Interview de M. Dominique Perben, ministre de la justice, à Europe 1 le 22 janvier 2004, sur la mise en examen de Pierre Bédier et le projet de loi sur la criminalité, notamment la disposition du "plaider coupable".

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Europe 1

Texte intégral

Q - Le Gouvernement lâche donc P. Bédier ?
R - "P. Bédier a décidé hier soir et c'est son choix, de démissionner du Gouvernement à la suite de sa mise en examen pour pouvoir être libre de se défendre. Il a estimé qu'étant secrétaire d'Etat auprès de moi, au ministère de la Justice, il était préférable pour lui d'avoir cette liberté pour se défendre."
Q - Oui ça c'est l'argument officiel, mais qu'est-ce qui oblige J.-P. Raffarin à accepter sa démission ?
R - "Le respect pour P. Bédier et la considération du fait qu'il est effectivement secrétaire d'Etat auprès du ministre de la Justice."
Q - Donc le Premier ministre souscrit lui aussi à la jurisprudence droite/ gauche, Balladur/ Beregovoy ?
R - "Là je suis en train de vous expliquer le contraire, c'est parce qu'il y a ce cas particulier de secrétaire d'Etat à la Justice, que P. Bédier a souhaité démissionner et que le Premier ministre accepte."
Q - C'est bien de le dire, ce qui laisse sous-entendre que s'il avait été ministre d'autre chose il serait resté dans le Gouvernement ?
R - "Sans doute."
Q - C'est sûr ?
R - "Sans doute. C'est sûr, je ne suis ni Premier ministre, ni président de la République."
Q - Non mais puisque vous dites la jurisprudence ne joue pas ou n'aurait pas joué s'il n'avait pas été au ministère de la Justice, c'est intéressant de le dire.
R - "Tout à fait."
Q - Le Gouvernement a donc tranché, la présomption d'innocence est un vain principe qui ne s'applique pas.
R - "Pour le politique, en tout cas c'est un principe qui est difficile à appliquer. Le politique finalement, dans un cas comme ça, on le voit bien, avant même que l'instruction ne soit achevée, avant même qu'il soit présenté à une cour, à un tribunal, je dirais qu'il paye d'avance d'une certaine façon."
Q - Oui on se souvient en pareil cas de G. Longuet, R. Dumas, M. Roussin, D. Strauss-Kahn.
R - "Ou Strauss-Kahn qui a été entièrement blanchi après avoir dû démissionner du Gouvernement."
Q - Oui, c'est l'halali d'abord et après le non-lieu ensuite. Ça veut dire qu'une telle procédure, pour les politiques, si je comprends bien, D. Perben, rend P. Bédier plus près du soupçon et de la culpabilité que l'innocence.
R - "Mais c'est plus difficile pour un politique, mais c'est peut-être la contrepartie de la charge que nous assumons par ailleurs aux yeux des citoyens, des Français, des électeurs."
Q - Le ministre de la Justice a sans doute vu, et il connaît le dossier Bédier. S'il est vide, pourquoi on le laisse partir ?
R - "Je sais ce que le parquet connaît, je ne sais pas ce que le juge d'instruction pense et connaît, je n'interviens évidemment pas dans ce type d'affaire, comme je l'ai dit, et je ne commande pas le contenu de cette affaire. Une instruction est ouverte, un juge indépendant a été désigné, il fait son travail, il n'appartient évidemment pas au ministre de commenter une telle affaire."
Q - J.-F. Copé, qui est ami parfait, a demandé à P. Bédier de rester chef de file UMP dans les Yvelines, c'est un beau geste. Mais est-ce qu'on peut être mis en examen, démissionner du Gouvernement et être numéro un d'un département aux élections régionales ?
R - "Je crois que c'est un problème de face à face, de dialogue avec les électeurs. Là, pour le coup la présomption d'innocence doit jouer et c'est l'occasion pour Pierre d'aller vers les électeurs, de dialoguer avec eux et de poursuivre son travail sur le terrain avec le dynamisme qu'on lui connaît."
Q - Donc ce matin vous n'avez pas de secrétaire d'Etat aux prisons près de vous rattaché au ministre de la Justice D. Perben. On parle de l'avocate N. Guedj qui s'est montrée très active et assidue dans la commission Stasi, votre avis.
R - "Nicole est une amie, je sais que le Premier ministre et le président de la République souhaitent que le remplacement de Pierre se fasse rapidement. Il ne m'appartient évidemment pas d'annoncer quoi que ce soit, mais si une personnalité comme Nicole m'était rattachée, j'en serais tout à fait ravi."
Q - Et qu'est-ce que vous attendez du successeur de Bédier ? Construire des prisons ? Les rénover ? Et vous et N. Sarkozy vous les remplissez.
