Déclaration de Mme Noëlle Lenoir, ministre déléguée aux affaires européennes, sur le rôle des relations franco-allemandes dans la construction européenne, notamment dans le domaine économique, à Paris, le 19 janvier 2004.

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Circonstance : Premières rencontres franco-allemandes pour la compétitivité de l'industrie, à Paris, le 19 janvier 2004

Texte intégral

Madame la Ministre, Chère Nicole,
Monsieur le Ministre,
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,
Mesdames et Messieurs les Parlementaires,
Mesdames et Messieurs,
Lorsqu'à Lisbonne l'Union européenne s'est fixé comme objectif d'être à l'horizon 2010 "l'économie de la connaissance la plus compétitive du monde", elle s'est non seulement assurément assigné un grand dessein, mais elle a également pris acte des transformations qu'implique une telle ambition. Votre présence ici est le signe d'une mobilisation qui va dans ce sens. Je ne peux donc que me réjouir de l'organisation de ce colloque. Et je tiens à remercier chaleureusement la grande européenne qu'est Nicole Fontaine, qui s'est toujours engagée pour les bonnes causes. Elle qui sait mieux que quiconque en particulier la valeur irremplaçable des échanges directs entre acteurs économiques pour faire progresser les idées et les projets. Et je m'associe bien sûr à l'hommage rendu à Brigitte Sauzay qui nous manque toujours autant.
Depuis près de cinquante ans, la France et l'Allemagne sont des moteurs de l'Europe politique et de l'intégration économique. Elles ont tissé depuis lors des liens industriels, financiers et commerciaux qui font de l'imbrication et de l'interdépendance de leurs économies un exemple inégalé en Europe. Aux origines de la construction européenne, la France et l'Allemagne avaient placé au coeur de leur réconciliation et de leur reconstruction la reconversion industrielle des secteurs du charbon et de l'acier. C'était alors la fin de la révolution industrielle, et le début de la révolution technologique. Aujourd'hui, les règles du jeu ne sont plus les mêmes. L'Europe s'est dotée d'un marché intérieur et d'une monnaie unique. Elle est aujourd'hui confrontée aux enjeux d'une mondialisation où les produits financiers sont devenus aussi importants que les produits industriels. L'Europe est, de fait, la réponse à cette mondialisation économique et financière. Nos partenariats doivent donc se développer et s'approfondir pour y faire face.
Car le monde ne nous attend pas. Le retard vis-à-vis des Etats-Unis ne s'est hélas pas enrayé ; la concurrence des marchés asiatiques, de plus en plus attractifs, n'a jamais été aussi forte, et les délocalisations s'y multiplient. A cela s'ajoute une maladie caractéristique des nations prospères : le vieillissement démographique, symptôme que partage d'ores et déjà avec nous la plupart des 10 nouveaux Etats membres de l'Union élargie.
Le Sommet de Lisbonne nous a permis d'ouvrir le XXIème siècle en nous dotant d'une feuille de route : l'heure, en effet, est au volontarisme. On se souvient du "miracle allemand", par lequel on a caractérisé l'extraordinaire effort de croissance qui permet aujourd'hui à l'économie allemande d'occuper la place qu'on lui connaît : or il n'y aura pas de miracle européen. C'est pourquoi la compétitivité mondiale de l'Europe doit être organisée sur la base d'une volonté sans faille de tous les acteurs.
La feuille de route issue du Sommet de Lisbonne nous en donne les grands axes :
- Le refus de la désindustrialisation de l'Europe. L'idée d'une économie monde, où la division sociale du travail se traduirait par un partage net des compétences entre une économie européenne de services et de nouveaux géants industriels, notamment l'Inde et la Chine, n'est pas une option.
- La priorité donnée à la qualité de notre production, à l'innovation, à la recherche et au développement technologique ; autrement dit, les ingrédients nécessaires pour faire émerger une véritable économie de la connaissance.
- La recherche d'une croissance génératrice d'emplois. C'est cette recherche qui inspire la dynamique des réformes de structures que nos deux pays mènent en parallèle pour optimiser nos systèmes de protection sociale. Cela ne peut se faire que s'y nous nous donnons les moyens, simultanément, de rendre nos marchés financiers suffisamment attractifs pour y diriger, par ailleurs, l'épargne des ménages.
