Interviews de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à France-Inter et à Europe 1 le 31 janvier 2000, à France 2 le 1er février 2000, sur l'attitude de l'Union européenne face à la perspective d'un gouvernement de coalition entre la droite et l'extrême droite en Autriche, sur la poursuite du dialogue avec la Russie pour aider notamment à la recherche d'une solution politique en Tchétchénie, sur l'éventualité de la libération d'Augusto Pinochet.

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Texte intégral

Interview à France-Inter le 31 janvier :
Q - L'Union européenne exclurait-elle l'Autriche si le parti d'extrême droite de Jörg Haider arrivait au pouvoir ? Imaginerait-on l'Europe un jour présidée par l'Autriche avec, dans son gouvernement, les membres du deuxième parti du pays dont le chef, Jorg Haider, a publiquement rendu hommage aux SS autrichiens ? L'Europe pourrait-elle prendre une mesure d'expulsion, ce qui serait un précédent ?
R - Dès le mois d'octobre dernier, au vu des résultats des élections - parce que tout ce qui s'annonce était contenu dans les chiffres -, j'avais déclaré que l'Autriche se placerait dans une situation déplorable si cela aboutissait à la formation d'un gouvernement dans lequel figurerait ce parti d'extrême droite et populiste. Etant donné que cette hypothèse prend corps, vous pouvez constater qu'il y a une aversion très profonde qui est exprimée par tous les dirigeants européens. Après en avoir longuement parlé avec le Premier ministre, le président de la République a saisi la présidence portugaise - d'ailleurs, je vous rassure, la présidence autrichienne vient d'avoir lieu. Donc, il n'y pas de présidence autrichienne avant longtemps.
Q - Oui, mais c'est simplement le symbole !
R - Le président de la République a donc saisi la présidence portugaise d'un certain nombre de mesures que nous pourrions prendre et sur lesquelles je ne peux pas trop détailler parce que la concertation se poursuit. Mais, si cette hypothèse malheureusement se concrétisait, il est clair que nos relations, en tout cas toutes les relations bilatérales des pays d'Europe avec l'Autriche seraient profondément affectées. On n'imagine pas, par exemple, aller en visite en Autriche comme si de rien n'était. Donc, il y a à la fois réprobation sur les jeux politiciens qui sont en cours à Vienne et aversion par rapport au programme de ce parti et ce qu'il contient. Sur le plan légal...
Q - Il y a la question de l'exclusion qui est de savoir si l'Autriche resterait dans l'Union.
R - Un mécanisme est prévu dans les traités. Il faut se rappeler qu'au terme de l'article 6, l'Union est fondée sur les principes de la liberté, de la démocratie, du respect des Droits de l'Homme et des libertés fondamentales, ainsi que de l'Etat de droit. Principes qui sont communs aux Etats membres. Il y a un même un mécanisme, dit de l'article 7, qui prévoit dans quelles conditions - statuant à l'unanimité, sauf l'Etat concerné - on peut imaginer la suspension des droits de vote d'un Etat dans l'Union à condition que l'on ait constaté l'existence d'une violation grave et persistante par un Etat membre des principes énoncés à l'article 6. On n'en est pas tout à fait là. Ce qu'est en train de faire toute l'Europe démocratique c'est de tenter de faire renoncer les responsables politiques autrichiens qui ont ce projet en tête. C'est pour cela que nous indiquons que les relations vont être véritablement affectées pour qu'ils se rendent compte de ce que cela signifie et de l'émotion immense qui est en train de saisir toute l'Europe. Si cela n'est pas le cas, ce que je peux vous dire - comme l'ont déjà dit le président de la Commission, M. Prodi et beaucoup d'autres - c'est que, d'une part, les relations bilatérales seront affectées, et d'autre part, au sein de l'Europe, ce type de relations tout à fait particulières que nous avons - qui sont fondées sur la confiance, l'estime, même s'il y a des intérêts nationaux qui s'entrechoquent -, ne pourront fonctionner tel quel avec un gouvernement aussi différent. Et surtout, il y aura, à partir de là, une vigilance de tous les instants pour s'assurer que la ligne jaune qui est définie par l'article 6 ne soit jamais franchie, ou alors l'Autriche s'exposerait aux conséquences qui sont prévues dans les traités. Voilà où nous en sommes exactement, et nous espérons encore que cela ne se produira pas.
