Déclaration de M. François Bayrou, président de l'UDF, sur la position du président de la République concernant la perspective d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, Paris le 16 décembre 2004.

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Circonstance : Entretien de Jacques Chirac, président de la République, avec TF1 le 15 décembre 2004

Texte intégral

Je voulais réagir, au nom de l'UDF, à l'intervention télévisée du Président de la République d'hier soir, en vous exprimant les éléments d'inquiétude que cette intervention nous a apportés. Nous sommes inquiets en raison de ce que cette intervention dit de l'Europe et de son avenir, et nous sommes inquiets en raison de ce que cette intervention dit de l'Etat et de la démocratie française.
Hier soir en effet, le Président de la République a annoncé une chose très importante, centrale : la France renonce à défendre, dans la décision du Conseil européen, l'option d'introduire une notion de partenariat privilégié. Nous avons ressenti cela avec beaucoup d'inquiétude. Je veux vous rappeler qu'il y a des mois que les déclarations officielles et officieuses indiquent que non seulement la France n'écarte pas la notion de partenariat privilégié, mais même qu'elle considère que cette notion est une des issues crédibles de la période de négociation. Cela est très important, parce qu'introduire la notion de partenariat privilégié, c'était aussi rendre à l'Union européenne une part de sa liberté face à la question de l'adhésion de la Turquie. Si la notion de partenariat privilégié avait figuré dans la décision, cela signifiait que l'adhésion n'était pas obligatoire et que l'on conservait la liberté, dans le courant des négociations et au terme des négociations, de dire oui ou de dire non. Et, qu'il y avait de surcroît un scénario crédible de liens spéciaux entre la Turquie et l'Europe, comme à notre avis il faudrait un jour des liens spéciaux par exemple entre l'Ukraine et l'Europe. Je rappelle que cette notion de partenariat privilégié est précisément définie dans la Constitution européenne. Or, à de nombreuses reprises, officieusement et officiellement, le gouvernement et même l'Elysée ont laissé entendre que ce partenariat privilégié était, non seulement envisageable, mais qu'il constituerait une demande de la France. Je vous rappelle que le Premier ministre est venu devant l'Assemblée nationale en réponse à une question parlementaire dans le courant du mois de novembre -il y a donc à peine quatre semaines- pour dire qu'il y a trois options possibles : l'échec des négociations, l'adhésion ou un partenariat privilégié. Cette annonce officielle du Premier ministre nous avait semblé -et je l'avais dit à l'époque- être un point positif. Cette semaine encore, des messages plus officieux indiquaient que ce serait la position de la France, et même que l'on avait trouvé ou que l'on était sur le point de trouver une phrase qui permette de dire cela.
Hier soir, le Président de la République a renoncé à cela et, renonçant à cette option, il a naturellement apporté deux messages qui sont tous les deux inquiétants.
Le premier message, c'est que sans partenariat privilégié, avec une adhésion automatique, le Président de la République a défini l'Union européenne comme une " zone " ou une " région " où l'on pourrait faire des échanges économiques -ce serait profitable pour tout le monde- et dans laquelle on pourrait trouver la paix. Ceci ne correspond pas au projet européen que la France porte depuis longtemps, et selon nous, pas non plus au projet européen du texte de la Constitution. Le projet européen est un projet d'Europe puissance, unitaire, capable de s'exprimer d'une seule voix, aussi forte que les Etats-Unis ou la Chine à la surface de la planète ; un projet d'Europe " union politique " et décidée à exprimer ses attentes et ses exigences en tant que telles. Il n'est d'ailleurs pas étonnant qu'un très grand nombre de défenseurs de l'adhésion de la Turquie indiquent qu'ils sont pour l'adhésion de la Turquie car ce projet européen n'existe plus. C'est le cas de Michel Rocard et de bien d'autres. Au contraire, des hommes comme Giscard, Badinter ou moi, défendons l'idée d'une Europe qui soit une union politique avec son identité et sa puissance de conviction, sa capacité pour peser sur les affaires du monde. Hier soir, ce qui était absolument clair, c'est que l'on avait choisi un autre projet européen, c'est-à-dire celui d'une Europe sans cesse en extension, qui privilégie les échanges économiques et un certain nombre de questions importantes de droit. Mais plus d'union politique.