Cette feuille de route trace ainsi les contours d'un modèle de croissance européen que nous avons choisi en commun. À nous tous de faire en sorte que ses dispositions ne restent pas incantatoires : c'est là un défi essentiel pour l'Europe, et en particulier pour la coopération franco-allemande. C'est là aussi le sens de notre rencontre d'aujourd'hui. Je voudrais évoquer avec vous la contribution que la France et l'Allemagne apportent à la mise en place de cette feuille de route européenne, avant de souligner l'apport spécifique de notre coopération bilatérale qui se veut exemplaire, donc avant tout ouverte à d'autres partenaires.
La contribution franco-allemande à la réalisation des objectifs de Lisbonne
Avec la création de l'euro, la France et l'Allemagne ont su montrer véritablement qu'elles étaient en mesure de donner une réponse de dimension européenne à la mondialisation.
Cette première réponse à la mondialisation, dans laquelle nos deux pays se sont considérablement investis, n'est cependant que la première pierre, ne l'oublions pas, d'un projet inachevé : la mise en place d'une politique européenne de croissance. La France et l'Allemagne ont joué un rôle essentiel dans cette direction, en se faisant le fer de lance, l'année dernière, d'une initiative en faveur de grands travaux d'infrastructure financés en partie par la Banque européenne d'investissement. Cette initiative de croissance, maintenant avalisée par le Conseil européen, doit cependant être relayée au travers de deux autres orientations fixées au Sommet de Lisbonne, et qui doivent désormais obtenir toute notre attention : l'approfondissement du marché intérieur, et la mise en place d'une politique forte en recherche et développement.
Le marché intérieur, créé en 1993, représente d'abord une avancée considérable, mais c'est un projet inachevé. Encore très fragmenté, le marché intérieur reste en effet soumis à des disparités juridiques, des barrières technologiques et physiques qui réduisent considérablement la compétitivité du site Europe. En cela, je me réjouis que la Présidence irlandaise ait mis en tête de ses priorités l'harmonisation du marché intérieur, notamment dans le domaine des services financiers, sur lesquels nous devrons trouver un accord. Cette harmonisation est une condition nécessaire si nous voulons effectivement nous doter d'une croissance économique durable.
En matière de recherche et développement technologique, la stratégie de Lisbonne a ensuite placé la barre très haut en fixant un objectif de 3% du PIB européen des dépenses publiques et privées consacrées à la recherche : ce sera, dans nos deux pays notamment, un véritable défi pour l'action publique. La recherche et le développement ne pourront pas, cependant, être seulement financés de l'extérieur : l'autofinancement de la recherche, assuré par l'exploitation des brevets, est une piste à favoriser si l'on veut faire émerger une économie européenne de la connaissance propice aux transferts de technologie du laboratoire à l'entreprise. J'ai espoir, à ce titre, de voir finaliser le règlement sur le brevet communautaire. C'est là l'une des priorités de la Présidence irlandaise et Nicole Fontaine et moi ferons tout notre possible pour l'épauler dans sa tâche de médiation.
Qu'il s'agisse de l'approfondissement du marché intérieur ou de la mise en place effective d'une politique forte de recherche et développement technologique, je mettrai tout en oeuvre, en tant que Secrétaire générale pour la coopération franco-allemande, pour que nos deux pays participent, le plus activement possible et sur des initiatives communes, à la réalisation de ces deux axes majeurs de la stratégie de Lisbonne.
La coopération franco-allemande : un modèle ouvert, fondé sur l'investissement humain
La contribution de la France et de l'Allemagne à la réalisation de ces objectifs a la chance de pouvoir s'appuyer sur une coopération bilatérale exemplaire. Cette dernière, cependant, n'a pas pour vocation d'être l'échafaudage d'une alliance fermée dont nos deux pays seraient les seuls bénéficiaires. Le couple franco-allemand, en se construisant, s'est en effet doté d'une triple vocation :
- Faire figure de modèle de réconciliation. C'est dans cet esprit que la Pologne, à la suite de la chute du Mur de Berlin, a inscrit sa politique de réconciliation avec l'Allemagne dans le cadre de la coopération trilatérale du Triangle de Weimar. Le couple franco-allemand retrouve ainsi sa signification première à l'heure de l'élargissement, où l'Europe se retrouve de fait presque réunifiée.