Q - On a l'impression que c'est inéluctable. Apparemment, tout est en place pour que l'on se retrouve avec un gouvernement de coalition entre la droite et l'extrême-droite.
R - Oui, c'est un parti légal. C'est un pays démocratique. Les électeurs ont voté dans ce sens. Ce parti a obtenu autant de voix que le parti conservateur. La solution entre les socialistes et les conservateurs n'a pas marché. La solution gouvernement minoritaire avec les seuls socialistes n'a pas marché. Donc, il y a cette perspective. Et s'il y avait de nouvelles élections, d'après les sondages qui sont connus, le parti de M. Haider aurait plus de voix encore. Il est crédité de 33 % des voix. Cela dit, M. Schüssel, chef du parti conservateur, s'époumone à dire que son gouvernement est et serait démocrate, qu'il respecterait les Droits de l'Homme, l'Europe, etc. Si cela se concrétisait, malheureusement, ce pays va être surveillé à chaque instant comme aucun pays ne l'a jamais été dans l'Union européenne. Mais, on est encore entre les deux. Voilà la situation. Je voudrais dire quand même, comme le président Prodi l'a dit, que c'est un très très grave problème pour l'Autriche d'abord, mais que nous devons avoir confiance dans l'Europe. Nous ne sommes pas dans la situation des années trente. Il est tout à fait impossible pour un pays particulier de remettre en cause l'orientation générale de l'Europe. Chaque pays de l'Europe, y compris l'Autriche, est enserré dans un ensemble d'engagements politiques et juridiques avec une sorte de surveillance mutuelle pour la bonne cause. Et je crois que, sur le fond, c'est une voie absurde et erronée que celle que tente d'emprunter ce populisme autrichien. J'ai quand même fondamentalement - mis à part le fait que je suis extrêmement choqué, bien sûr - une vraie confiance sur le fond dans l'Europe.
Q - Quand vous voyez un social-démocrate, le chancelier sortant, M. Klima, dire : "On peut parler avec ces gens-là. Après tout, je serais même prêt à faire un gouvernement de coalition avec l'extrême droite." Cela laisse un peu songeur !
R - Il faudrait faire l'analyse de politique intérieure autrichienne. M. Klima se rend compte que tout ce qui a été fait par les deux grands partis autrichiens - le SPD et le parti conservateur - pour ostraciser l'extrême droite en la stigmatisant, en la condamnant, n'a fait que la faire monter. Ils se rendent compte de cela, donc ils essayent d'adopter - mais c'est trop tard par rapport au phénomène, c'est en tout cas décalé - une politique qui n'attise pas cette excitation populiste vengeresse qui se nourrit des condamnations dont elle est l'objet. C'est peut-être un peu subtil par rapport à la situation dans laquelle nous sommes. Nous en restons à ce que je vous ai dit. Et la France a été très allante, à travers cet appel du Président - cela engage les positions du président et du gouvernement -, pour faire ce que nous pouvons faire à ce stade pour que cette hypothèse ne se concrétise pas. Et si elle devait se concrétiser nous en tirerions les conséquences comme je l'ai dit, et nous serions extraordinairement vigilants, circonspects à chaque instant pour éviter quelque dérapage que ce soit. L'Europe est dotée de toute sorte de mécanismes qui doivent quand même, au bout du compte, au-delà de l'indignation du moment, nous donner confiance en nous-mêmes sur la possibilité de l'Europe à surmonter ce type de dérapage extraordinairement regrettable.
Q - Vous partez à la fin de la semaine en Russie. Grozny : il se passe des choses abominables en ce moment. On en parle peu, on réagit peu, l'Europe réagit peu ?
