ministre ne partira pas, il l'a répété hier. Je devine que vous ne l'avez pas trouvé convaincant. Y a-t-il quand même un élément qui est de nature à vous satisfaire dans ses déclarations ?
- "Pas grand chose, parce que, après J. Chirac à Aix-la Chapelle en Allemagne, et le Premier ministre, mardi à l'Assemblée, hier soir à TF1, il y a une sorte de désinvolture, même de cynisme. Les Français votent, une, deux, trois fois pour dire que le Gouvernement fait une mauvaise politique, et on continue comme si de rien n'était."
Donc, vous demandez ce matin toujours sa démission ?
- "Oui, enfin, la réponse est dans les mains de J. Chirac. C'est lui le président de la République, c'est lui qui nomme le Premier ministre. Et il s'exprime à peu près une fois tous les six mois devant les Français. Donc, on ne sait pas vraiment bien où il en est aujourd'hui. Mais aujourd'hui, l'UMP, c'est 365 députés à l'Assemblée nationale, et c'est 16 % des électeurs."
Mais, M. Ayrault, démission du Gouvernement pourquoi ? Pour avoir
N. Sarkozy à Matignon ?
- "Ce n'est pas mon problème. Mon problème, c'est que l'on écoute les Français. Pourquoi monsieur Raffarin est-il impopulaire ? Parce qu'il dit, je le cite : "La popularité c'est le résultat d'une action"... ou "la popularité n'est pas un problème politique, c'est le résultat d'une action". Mais son Gouvernement est impopulaire. Et on a l'impression que l'impopularité, il la porte comme sa Légion d'honneur, il en est presque fier. Et ce n'est pas indigne d'être impopulaire si on pense défendre l'intérêt général du pays. Mais lorsqu'on est impopulaire parce que le peuple vous a sanctionné, à trois reprises, on doit quand même se poser cette question."
Mais êtes-vous certain qu'un changement de Gouvernement, changement d'équipe, entraînera forcément un changement de politique ?
- "En tout cas, je crois que c'est souhaitable. Parce que, cette politique est injuste et elle est inefficace, et les Français le sentent comme cela. Je pense à l'intérêt du pays. Où est la croissance ? Où est l'emploi ? Où est la lutte contre les inégalités ? Toutes les mesures qui ont été prises depuis maintenant un peu plus de deux ans, sont toujours déséquilibrées dans leur financement. Je pourrais toutes les décliner. La prochaine, c'est l'assurance maladie. Et l'effort qui est demandé aux plus aisés en France, est quasi nul. Donc, c'est ressenti comme cela. Et puis, il y a une perte de confiance. Je crois qu'aujourd'hui, que vous soyez salarié, chef d'entreprise, vous hésitez à emprunter pour vous-même et votre famille parce qu'il y a incertitude sur l'emploi, sur le pouvoir d'achat et puis quand on est chef d'entreprise, il n'y a pas de visibilité et donc on n'investit plus. Au total, c'est le pays qui va mal."
C. Nay a rencontré le Premier ministre avant-hier. "Le Premier ministre est assez confiant". Il a fait l'impression à C. Nay, c'est que, finalement, J.-P. Raffarin, se comportait un peu en directeur de cabinet du chef de l'Etat.
- "Oui, enfin, c'est sûr."
Cela ne pose-t-il pas un problème au niveau de nos institutions ?
- "Si, sûrement. Je pense que la réforme du quinquennat est une réforme inachevée, parce qu'elle, au fond..."
C'est vous qui l'avez voulue, pour partie, vous avez beaucoup aidé pour cela.
- "Je pense que L. Jospin - je suis bien placé pour vous le dire - avait envisagé une autre hypothèse après le 21 avril, et il avait l'intention de modifier l'équilibre des pouvoirs. Il y a trop de pouvoirs concentrés dans les mains d'un seul homme, le président de la République qui contrôle tout, y compris la radio, la télévision, le CSA, le Conseil Constitutionnel. Bref, c'est trop déséquilibré, c'est la seule grande démocratie au monde où il y a un tel déséquilibre. Donc, notre démocratie fonctionne mal. Donc, entre le pays - j'allais dire réel - qui s'exprime dans les urnes et les institutions, et notamment, par exemple, la majorité parlementaire, il y a un vrai fossé."