- Assumer sa vocation créative au service de la construction européenne. La coopération franco-allemande a les moyens de proposer à l'Europe une créativité au service de l'ensemble de l'Union. L'euro en est le meilleur exemple. Mais cette force de proposition s'est aussi récemment manifestée dans le domaine des institutions dans le cadre de la Convention présidée par Valéry Giscard d'Estaing. De l'euro à cette initiative constitutionnelle majeure, le couple franco-allemand, on le voit, est en mesure de faire des propositions conjointes très concrètes au service de l'Europe. Dans le monde de l'entreprise, l'exemple d'EADS, entreprise issue elle aussi, à l'origine, d'une coopération franco-allemande avant de s'ouvrir à d'autres partenaires, nous ouvre également la voie.
- Exercer ses responsabilités spécifiques dans la dynamique économique générale de l'Europe. Compte tenu des dépendances économiques qui se sont créées vis-à-vis de nos deux pays, se donner les moyens d'assurer la bonne santé de nos deux économies est également devenu un devoir vis-à-vis de l'ensemble de l'Union. D'où notamment les réformes de structures dans lesquelles nos deux pays sont résolument engagés.
Réconciliation, créativité, adaptation responsable : cette triple vocation du couple franco-allemand au sein de l'ensemble européen est plus que jamais d'actualité. C'est cependant la dernière qui s'avère, dans le contexte économique actuel, la plus cruciale. Il faut que nos deux économies, qui ont des rigidités différentes mais tout aussi handicapantes, montrent en effet leur capacité à permettre au nouvel ensemble européen de 453 millions d'habitants d'affronter les grands défis de la compétition internationale. Or cette dynamique franco-allemande ne pourra servir de modèle à l'Europe que si elle est centrée avant tout sur la formation et la qualification des hommes, ainsi que leur rencontre. Pour cela, je définirai trois visées à notre coopération franco-allemande : favoriser les aptitudes biculturelles parmi nos acteurs économiques ; encourager la mobilité ; faire émerger, à terme, une culture d'entreprise qui nous soit commune :
A Poitiers, le 28 octobre dernier, nos gouvernements respectifs, à l'initiative du Premier ministre, ainsi que les Régions et les Länder, ont réfléchi aux moyens de nourrir le tissu de nos relations économiques. La cible : les jeunes au seuil de la vie active qu'il faut aider à se doter d'une véritable aptitude biculturelle ; ce qui implique à la fois une certaine familiarité avec la culture du ou des pays partenaires, mais également une capacité à vivre et à travailler dans un environnement différent. C'est là une condition nécessaire à l'émergence de véritables carrières européennes. La maîtrise de la langue, dans ce domaine, est loin d'être une question subalterne. L'anglais est certes la langue des affaires, elle est la langue des grandes entreprises, elle est la langue des sièges sociaux d'Aventis ou d'EADS. Mais elle n'est pas toujours la langue des petites et moyennes entreprises, elle n'est pas la langue qui permet de maximiser les débouchés commerciaux dans les points de vente. Concrètement, quand une PME française du Saintonge souhaite écouler sa production auprès de détaillants de Bavière ou de Poméranie occidentale, il est préférable de pratiquer la langue de l'acheteur. On vante par ailleurs nos quelque 1 400 implantations industrielles et commerciales en Allemagne, et nos 170.000 expatriés dans ce pays. C'est en fait assez peu pour un partenaire industriel et commercial aussi essentiel. Toutes les entreprises n'ont évidemment pas les moyens d'assurer une présence permanente ou régulière sur le territoire du partenaire. Et c'est pourquoi la pratique de la langue est également cruciale pour ceux qui ne seront jamais candidats à l'expatriation. On évalue en effet entre 50 000 et 140 000, selon les estimations, le nombre d'emplois non pourvus en France du fait d'un défaut de connaissance de l'allemand. A l'aune des chiffres du chômage, cette pénurie de compétence linguistique pour la seule langue allemande est, vous l'admettrez, loin d'être négligeable.