R - Non, vous ne pouvez pas dire cela, en tout cas pas pour la France et pour deux ou trois autres pays en Europe. Cela fait deux ou trois mois que nous disons avec la plus grande clarté et la plus grande netteté qu'il est complètement illusoire de la part des Russes d'espérer régler un problème qui est de type colonial, comme cette affaire de la Tchétchénie, par des moyens purement militaires - donc ils se fourvoient - et qu'à un moment ou à un autre, ils devront bâtir une solution politique. Je dois dire que, ce que je déclarais fin septembre, en octobre, en novembre et décembre me semble tragiquement confirmé par les faits, quand on voit la violence des combats, quand on voit l'enlisement, quand on voit la difficulté. La solution est la même : les Russes doivent bâtir une solution politique. Nous avons besoin d'abord de poursuivre notre dialogue - même s'il est parfois rude - avec les Russes, parce que nous avons un intérêt stratégique à long terme à aider la Russie à se construire, à construire un Etat moderne dont elle a besoin, à être le grand voisin pacifique que nous voulons avoir à côté de l'Europe de demain. C'est la raison du dialogue stratégique. C'est pour cela que la présidence portugaise, les Américains, les Allemands, les Italiens, les Français, les autres discutent avec les autorités russes. Mais on doit le faire dans la plus grande clarté. Par rapport à l'affaire tchétchène, ils sont dans un guêpier, ils doivent en sortir. Nous devons par la clarté de nos propos - il ne faut absolument pas édulcorer nos propos sur la Tchétchénie, il faut être net -, nous devons les aider, à en sortir à bâtir une solution différente. Ma conviction c'est qu'ils seront contraints à une solution politique.
Q - Faudra-t-il raser Grozny pour que Poutine gagne la présidentielle russe ?
R - D'après les chiffres que nous voyons, M. Poutine est extrêmement bien placé par rapport à la présidentielle russe, presque indépendamment de ce qui se passe en Tchétchénie. Donc, on en revient sur un terrain de fond qui est que, depuis deux siècles et demi, en réalité, il y a toujours eu une situation instable entre la Russie ou l'Union soviétique et la Tchétchénie. Cela n'a jamais été admis par les Tchétchènes. C'est pour cela que je dis que c'est un problème de type colonial dans la longue durée et que donc ils devront en sortir comme d'autres pays ont bien dû se dégager de situations coloniales, même si au départ il y avait une réaction patriotique qui submergeait tout et qui empêchait de voir l'avenir. Ce qui est le cas encore chez les Russes. Nous devons parler, parler, parler avec clarté et netteté, qu'il n'y ait pas d'ambiguïté là-dessus. Mais nous devons également garder un il sur notre cap à long terme, par rapport à ce que nous voulons de la part de la Russie, parce que c'est notre intérêt aussi.
Q - Augusto Pinochet sera sûrement relâché par les Anglais. Un mot si vous aviez à qualifier cette situation. Y aura-t-il un procès au Chili ?
R - Si ces choses-là se confirment, cela va être au Chili - dont tous les partis avaient condamné l'idée que le général Pinochet puisse être jugé par un tribunal étranger, c'est-à-dire espagnol. Il appartient aux partis politiques chiliens et au nouveaux responsables, de démontrer qu'il n'y a pas de contradiction entre la reconstruction et la consolidation de la démocratie au Chili et la justice. Le président Lagos vient de s'exprimer dans ce sens, c'est-à-dire dans le sens d'un procès possible au Chili.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 2 février 2000)
Interview à Europe 1 le 31 janvier :

Q - Nous allons retrouver Hubert Védrine, ministre des Affaires étrangères. Merci d'être avec nous, car je sais que vous avez beaucoup de travail et l'un des sujets qui retient votre attention c'est l'affaire Jörg Haider en Autriche. Ma première question sera extrêmement simple : qu'est-ce que veut faire le gouvernement français dans ce domaine, l'Europe dans ce domaine contre un homme qui, c'est probable, va finir par faire partie d'une coalition gouvernementale entre les populistes et les conservateurs en Autriche ?