Que faut-il changer ? Vous travaillez au PS sur les institutions, que faut-il changer pour que, cette réforme que vous jugez inachevée se termine ?
- "Il faut donner plus de pouvoir au Parlement, parce que je crois que le Premier ministre devrait pouvoir avoir sa légitimité de la majorité parlementaire. Je pense, par exemple, qu'il faudrait un scrutin mixte aux élections, où il y aurait une part de majoritaire pour la stabilité, mais aussi une part de proportionnelle pour mieux représenter la diversité du pays. Et puis, je pense qu'il faut faire une vraie décentralisation, pas celle qui est en cours, qui est un transfert d'abord d'argent de l'Etat vers les collectivités locales donc vers l'impôt local, pour que notre Etat central, lui, se concentre sur l'essentiel, et puis que le pays se redynamise. On a l'impression que tout est bloqué. Ce n'est pas bon pour la France."
Il y a un rendez-vous important, là, pendant 48 heures, à Bruxelles : on va décider des termes de la Constitution, on va élire le président de la Commission. Vous, les socialistes, vous avez trois ans devant vous sans élections. Comment comptez-vous exercer le contre-pouvoir que vous êtes en droit d'exercer, compte tenu des résultats aux régionales et aux européennes, comment allez-vous faire ?
- "Pour l'instant, nous n'avons aucun pouvoir dans les institutions nationales. Nous sommes responsables..."
L'Europe, le Parlement européen peuvent-ils vous donner un moyen de faire pression ?
- "Oui, à faire pression. Parce que, vous dites que les chefs d'Etat et de gouvernement vont se réunir sur la Constitution. Je ne sais pas s'ils arriveront à un accord. Mais ce que nous souhaitons, c'est que le nouveau Parlement élu démocratiquement par l'ensemble des Européens, se saisisse aussi de ce projet de Constitution et donne son avis. Je pense que c'est très important. Donc, le processus constitutionnel ne s'arrête pas ce week-end, en tout état de cause. Et nous souhaitons que l'Europe trouve un nouvel élan, un nouveau souffle. Nous avons, avec l'Europe, construit la paix, et si vous demandez à des jeunes..."
Mais concrètement, comment ?
- "Je crois que, par exemple, nous allons peser, et c'est ce que nous souhaitons, que soit renégocié le Pacte de stabilité. Aujourd'hui, le Pacte de stabilité est fondé uniquement sur l'inflation et les équilibres budgétaires, mais, quelles que soient les conséquences, les circonstances, si on est en période de croissance ou si on est en période de stagnation. Je crois qu'il faut revoir ce Pacte de stabilité, lui donner un objectif qui doit être la santé de nos finances publiques, mais aussi le premier objectif, la croissance, l'emploi, et la préparation de l'avenir."
C'est la première offensive des nouveaux élus socialistes au Parlement européen ?
- "Oui, parce que moi, je ressens de ce vote aux élections européennes, ce sont deux choses. C'est que, en France, par exemple, le Gouvernement est fortement sanctionné. Mais ce n'est pas le seul pays. Mais c'est aussi un certain penchant ultralibéral de l'Europe, une Europe d'abord des marchés et non pas une Europe qui se donne un projet de société, je pense notamment à l'Europe sociale, qui est en cours. Et donc, les peuples se sont détournés de cette Europe-là. Et les peuples, et notamment les nouveaux adhérents de l'Europe, veulent qu'il y ait un espoir, et notamment l'espoir, c'est mieux vivre, et mieux vivre, c'est l'emploi, ce sont les meilleures conditions au plan social. Et on a l'impression que l'Europe ne va pas dans cette direction. C'est ce que nous allons faire."
