Interview de M. Dominique Strauss-Kahn, député PS, à "RTL" le 6 octobre 2004, sur la question de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne et sur le projet de Constitution européenne soumise à référendum.

Prononcé le

Média : Emission L'Invité de RTL - RTL

Texte intégral

Jean-Michel APHATIE : Bonjour Dominique Strauss-Kahn. Êtes-vous satisfait ce matin des explications qu'a données Jean-Pierre Raffarin à propos de l'équipée de Didier Julia ?
Dominique STRAUSS-KAHN : Écoutez, je crois qu'il ne faut rien dire qui puisse rendre plus difficile encore la libération des otages. Bien sûr, chacun s'accorde sur l'idée qu'il faut tout faire pour les libérer, ça ne veut pas dire qu'il faille faire n'importe quoi.
Q - C'est ce qui a été fait là, d'après vous ?
R - Je crois que la situation est fâcheuse pour la France, qu'elle est ennuyeuse pour l'État, et même qu'elle a été dangereuse pour les otages. Mais ça n'est pas le moment d'en débattre. Le président de la République devra trouver des mots pour donner une crédibilité et une sérénité à la parole de la France. Pour le moment, nous devons tous, tous, nous concentrer sur les possibilités de libération des otages.
Q - "Ce n'est pas le moment", ça veut dire que le moment viendra d'avoir sur cette affaire des explications ?
R - Le débat devra avoir lieu, mais ça n'est pas le sujet du jour.
Q - Le sujet du jour, c'est la Turquie.
R - Le sujet du jour c'est d'abord, dans la question qui nous importait : la libération des otages.
Q - Évidemment. Mais dans l'actualité il y a donc la Turquie puisque la Commission européenne dira aujourd'hui si, à son avis, il faut ou pas ouvrir des négociations avec la Turquie, en vue de son adhésion à la Communauté européenne. Le dernier mot revenant au chef de l'État, vous, vous êtes favorable à l'entrée de la Turquie dans l'Europe. Vous constatez la réticence en France devant ce problème-là. Quelle est l'explication majeure à votre avis de la réticence des Français devant une adhésion éventuelle de la Turquie ?
R - Je crois qu'il y a plusieurs raisons à cela. D'abord, face à tout élargissement, les Français ont le plus souvent été réticents. Rappelez-vous, au milieu des années 80, lorsqu'il s'agissait d'élargir à l'Espagne, au Portugal et à la Grèce. Que n'a-t-on entendu ! De la part de Jacques Chirac lui-même par exemple à l'époque. Heureusement aujourd'hui que l'Espagne - c'est moins net pour le Portugal et la Grèce - mais que l'Espagne est dans l'Union, car le dynamisme de l'économie espagnole est un des facteurs de croissance de l'Europe. Et on voit bien que ces pays qui nous ont rejoints au-delà de la solidarité européenne nécessaire, ont été pour nous des moyens d'étendre notre marché, et petit à petit d'avoir des marchés pour nos entreprises, en dépit des craintes légitimes qu'on pouvait avoir au début sur la concurrence qu'ils feraient. Ceci a été vrai ensuite pour les pays de l'adhésion, du bloc des pays d'Europe Centrale où nous avons aujourd'hui la même crainte. Mais je ne doute pas que dans les années qui viennent on s'aperçoive des bienfaits économiques de cette adhésion, au-delà, là aussi, de la question démocratique et historique qui faisait que, de toute façon, il fallait qu'ils nous rejoignent.
Q - Mais ces pays que vous citez étaient évidemment dans l'Europe. Et puis on partage la même culture avec la Turquie.
R - Mais le mot "évidemment" dans l'Europe donne lieu à beaucoup de discussions.
Q - L'Espagne, c'est assez net en tout cas.
R - Oui, moi je crois que l'avenir de l'Europe est lié à l'avenir de la Méditerranée. Je pense que lorsque dans quelques dizaines d'années, les États-Unis auront constitué autour d'eux un gigantesque bloc - la Chine se sera développée comme on le voit aujourd'hui, l'Inde aussi - l'Europe ne pourra exister que si elle réunit autour d'elle tout ce qui a été son Histoire, sa civilisation, sa culture... Et cette culture-là, c'est bien sûr en partie l'Europe du Nord, et l'autre partie c'est l'Europe de la Méditerranée. Et que donc nous avons la responsabilité, nous Européens, de gérer, de piloter, d'aider au développement de l'ensemble du pourtour de la Méditerranée. Et donc la Turquie fait partie de cela. Pour autant, les Turcs sont-ils aujourd'hui en état d'adhérer à l'Union ? C'est une autre question. Je crois que ça se fera irrémédiablement dans le temps. Est-ce qu'aujourd'hui la situation est satisfaisante ? La Commission va donner son opinion, et des négociations vont sans doute commencer à s'engager. On verra de ce point de vue si la Turquie remplit ou non les conditions. Si elle ne les remplit pas, ça sera pour plus tard.
Q - L'idée d'un référendum vous parait bonne le moment venu ?
R - Voyez-vous, je ne suis pas sûr qu'on puisse éviter un problème - celui du votre du traité constitutionnel - en en créant un autre, celui du référendum sur la Turquie.
Q - C'est un problème un référendum sur la Turquie ?