R - Oui, bonsoir Guillaume Durand ! La première réponse simple, c'est que la France et l'Europe, les grands dirigeants, ont déjà exprimé leur aversion pour le programme de ce parti d'extrême droite autrichien et leur réprobation pour les combinaisons politiciennes qui risquent de l'amener au pouvoir dans une coalition. Réprobation, ensuite mise en garde solennelle qui a été faite ces derniers jours depuis que l'hypothèse de ce gouvernement est devenue crédible. Je vous rappelle d'ailleurs que dès octobre, c'est-à-dire au vu des résultats des élections qui ont rendu cela possible, j'avais déclaré que l'Autriche se placerait dans une situation déplorable si elle cédait à la tentation de cette coalition, c'est malheureusement ce qui est en train de se passer apparemment. Alors, réprobation, mise en garde, nous chercherons à les dissuader d'aller plus loin et si malheureusement ce n'est pas le cas, il est clair que les relations entre les gouvernements d'Europe, ils sont tous en train de le confirmer, et l'Autriche, seront profondément affectées et que, naturellement, les relations bilatérales, les relations de travail, le mode de négociation, tout cela sera transformé par cette situation nouvelle.
Q - Alors, est-ce que c'est vrai, par exemple, qu'à l'initiative de la France, on suggérait par exemple un rappel de tous les ambassadeurs de l'Union européenne à Vienne comme hypothèse de travail ?
R - Non, cela, ce n'est pas tout à fait exact et on voit bien, de toute façon, que cela ne se fait pas à la mesure du problème posé. Nous avons besoin, bien sûr, de connaître l'évaluation exacte par nos ambassadeurs de la situation et sur son évolution possible mais il faut avoir une action de fond plus efficace que des mesures immédiates.
Q - Mais alors justement, pardonnez-moi d'insister, quelle pourrait être cette action de fond que tout le monde attend ?
R - Je vous réponds politiquement plus encore que juridiquement que si ce gouvernement est mis en place, il va être surveillé, il va être contrôlé, il va être observé comme aucun gouvernement ne l'a jamais été dans l'Union européenne. Il faut savoir que dans le traité qui nous lie maintenant, qui est le Traité de Maastricht modifié Amsterdam, il y a un article 6 qui résume les conceptions européennes des Droits de l'Homme, de la démocratie, tout ce qui nous unit dans ce problème européen et il y a un article 7 qui dit précisément qu'en cas de violation avérée et répétée et constante de ces principes fondamentaux de l'Union européenne, un Etat voit son droit de vote être suspendu. Dans certains cas, on peut même aller jusqu'à l'expulsion d'un Etat membre. Cela ne s'est jamais produit, naturellement, sauf qu'on a quand même pensé qu'un jour, malheureusement, il pourrait y avoir un accident de ce type qui amènerait ce type de disposition. Donc, il y a une sorte de mise sous surveillance politique. Il faut savoir que l'Autriche a signé tous ces textes, elle est engagée de toutes les façons et que cette surveillance politique, diplomatique et juridique va être, dès lors, constante et sans relâche.
Q - Est-ce que vous croyez une seule seconde qu'au dernier moment, les conservateurs et le SPO de Jörg Haider vont renoncer ?
R - J'espère encore que le parti conservateur va s'apercevoir qu'il commet un acte d'une grande gravité en facilitant l'arrivée au pouvoir de ce parti d'extrême droite dans le cadre d'une coalition. Nous l'espérons tous sinon, nous n'aurions pas été aussi clairs et aussi fermes dans nos exhortations. Mais il est évident qu'il ne faut pas s'en tenir là, il faut préparer la suite.
Q - Est-ce que vous avez l'impression qu'Haider, par exemple, qui aujourd'hui a assuré qu'il regrettait les propos tenus sur la France et la Belgique se rend compte de cette pression et qu'il essaye de donner une image plus lisse, plus propre, plus acceptable pour les dirigeants européens ?