Pour peser, les élus socialistes sont-ils prêts à s'allier avec les libéraux, comme l'a laissé entendre, il y a quelques jours ...
- "Non, je pense qu'il faut la clarté. Parce que, depuis 50 ans, nous vivons sur un compromis, mais ce compromis était nécessaire pour construire la paix en Europe, entre, d'un côté, les socialistes, les sociaux-démocrates, et de l'autre côté, les démocrates-chrétiens, c'est-à-dire, ceux qui croient à l'Europe. Mais on peut croire à l'Europe ensemble, et en même temps, avoir des divergences sur les solutions. Il y a ceux qui pensent que l'Europe des marchés, l'Europe des monnaies suffit. Et nous, nous pensons qu'il faut plus de volontarisme. Si, par exemple, on veut préparer l'avenir, on devrait mettre plus d'argent dans la recherche. L'Europe, n'est même pas capable de le faire, aujourd'hui. Donc, c'est cela préparer l'avenir."
Deux ou trois questions sur les dossiers nationaux. Sur EDF, J.-P. Raffarin, nous disait hier, qu'il irait jusqu'au bout...
- "Oui."
Comment réagissez-vous ?
- "Je pense que là, c'est une forme d'obstination."
On a du mal à comprendre pourquoi les socialistes s'opposent avec tant de véhémence alors que c'est le gouvernement Jospin qui a donné son feu vert à l'ouverture à la concurrence ?
- "Vous voyez, vous continuez vous-même à dire des choses qui sont inexactes. Et nous passons notre temps, à l'Assemblée nationale, pour dire qu'il dire qu'il y a, d'un côté, l'ouverture du marché à la concurrence, c'est une décision qui a été prise par l'Europe. Et cette ouverture à la concurrence pour les entreprises et même plus tard pour les particuliers est en marche. Mais cela n'a pas empêché EDF de continuer à distribuer du courant, de produire de l'énergie. Ce n'est pas le statut. La Commission européenne a bien précisé qu'il y avait, d'un côté, l'obligation de la concurrence, et de l'autre côté, le statut. C'est de la responsabilité de chaque Etat. Si certains veulent avoir un statut privé c'est leur droit. Si d'autres veulent garder le statut public c'est aussi leur droit. Et donc nous, nous pensons que le statut d'EDF, à partir du moment où on modifie un peu, ce sont les missions d'EDF notamment, en spécialisant moins EDF comme ses concurrents, on peut parfaitement continuer à le faire dans le cadre du statut parce que c'est quand même une entreprise stratégique, c'est la sûreté nucléaire. Et je n'ai pas envie qu'elle soit jouée à la Bourse demain. Je n'ai pas envie non plus..."
Mais le Gouvernement a été clair sur cette question-là ?
- "Le Gouvernement, n'a fait que reculer sur ce texte. Et donc, s'il n'a fait que reculer, c'est parce qu'il sent bien que son projet n'était pas justifié, et au sein même de la majorité, on sent qu'il n'y a pas d'enthousiasme pour cette réforme. Alors pourquoi s'obstiner ? Il y a une forme d'obstination que je ne comprends pas chez M. Raffarin. "
Une dernière chose, d'un mot : les coupures de courant, vous approuvez ?
- "Pendant 20 ans, il n'y a pas eu de coupures de courant. Quand il y a eu la tempête..."
Donc, c'est légitime ?
- "Je ne dis pas cela, je dis simplement, cette obstination à vouloir à tout prix passer de force conduit à l'exaspération. Le Gouvernement ferait bien d'écouter quand même ce qui se passe. Et vous savez, les Français sont très attachés à cette grande institution qu'est EDF, parce que c'est une institution, ils la connaissent bien, qui marche. Et dans les situations difficiles, dans des situations de crise, les agents d'EDF sont là. Et j'aimerais bien qu'on leur rende hommage aussi de temps en temps."
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 17 juin 2004)