R - "Il faut poursuivre le travail qui a été engagé par Pierre. Et puis, le secrétaire d'Etat auprès du ministre de la Justice, c'est aussi le secrétaire d'Etat qui m'aide sur beaucoup de mes dossiers. S'agissant de la sécurité, je pense que la justice et la police font en ce moment du bon travail et ensemble obtiennent des résultats, car je pense qu'il n'est pas négligeable, par exemple, de savoir que les classements sans suite dans les tribunaux sont passés en 2003 en dessous de la barre des 30 % parce que nous avons fait un effort à la justice pour traiter toutes les affaires qui arrivent vers nous et de les traiter mieux, et d'apporter des vraies réponses, donc il y a de la part de la justice cette volonté d'apporter un concours très actif à cette lutte contre l'insécurité, je revendique pour la justice les résultats de la lutte contre l'insécurité."
Q - La justice et la police s'entendent, justiciers, magistrats, policiers s'entendent, il ne reste plus maintenant qu'à N. Sarkozy et à vous, à vous entendre.
R - "Je crois que les 20 mois qui viennent de se dérouler montrent que nous travaillons ensemble sous l'autorité de J.-P. Raffarin, et nous mettons en uvre la politique que J. Chirac nous a demandé de mettre en oeuvre. Alors pour le reste, chacun le fait bien sûr avec son tempérament, certains disent que je suis plus discret que lui, c'est ma manière de travailler."
Q - Et vous resterez plus discret que lui ?
R - "Vous savez, c'est mon tempérament, c'est aussi comme ça je crois qu'on travaille bien dans la durée."
Q - Alors vous venez de passer deux nuits au Sénat, parce qu'il y a un débat très animé sur votre projet de loi contre la criminalité organisée. Il y a de nouvelles dispositions qui ont été votées cette nuit, en particulier le " plaider coupable ", c'est-à-dire qu'un procureur peut négocier avec le prévenu une peine allégée s'il reconnaît les faits. C'est-à-dire qu'avec la justice, on a beau dire à l'anglo-saxonne, on peut marchander ?
R - "Il ne s'agit pas de marchandage justement, et j'ai refusé un amendement socialiste parlant de négociations, au cours de cette nuit, parce que justement ça ne doit pas être cela. Le procureur propose au prévenu, qui reconnaît avoir commis un délit, une peine, celui-ci doit être accompagné par un avocat, il a ensuite dix jours pour changer d'avis s'il le souhaite et rien n'est décidé si ce n'est pas avalisé, si ce n'est pas signé, avec l'accord du président du tribunal de grande instance. Donc qu'est-ce que c'est que ce dispositif pour nos auditeurs ? Cela veut dire que nous pousserons les capacités de traiter davantage d'affaires pénales lorsque ce dispositif sera en place, car ma loi a deux objectifs : d'une part donner à la justice les moyens de lutter contre la grande criminalité internationale, contre les mafias - la France doit faire cet effort, d'autres pays l'ont fait avant nous, c'est très important - ; et le deuxième objectif, c'est dans ce cadre-là que le " plaider coupable " à la française a été introduit, c'est de donner à nos tribunaux la capacité de traiter plus de dossiers et plus rapidement, c'est très important car un des grands scandales de la justice, aujourd'hui, c'est sa lenteur et c'est ce que j'appellerais presque parfois le déni de justice. Il n'est pas normal que certaines victimes attendent des années, des années et des années pour savoir si l'auteur des faits, l'auteur du crime ou du délit, a été sanctionné."
Q - Mais au Parlement, M. le ministre de la Justice, vous en avez entendu de toutes les couleurs, je ne vais pas revenir Vous avez contre vous les professionnels de la justice, la gauche, R. Badinter...
R - "Une partie, à chaque fois une partie"
Q - Dreyfus-Schmitt, M. Vallini à l'Assemblée nationale etc, comme si vous réduisiez les libertés ou les malmeniez, mais est-ce que ça veut dire que quand on a une majorité politique, on peut avoir raison seul contre tous, sur le fond ?
R - "J'ai le sentiment d'avoir une immense majorité de Français avec moi, une très grande majorité au Parlement, et je crois qu'on ne peut pas demander à des gens qui n'ont pas fait ces réformes lorsqu'ils étaient au pouvoir, d'être d'accord avec moi aujourd'hui, puisqu'ils ne l'ont pas fait. Et c'est d'ailleurs parce qu'ils ne l'ont pas fait que la justice aujourd'hui ne fonctionne pas d'une manière suffisamment satisfaisante. Donc je ne suis pas étonné que ceux qui n'ont pas fait ce que je fais aujourd'hui, soient contre."