R - C'est bien probable mais de toute façon, ce n'est pas notre problème principal, ce ne sont pas quelques corrections de communication qui modifient le problème de fond devant lequel nous sommes. Il faut traiter la question sur le fond. Ce qu'il faut dire surtout, c'est que toutes ces tentations populistes, - là, on a affaire à un populisme d'extrême droite, il serait d'une autre nature, ce serait tout aussi condamnable - font rêver une partie de l'électorat à des solutions faciles, expéditives. On a l'impression que leurs problèmes vont être traités, mais tout cela, ce sont des illusions, ce sont des mensonges, c'est la bonne vieille démagogie avec, en plus, une dose de tragique compte tenu des références de ce parti. Donc, de toute façon, c'est voué à l'échec. Vous voyez que nous prenons cet événement à la fois très au sérieux, nous le traitons avec beaucoup de gravité, mais en même temps, nous avons la conviction que l'Europe d'aujourd'hui est tellement forte qu'elle n'est pas à la merci, dans son orientation et dans sa philosophie, dans son projet, d'un parti d'un des pays de l'Union. Elle est plus forte que cela.
Q - Est-ce que vous considérez, est-ce que tous les dirigeants européens considèrent que Haider est un nazi qui ne veut pas le dire ?
R - Nous n'avons pas procédé à une consultation sémantique. Simplement, ce parti est connu depuis des années, on voit bien ce qui est dit par son dirigeant, on voit bien ce qui est sous-entendu par son dirigeant, on voit bien sur quel type de ressort il joue par rapport à l'électorat. Il est malheureusement monté déjà beaucoup trop haut, ce qui lui donne cette possibilité d'alliance et il faut bloquer cette évolution et si elle ne peut pas l'être avant, il faut s'organiser pour qu'elle n'ait aucun débouché, qu'elle ne prospère pas.
Q - Mais je me mets, Hubert Védrine, à la place, justement, de l'électorat autrichien. Comment pouvez-vous empêcher un électorat de voter pour les conservateurs ou de voter pour le SPO et comment, de l'extérieur, on peut arriver à modifier la politique intérieure autrichienne ? Est-ce que les pressions que vous envisagez sont suffisantes pour faire changer le cours du destin d'un pays ?
R - L'électorat autrichien a déjà voté. Donc là, nous ne sommes pas en train d'adresser des messages aux électeurs autrichiens, nous sommes en train d'adresser des messages aux responsables politiques autrichiens et notamment au président de la République et d'autre part au dirigeant du parti conservateur, M. Schüssel qui deviendrait chancelier dans l'hypothèse où cette alliance serait confirmée. C'est à eux que nous parlons parce que c'est eux qui sont en train de prendre en compte cette responsabilité dont nous parlons. Après, le message que vont recevoir les électeurs autrichiens, c'est qu'ils vont se rendre compte, ceux qui ont voté pour M. Haider, qu'ils ont voté, ils ont gaspillé leur vote, ils ont voté de façon illusoire, on leur a menti et que, naturellement, M. Haider n'aura aucune espèce de moyen dans l'ordre d'aujourd'hui tel qu'il est, avec les engagements des uns par rapport aux autres, avec cette interdépendance, avec cette surveillance politique, avec ce cadre juridique de l'Europe du droit et de la démocratie, il n'aura aucune espèce de moyen de faire fructifier ce fond démagogique. Et cela, malheureusement, la réponse, la démonstration n'arrive pas tout de suite, en deux jours
Q - Les menaces que vous venez de formuler ce soir en votre nom et au nom de l'Europe est-ce que le président Klestil, le président autrichien, est-ce que le patron des conservateurs autrichiens les ont sur leur bureau ? Est-ce que c'est clair que cette menace est actuellement sur les bureaux des dirigeants politiques autrichiens, menaces d'isolement d'un gouvernement, donc, qui incorporerait l'extrême droite ?