Encourager la mobilité fait également partie de nos priorités communes. Les échanges universitaires ou pré-universitaires, ainsi que les stages, constituent un atout très important. Sur le premier point, nous sommes très en deçà de ce qui est nécessaire : à peine 2,3 % des étudiants européens réalisent des études dans un autre pays de l'Union, et la proportion de ceux qui vivent une expérience professionnelle à l'étranger est infime. C'est pour cela qu'est spécialement intéressant le projet d'Airbus universitaire lancé par Nicole Fontaine. C'est pour cela que j'ai par ailleurs lancé une initiative, dans laquelle la Chambre de commerce franco-allemande est partie prenante, intitulée "10 000 stages en Europe" : à l'origine du premier site transeuropéen dans ce domaine, son but est de rassembler sur un an autant de propositions de stages dans l'ensemble de l'Union. L'opération se veut expérimentale. Elle vise à permettre également une comparaison pour trouver les moyens d'une meilleure perméabilité entre deux systèmes très différents de formation. Rappelons qu'en Allemagne, le stage relève, dans la pratique, plutôt du pré-emploi, alors qu'en France il s'insère encore avant tout dans le cursus universitaire ; c'est sans doute là l'une des raisons de nos différences en termes de taux de chômage chez les moins de 25 ans - 9% en Allemagne, contre 22% en France.
La formation, enfin, d'une vraie culture d'entreprise franco-allemande fait également partie de nos préoccupations. La mise en place d'une université franco-allemande en réseau, qui comporte des formations en gestion, représente un pas en avant. Dans la même optique, nous lancerons très prochainement, avec l'appui du ministère des Finances, une nouvelle initiative : l'Ecole européenne des jeunes décideurs. Fonctionnant en réseau, cette école s'appuiera sur des instituts de haut niveau. Elle permettra à de jeunes décideurs déjà en activité de se rencontrer dans un lieu neutre pour des séminaires d'échanges, au début et à la fin d'un programme annuel, dont le noyau dur serait un stage en Allemagne ou en France. Là aussi, année après année, nous serons en mesure de dresser le bilan des problèmes de communication entre nos deux cultures, et de faciliter les hybridations. Ce qu'on appelle en effet "l'esprit d'entreprise" ne saurait se résumer à la seule volonté de créer et de découvrir. La formation au management en est le corollaire, car c'est elle qui garantit aux décideurs leur capacité d'adaptation : or nous avons en Europe des cultures de gestion très différentes. Cette diversité peut représenter une richesse, un terreau où puiser les meilleures pratiques, à condition que nous nous donnions les moyens d'en faire des objets de communication et de formation. Ce sera l'un des objectifs de l'Ecole des jeunes décideurs, aux côtés d'un axe de formation tout aussi essentiel : la sensibilisation aux différentes formes nationales du dialogue social, dans la mesure où la responsabilité sociale d'un cadre d'entreprise s'exerce elle aussi suivant des modalités qui diffèrent largement d'un pays à l'autre. "Last but not least", cette école aura pour vocation, après une période de rodage centrée sur la France et l'Allemagne, de s'ouvrir à d'autres partenaires de l'Union - je pense notamment aux jeunes décideurs des pays entrants.
Dans un chapitre consacré à l'acier comme source du progrès industriel, Paul Valéry, dans Vues, rapproche les bienfaits de l'hybridation des métaux de celle des esprits : "si la civilisation matérielle vit de corps mêlés plutôt que de corps purs (...), la civilisation intellectuelle, de son côté, ne s'est développée que par les effets des mélanges intimes d'esprits fort différents (...) Il est assez clair que les progrès de la connaissance et de la puissance de l'homme eussent été bien lents et bien médiocres si l'humanité fût demeurée divisée en groupes (...) non communicants, sans hybridation ni composition de leurs qualités". Belle définition de l'apport mutuel de deux nations comme la France et l'Allemagne. Dans le domaine de l'économie et de l'industrie plus encore que dans tout autre domaine, le couple franco-allemand doit garder à l'esprit son apport à l'Europe. De même que la réconciliation n'était que la première étape du projet européen, la coopération franco-allemande ne saurait être conçue comme une fin en soi. Son caractère exemplaire ne prendra véritablement sens que s'il démontre sa capacité d'entraînement auprès de nos partenaires européens. Cela vaut à la fois pour la réalisation de la feuille de route définie à Lisbonne et pour la mise en place de nouveaux partenariats, sur la base de l'expérience que nous pourrons offrir. Et vous figurez, Mesdames, Messieurs, par votre présence active dans les pays d'Europe centrale et orientale, parmi les meilleurs ambassadeurs de ce message franco-allemand d'ouverture à l'heure de l'élargissement
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 20 janvier 2004)