Q - Alors il y a beaucoup de sujets, on en change. La Licra et le Crif vous demandent, au Gouvernement et à vous ministre de la Justice, d'agir contre le Parti des musulmans de France de monsieur M. Latrèche pour les propos antisémites et racistes qui ont été tenus lors des manifestations de samedi à Paris et dans différentes villes de France. Est-ce que vous pouvez interdire le parti ? Est-ce que vous pouvez le dissoudre comme on vous le demande ?
R - "Procédons par ordre. Le procureur de la République de Paris a ouvert une enquête pour savoir de façon précise ce qui a été dit par M. Latrèche et pour cela les enquêteurs sont en train d'écouter des bandes radio, sont en train de visionner des rushs de télévision, sont en train d'auditionner des témoins pour savoir ce qui a été dit. En fonction de cette enquête, on verra si M. Latrèche est poursuivable. Je l'imagine, il appartiendra bien sûr au magistrat de le dire."
Q - C'est-à-dire qu'il ne doit pas continuer sur cette voie, si je vous entends.
R - "En tous les cas je ne laisserai rien passer, il faut que ce M. arrête. De même que Monsieur Dieudonné, sur les déclarations qu'il a faites sur une chaîne de télévision, une enquête est ouverte, je l'avais demandée au procureur de la République. Monsieur Dieudonné a été entendu par les enquêteurs il y a quelques jours et l'enquête sera bouclée d'ici la fin de la semaine, et si comme je le pense les faits sont avérés, Monsieur Dieudonné sera poursuivi. Il faut que ces personnes sachent que leur comportement est inadmissible, on ne peut pas tout dire.."
Q - Mais il dit : je n'ai pas dérapé, nous n'avons pas dérapé. Monsieur Dieudonné a dit cette nuit : " j'ai le droit de dénoncer ceux qui ont tué Rabbin et qui tuent des Palestiniens chaque jour ".
R - "L'amalgame, tout le monde a compris ce que ça voulait dire. Il faut que ces personnes sachent qu'ils n'ont pas le droit de dire ce qu'ils semblent avoir dit, et la justice sera intraitable car le racisme est un mal que je ne veux pas voir se développer de nouveau dans ce pays et vous savez la détermination du président de la République sur cette affaire. Il m'a donné à cet égard des instructions très précises, formelles, extrêmement fermes, et je les applique avec beaucoup, beaucoup de fermeté et de volonté."
Q - Je l'entends, Monsieur Perben, c'est-à-dire vous pourriez aller jusqu'à dissoudre ce parti ?
R - "Ça c'est une autre affaire, ce n'est plus du domaine de la justice.."
Q - Si il continuait ?
R - "Vous savez que les conditions de dissolution d'un parti politique sont extrêmement précises. On n'en est pas là, ce qui importe c'est qu'au niveau de la justice, les choses soient faites et soient faites rapidement."
Q - La loi sur la laïcité a provoqué et provoque un débat passionné sur le plan national. Il paraît que dans certains partis, y compris le vôtre, l'UMP, on s'interroge. Est-ce qu'il faut durcir la loi, la voter, ou est-ce qu'on peut la retarder, comme on entend dire ?
R - "Je crois que cette affaire doit être maintenant tranchée vite. Il y a eu un débat, un débat ouvert, et pas seulement dans la classe politique, organisé en particulier autour de la commission Stasi. Les choses se sont décantées, chacun a pu s'exprimer, non seulement les politiques, mais les religions, les associations, tous ceux qui avaient quelque chose à dire là-dessus, en particulier les enseignants. Je crois qu'on est arrivé à un bon projet et je crois que ce projet doit être maintenant voté par le Parlement le plus rapidement possible."
Q - Je ne vous laisse pas partir sans vous poser une question sur un thème qui a été beaucoup traité sur Europe 1 ce matin, le dopage confirmé dans le cyclisme et le Tour de France. Les coureurs avouent, révèlent des trafics, des complicités chez les médecins, les pharmaciens. Qu'est-ce que vous faites ?
R - "Vous avez vu que la justice - puisque c'est le résultat de l'enquête qui a fait qu'on en parle depuis 48 heures - la justice est très active sur ce dossier, pour quelle raison ? d'abord parce que le dopage est très dangereux pour ceux qui le pratiquent, et deuxièmement, c'est vraiment la négation du sport, et si nos concitoyens ont le sentiment que le sport est truqué de cette façon, vraiment c'est un recul terrible. Le sport c'est autre chose, c'est l'enthousiasme, c'est la gaieté, c'est la joie de vivre, ça ne doit pas être le trucage avec des médicaments."
(Source : premier ministre, Service d'information du gouvernement, le 22 janvier 2004)