R - Ce sont des mises en garde très claires qui ont fait l'objet d'une concertation d'abord en France, entre le président Chirac et le Premier ministre, M. Jospin, ils en ont parlé longuement. Ensuite, le président Chirac, à partir de cette base, a téléphoné au Premier ministre portugais qui est le président en exercice de l'Union européenne. Celui-ci a consulté Tony Blair, Gerhard Schröder et les autres et il a appelé le président de la République autrichienne. Celui-ci est parfaitement au fait de la réaction - je parlais tout à l'heure d'aversion - que l'on constate aujourd'hui dans l'Union européenne par rapport à ce phénomène potentiel.
Q - Vous avez vu qu'Haider a considéré ou déclaré qu'il n'avait de leçon à recevoir de personne et qu'il s'en est directement pris à Jacques Chirac et à la Belgique aussi
R - Oui, il exploite le style qui est celui que l'on connaît. Notre problème à nous, c'est d'être parfaitement clair et cohérent avec nos principes dans ce moment qui est encore celui de la mise en garde et si malheureusement cela se concrétise, d'être ensuite concret, tenace, précis, vigilant à tous les instants sur ce que ferait éventuellement, ce gouvernement jusqu'à ce que les Autrichiens eux-mêmes comprennent qu'ils se sont trompés.
Q - Cela veut dire, donc, clairement, que si ce gouvernement se met en place dans les jours qui viennent, non seulement l'Autriche est isolée définitivement dans l'Union européenne mais en plus, il n'y aura plus de contact, plus de décision qui seront prises avec les Autrichiens, les responsables autrichiens ?
R - Non, attendez, laissez-moi préciser
Q - J'essaye, justement, parce que c'est très compliqué de voir, dans la complexité de ces mesures, de voir est-ce que l'Autriche, en gros va être un pays isolé politiquement définitivement ?
R - Il n'y a pas de mécanisme juridique qui permette de mettre à l'écart un pays membre de l'Union européenne, sous prétexte de tel ou tel vote, cela n'existe pas. En revanche, il existe un filet de sécurité très important. Je vous citais tout à l'heure les articles 6 et 7 et si un pays membre de l'Union contrevient à la démocratie, aux Droits de l'Homme, il y a une procédure qui peut être mise en uvre à l'unanimité des autres Etats, sauf celui-là, donc il n'a pas le pouvoir de le bloquer, et qui peut aller dans un premier temps, jusqu'à suspendre son droit de vote dans l'Union et même au terme éventuellement le suspendre complètement. Cela, c'est une protection contre les violations éventuelles des principes fondamentaux qui nous engagent.
Q - Alors, les gens qui sont à l'écoute d'Europe 1, les gens qui sont dans ce studio sont très passionnés par ce que vous dites dans la mesure où c'est, dans l'histoire européenne, quelque chose de tout à fait inédit, c'est la première fois qu'on a à faire à ce genre de situation
R - Et d'ailleurs, les articles en question n'ont jamais joué, ils ont d'ailleurs été introduits dans l'histoire européenne que très récemment. Donc, nous sommes sur un terrain juridique nouveau, il faut des violations avérées, persistantes pour que l'on puisse éventuellement déclencher ce mécanisme. En revanche, ce que nous pouvons adapter à cette nouvelle situation déplorable, ce sont nos relations bilatérales puisque vous voyez bien que dans l'Europe, en dehors des concertations et du travail à quinze, il y a énormément de relations bilatérales, chaleureuses, au sommet, de concertation, coups de téléphone, travail en commun, tout ce qui fait la trame de l'activité diplomatique quotidienne en Europe et c'est aussi comme cela que nous travaillons ensemble et en commun. Mais pour faire cela, il faut avoir confiance les uns dans les autres, il faut partager la même conception du monde et c'est cela que, naturellement, l'Autriche va perdre parce que les autres partenaires ne pourront plus traiter ce gouvernement comme si c'était un gouvernement comme les autres.
Q - Dernière question, Hubert Védrine, quand la dyarchie, si je puis dire, au pouvoir en France, à savoir Jacques Chirac et le Premier ministre, Lionel Jospin, ont fait part au président Klestil de leur réprobation et des mesures qui pourraient être prises, est-ce qu'ils ont eu le sentiment que lui-même qui n'est pas du tout favorable à Haider allait tout faire pour que cette coalition n'ait jamais lieu ? Et est-ce qu'il en a le pouvoir ?