Deuxièmement, cela donne une indication extrêmement inquiétante sur l'état de la démocratie française. Une décision qui engage un peuple et l'union politique de plusieurs peuples pour plusieurs décennies ne peut pas être à mon sens la décision solitaire d'un seul homme, fût-il Président de la République. Une décision de cette importance doit être débattue, discutée, faire l'objet de vote. Elle doit tenir compte des sentiments d'un peuple et de ses représentants. Il est sans exemple, dans aucun autre des pays du monde, qu'on interdise au Parlement de s'exprimer, lui concédant du bout des lèvres à l'Assemblée nationale un débat de deux heures et interdisant le même débat au Sénat. Je rappelle que le débat au Sénat a été fixé par le gouvernement au 20 janvier, alors que la décision doit se prendre le 17 décembre et interdisant bien évidemment tout vote indicatif sur cette question : voilà l'état de la démocratie en France.
Pour nous il n'est pas imaginable qu'un homme seul, de sa propre volonté, décide à la place d'un peuple et sans s'en expliquer devant lui autrement qu'à la télévision pendant 8 minutes. Ce n'est pas l'idée de la démocratie que nous nous faisons. Cela traduit un profond malaise. Je vous rappelle que si j'en crois les déclarations des uns et des autres, il existe une majorité très importante de parlementaires qui demandent que l'on explore l'idée d'un partenariat privilégié. J'aurais parfaitement compris que le Président de la République dise qu'il était en contradiction et qu'il s'en explique devant le pays semaine après semaine et jour après jour pour que les Français soit informés et qu'ils puissent peser dans le débat et ce n'a pas était le cas.
Pour nous, ce domaine réservé est un manquement à la démocratie. C'est une conception monarchique du pouvoir et nous ne sommes pas pour une conception monarchique du pouvoir, même si le détenteur de ce pouvoir est élu. Cela n'existe nulle part dans le monde, comme cela n'existe nulle part dans le monde que l'on puisse engager la vie des militaires français sans avoir demandé l'avis du Parlement. Il y a pour nous une part très importante du malaise français. Et l'on espère encore qu'au sommet des chefs d'Etat et de Gouvernements il va y avoir des responsables d'autre pays capables de porter une demande aussi raisonnable que celle qui s'exprime majoritairement en France. J'espère que la décision pourra encore être infléchie. Si elle ne l'était pas, je crains que le referendum soit naturellement fragilisé par la décision qui a été prise de cette manière. C'est pour nous une raison d'inquiétude de plus.
Il ne vous aura pas échappé que nous soutenons le " oui " à la Constitution européenne parce que la Constitution va dans le sens d'une Europe intégrée. Or la décision d'adhésion de la Turquie va dans le sens d'une Europe qui, bien loin d'être intégrée, va vers une extension proche de la dissolution. Le " oui " à la Constitution et l'adhésion de la Turquie vont dans des sens inverses l'un de l'autre et ce sont deux logiques rigoureusement antagonistes que l'on met en place en même temps et qui à nos yeux apportent de l'illisibilité au projet européen. Nous pensons que l'Europe ne peut pas se faire sans les peuples. Le projet européen doit être un projet porté par les peuples et la décision solitaire des chefs d'Etat ne suffit pas.
Voilà l'analyse que je voulais très rapidement conduire devant vous des déclarations du Président de la République. Elles donnent à notre avis un signal négatif pour l'avenir de l'Europe et un signal négatif pour l'état de la démocratie française.
(Source http://www.udf.org, le 20 décembre 2004)