R - Oui évidemment, puisque comme on le disait à l'instant - Alain Duhamel le rappelait - aujourd'hui les Français sont plutôt hostiles. Je pense qu'une des raisons c'est qu'on ne leur a pas assez expliqué pourquoi il fallait qu'à terme la Turquie nous rejoigne. Qu'il valait mieux, dans la confrontation que nous aurons avec l'Irak, avec l'Iran, avoir la Turquie de notre côté, plutôt que la Turquie de leur côté. Il faudra expliquer plus. Mais aujourd'hui c'est un problème. Et dans ces conditions, créer un nouveau problème n'est pas obligatoirement une bonne solution. Ce qui me parait juste dans la démarche du chef de l'État, c'est de vouloir dissocier les deux questions, car les deux questions ne sont pas liées. Les dissocier en créant cette hypothèse du référendum, et surtout du référendum à quinze ans, peut-être que là je me séparerai d'un millimètre -de ce que disait Alain Duhamel à l'instant.
Q - Vous avez le droit.
R - Car dire aux Français qu'on votera dans quinze ans, dire aux Turcs qu'ils ne sauront qu'après les négociations, dans quinze ans, si nous sommes d'accord sur le principe, pas sur le contenu des négociations bien sûr, le contenu on le jugera à l'arrivée. Mais le principe... leur dire dans quinze ans seulement, c'est un peu se moquer, et des Français, et des Turcs.
Q - Quel est le climat au sein du parti socialiste aujourd'hui, lancé lui aussi dans ce grand débat européen en vue d'un référendum interne ? Pas très bon hein ?
R - Vous savez que le climat aujourd'hui est un climat de discussions, c'est le moins qu'on puisse dire. Mais voyez vous ce n'est pas du tout le même registre que celui de la Turquie dont on vient de parler. Mais je voudrais illustrer la même méthode qui est la mienne dans cette affaire.
Q - Oui, en quelques mots.
R - Il faut dire la vérité, il faut afficher sa position, et il faut anticiper l'avenir. La vérité sur le parti socialiste, c'est que nous sommes divisés parce que nous n'avons pas tous la même position. La position pour moi, c'est le oui, car je pense qu'il y a toutes les raisons d'adopter le traité que nous avons devant nous. Mais anticiper l'avenir, c'est prévoir ce qui se passera après le vote des militants. C'est être capable de surmonter la crise, et de faire que les socialistes se réunissent à nouveau. Parce qu'on ne fera pas un projet pour l'élection présidentielle, si nous ne sommes pas capables de surmonter cette crise.
Q - C'est pour ça que vous avez proposé un congrès, et tout le monde vous a dit : ce n'est pas une bonne idée, c'est hors sujet. Allez... Une autre idée Dominique Strauss-Kahn ?
R - On y reviendra... Les idées ne sont pas toujours bonnes au moment où on les énonce, néanmoins, il faut, pour faire avancer le débat, les dire. Moi je ne me résous, ni à la division, ni à l'émiettement, ni au renoncement.
Q - François Hollande, si jamais le non l'emporte, pourra rester premier secrétaire du Parti socialiste à votre avis ? Vous qui disiez qu'il fallait dire la vérité ce matin ?
R - Il le peut tout à fait, si le congrès que je souhaite le remet en place. C'est bien pour ça qu'il faut qu'il y ait, d'une manière ou d'une autre. J'ai énoncé l'idée d'un congrès, on peut peut-être trouver d'autres modalités, encore que dans l'histoire des socialistes le congrès est la méthode traditionnelle, mais on peut trouver éventuellement d'autres solutions. Ce que je veux dire par cette idée du congrès, c'est qu'il ne faut pas croire qu'au lendemain du vote de début décembre, tout se passera comme avant. Soit le non l'aura emporté, soit le oui ; dans les deux cas la reconstitution d'une majorité homogène, capable de conduire les socialistes, sera nécessaire. Elle pourra de nouveau être conduite par François Hollande, ou par quelqu'un d'autre, mais rien n'est impossible, à condition que nous soyons capables de nouveau de nous réunir, en disant: nous avons traité la question européenne, il faut reconstituer une majorité homogène.
Q - Mais si le "non" l'emporte, Laurent Fabius aura tout de même fait un grand pas, à la fois pour dominer le Parti socialiste et pour en être sans doute le représentant à l'élection présidentielle. On est d'accord Dominique Strauss-Kahn ?
R - Écoutez, nous verrons à ce moment-là, le non est très hétérogène, il regroupe des socialistes qui sont sur les autres questions, très divers et en désaccord. Nous verrons quelle est la situation. De nouveau la clarification sera nécessaire. De nouveau la proposition que je fais retrouvera peut-être un peu de crédit. Je suis sûr, pour ma part, que les socialistes ne peuvent pas se présenter valablement à l'élection présidentielle si, au lendemain du vote sur la question européenne, ils ne retraitent pas l'ensemble des sujets pour constituer une direction homogène, crédible, et susceptible de gagner.
Q - Dominique Strauss-Khan était l'invité d'RTL ce matin. Bonne journée.

(Source : Premier ministre, Service d'information du Gouvernement, le 6 octobre 2004)