R - Je ne peux pas vous répondre directement parce que comme je vous l'ai dit, c'est passé par la présidence portugaise. Le président Chirac a exprimé, a présenté au Premier ministre portugais les idées qui étaient les siennes et celles du gouvernement français. Ensuite, c'est le Premier ministre portugais qui a fait des consultations et qui a informé le président autrichien de la réaction des autres européens. Simplement, il le sait par les déclarations publiques et nous avons vu dans ses déclarations à quel point il était consterné de ne pas avoir réussi à monter un gouvernement soit socialiste conservateur comme il y avait avant, soit socialiste minoritaire. C'est parce qu'ils n'ont pas réussi qu'ils sont maintenant à ce point dans cet engrenage désolant.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 2 février 2000)
Interview à France 2 le 1er février :
Q - Hubert Védrine bonsoir.
R - Bonsoir.
Q - Est-ce que tout cela n'est pas un délit d'ingérence vis-à-vis d'un pays qui est une république démocratique ? Je suppose que vous le considérez comme tel. Est-ce que nous avons le droit de nous ingérer dans un résultat électoral ?
R - Oui, il n'y a pas de doute sur le caractère démocratique de l'Autriche, et les Autrichiens ont voté librement pour ce résultat qui dès octobre pouvait inquiéter. D'ailleurs, dès octobre j'avais dit que si l'Autriche cédait à la tentation de cette coalition, elle se mettrait d'elle-même dans une situation déplorable. Mais à partir du moment où l'Autriche a voulu entrer dans l'Union européenne, ce que rappelait le Premier ministre cet après-midi à l'Assemblée, elle a souscrit un programme, un projet, une ambition. Ce n'est pas simplement une association d'Etats qui sont là pour gérer des affaires économiques. Il y a un projet politique. Et on trouve d'ailleurs dans les traités qui nous unissent, le traité de Maastricht, modifié à Amsterdam, des articles, notamment l'article 6 qui définissent la démocratie, les Droits de l'Homme, la conception européenne, c'est-à-dire ce que nous disons aux pays candidats. Ils doivent d'abord être en mesure de respecter cela, de reprendre ce que nous appelons des acquis.
Q - Oui, c'est ce qu'on a dit à la Turquie notamment.
R - C'est ce qu'on dit à la Turquie, à tel point que même si nous avons reconnu le fait de la candidature turque, nous n'avons pas encore ouvert des négociations avec la Turquie et il faudra une autre décision pour ouvrir les négociations
Q - D'accord, je comprends bien mais s'il y a 27 % de l'électorat qui vote pour le parti de M. Haider d'une certaine manière on est bien obligés de respecter cet électorat.
R - Oui. Mais on peut, on a le droit, et je crois qu'on a le devoir de dire comme on l'a dit ces derniers jours avec beaucoup de netteté, beaucoup d'émotion, beaucoup d'indignation, on a le droit de dire aux responsables politiques autrichiens d'une part, ceux qui vont rendre possible peut-être cette coalition et d'autre part aux électeurs autrichiens qui se sont fourvoyés dans ce vote, on a le droit de dire "l'Autriche, c'est une chose, mais vous êtes engagés dans un projet qui vous dépasse, un projet qui est un projet fait ensemble et nous avons des valeurs de démocratie, de Droits de l'Homme que bafouent manifestement, et que contredisent les idées et l'orientation générale du parti d'extrême droite "
Q - Mais, Monsieur Védrine, ne crie-t-on pas au loup avant qu'il y ait un gouvernement parce que vous-même vous avez déclaré dans un premier temps qu'il fallait mettre l'Autriche sous surveillance très étroite, au cas où ce gouvernement serait formé. Et puis maintenant on a passé un cap ?
R - Je n'ai pas dit que cela. C'est-à-dire que dans un premier temps, c'est l'expression d'une aversion pour les idées véhiculées par ce parti populiste d'extrême droite, une réprobation pour les décisions du parti conservateur qui rendrait cette coalition possible. Ca, c'est ce que nous avons fait jusqu'à ce soir, ça a été fait avec beaucoup de force, et les idées lancées notamment par la France ont été reprises et c'est un fait important pour l'Europe politique, l'Europe comme projet politique et moral, comme projet de société, comme projet humaniste. Ces idées ont été reprises tout de suite ; ce qui veut dire quoi ? L'Autriche a sa place dans l'Union européenne, au vu des traités, personne ne peut lui enlever cette place.
Q - A condition qu'elle respecte les principes.
R - Mais sur le plan bilatéral, sur le plan des relations entre nous et cet éventuel futur - c'est encore un éventuel futur gouvernement -, nous avons le droit de modifier, d'adapter nos relations à ce que nous ressentons. Etant donné ce que nous ressentons par rapport à ce dont est porteur ce programme et ce projet, nous allons ramener les relations bilatérales au plus strict, plus bas niveau possible. Donc, c'est grâce à ce projet commun que nous avons le droit de dire ça aux Autrichiens.
Q - Vous avez peut-être entendu l'ambassadeur d'Autriche en France Franz Ceska qui dit qu'en ayant cette position-là, l'Europe renforce M. Haider. Effectivement, les sondages lui donnent maintenant plus de 33 %, peut-être encore plus. Est-ce qu'on n'est pas en train de faire son jeu ?
R - Oui, mais en retournant la proposition sous prétexte que ça peut le renforcer parce que les populistes, on les connaît, ils se nourrissent de tout, les mécontentements et les protestations, est-ce qu'il faudrait ne rien dire ? Faire comme si de rien n'était, faire comme si c'était un vote comme un autre ? Ce n'est pas possible, et ce n'est pas la position qui a été retenue par les grands dirigeants européens et je crois que tous ceux qui attendent des positions fortes de l'Europe doivent être fiers, ce soir, de la façon dont l'Europe, en tout cas les 14 pays d'Europe, ont réagi à ça. Maintenant si ce gouvernement se réalise malgré tout, se concrétise, alors comme je l'ai indiqué très récemment, il sera placé sous une sorte de surveillance constante, étant donné les engagements qu'il a lui-même pris et l'Autriche en tant qu'Etat. Donc nous surveillerons à partir de l'article 6 du traité qui définit la démocratie à l'européenne, et l'article 7 qui prévoit les procédures de suspension de vote qu'on peut engager s'il y a un manquement répété et constant à ces principes, nous surveillerons tout ce qui se passera en Autriche. S'agissant d'ingérence, de souveraineté, on est dans une situation qui mêle les deux situations, nous avons une sorte de droit moral de porter une appréciation sur ce qui se passe chez des partenaires aussi proches, et nous devions lancer cet avertissement aux Autrichiens.
Q - Tout cela renforce le camp des souverainistes, de ceux qui pensent qu'il y a trop d'Europe et que au fond, les Etats ne peuvent plus rien décider eux-mêmes.
R - Mais l'Autriche a voulu entrer dans l'Union européenne. Elle fait partie de trois pays qui sont entrés quand l'Union européenne est passée de 12 à 15. Elle a souscrit non seulement à des arrangements type Politique agricole commune et fonds structurels mais aussi à un projet commun, une valeur, et si l'Europe cherche à jouer un rôle utile dans le monde pour que le monde soit meilleur, mieux régulé, que la démocratie progresse, se stabilise, c'est aussi parce qu'elle pense représenter, elle, quelque chose. Donc il doit y avoir une cohérence entre ce qu'elle est elle-même et les conseils qu'elle essaye de donner aux autres. Les Autrichiens sont entrés dans cette Union européenne en connaissance de cause. Et comme ils semblent l'oublier ou certains d'entre eux, il ne faut pas ostraciser l'ensemble des Autrichiens, bien sûr que non, il y en a beaucoup qui sont désolés de cet engrenage, et nous avons le droit de prendre des dispositions de vigilance toute particulière si ce gouvernement se met en place.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 10 février 2000)