Texte intégral
Q- J. Chirac a exposé hier soir très clairement la position de la France vis-à-vis de la Turquie. C'est "oui" à l'adhésion, si la Turquie remplit ses obligations démocratiques à l'échéance des négociations. Et c'est "non" à toute hypothèse de partenariat privilégié, comme substitut à cette adhésion. Voilà la position que J. Chirac défendra, au nom de la France, aujourd'hui et demain au sommet européen de Bruxelles. Vous sentez-vous bien représenté ?
R- Non. J'ai entendu le président de la République avec tristesse, et avec colère, parce que ça fait des semaines et des mois que l'on interdit au représentant du peuple français, de s'exprimer sur ce sujet. Mais on a multiplié les déclarations apaisantes et lénifiantes pour dire publiquement et en privé, que de toute façon, dans la décision, il y aurait une phrase qui ouvrirait cette hypothèse de liberté pour l'Europe, qui s'appelle "le partenariat privilégié". Qu'on envisagerait l'adhésion naturellement, mais qu'on introduirait une clause de partenariat privilégié, qui donnerait aux Européens et aux Français la liberté de réfléchir pendant quelques années sur les analyses ou les positions des uns et des autres. Le Premier ministre est venu à l'Assemblée nationale pour dire qu'il y a trois hypothèses : soit l'adhésion, soit la rupture, soit le partenariat privilégié, a-t-il dit il y a à peine quelques semaines devant les députés. Quant aux sénateurs, ils n'ont même eu droit à la parole : on a prévu un débat au Sénat pour le 20 janvier, alors qu'on va prendre la décision cette semaine ! Tout ceci a été rayé d'un trait de plume hier soir par le président de la République, qui a décidé souverainement, comme si ça lui appartenait en propre, que la décision irait dans le sens de l'adhésion de la Turquie, alors que les Français et les parlementaires qui les représentent sont d'un avis extrêmement réservé, c'est le moins qu'on en puisse dire sur ce sujet.
Q- C'est la tradition de la Vème République : c'est le président qui définit les grandes lignes de politiques étrangères et qui les applique...
R- Ceci est une monarchie et nous sommes beaucoup de Français à ne plus vouloir vivre dans une monarchie, même présidentielle ! Parce qu'il n'existe aucun autre pays dans le monde, dans lequel un sujet de cette importance puisse se traiter par la décision souveraine d'un seul homme. Tout ceci n'est pas acceptable et tout ceci doit être changé de la manière la plus volontaire et la plus efficace par les Français.
Q- Dans ce dossier turc, qu'allez-vous faire de votre colère ?
R- Ce n'est pas le "dossier turc". Je sais bien que ça se résume à la Turquie, mais j'ai très trouvé très éclairant hier soir les propos du président de la République. En réalité, l'Europe qu'il cherche n'est pas celle que nous voulons. Le président de la République a parlé à plusieurs reprises d'une "zone de paix, d'une "région de paix", qu'il fallait qu'elle soit le plus vaste possible. Et il a donc choisi un modèle d'Europe qui n'est pas du tout celui pour lequel nous nous battons depuis des années, qui est celui d'une Europe qui constitue une puissance capable de s'exprimer d'une seule voix, et à égalité de droits et d'influences avec les Etats-Unis et avec la Chine, et puis d'autres demain. C'est donc un modèle d'Europe toujours en extension. Parce que quand la Turquie sera membre, qui va refuser à l'Ukraine ? Qui va refuser aux pays du Maghreb ? Voyez bien que ce n'est pas du tout la même Europe. Cette décision entraîne des choix pour la France qui sont des choix extrêmement lourds, et sur lesquels les Français s'exprimeront.
Q- Pensez-vous avoir une marge de manuvre ? Prendrez-vous des initiatives sur le plan parlementaire après le sommet européen ?
R- D'abord, j'attends les résultats du Conseil qui va s'ouvrir demain, parce qu'après tout il y a des pays ou des chefs d'Etat et de gouvernement qui ne sont peut-être pas sur la ligne sur laquelle s'est replié le président de la République, parce qu'il a cédé en réalité à la pression de M. Erdogan, le Premier ministre turc, et à la pression de M. Schröder...
Q- Et peut-être de M. Blair, oui...
R- Ensuite, il y aura des initiatives parlementaires. On nous a promis un vote un peu dérisoire, parce qu'il viendra après à l'Assemblée nationale. Mais de toute façon, les Français vont s'inviter dans ce débat de manière extrêmement forte, je n'en doute pas.
Q- Pensez-vous que les Français s'inviteront précisément dans ce débat à l'occasion du référendum sur la Constitution et que cela pourrait modifier les résultats ?
R- Bien entendu, ce n'est pas formellement la même question, mais je vois très bien le sentiment naturel de beaucoup de Français, qui ont l'impression ou qui constatent aujourd'hui qu'on veut faire l'Europe sans eux, et que l'Europe qu'on veut faire n'est pas celle qu'ils veulent. Je trouve ça extrêmement dommage pour la Constitution, pour le mouvement d'intégration de l'Europe que nous voulons, qui est absolument vital pour que le XXIème siècle soit équilibré, et qu'on décide souverainement et d'un trait de plume de laisser de côté pour choisir un modèle sur lequel on ne s'est jamais expliqué.
Q- Mais précisément, voyez-vous des menaces sur l'hypothèse d'une victoire du "oui" lors du référendum sur la Constitution ?
R- Excusez-moi, mais je vois depuis longtemps de grandes menaces sur le résultat de ce référendum. Je pense qu'on est extrêmement imprudents et extrêmement maladroits dans le rapport, au sujet de l'Europe, entre les gouvernants et le peuple français.
Q- Et la position hier soir de J. Chirac vous parait-elle aggraver ce phénomène ?
R- Sans aucun doute.
Q- Dimanche, lors du Grand Jury animé par R. Elkrief, J.-P. Raffarin s'est adressé à vous, F. Bayrou : "François, ne fais pas "le péché d'Acédie", a-t-il dit, et [aie] l'espérance en toi". Et ce matin à l'hebdomadaire Le Point indique que, pour l'Eglise, le péché d'Acédie désigne "la pathologie du moine qui perd le goût de Dieu, qui s'abandonne à la tristesse et à la mélancolie, au risque de sombrer dans la malice, la vanité, voire - précise Le Point - dans le plaisir solitaire". Quelle est votre réponse ?
R- Je dis que quand on est devant des sujets graves, on ne fait pas des petites plaisanteries de sacristies. Et on ne mélange pas les sujets religieux avec les sujets démocratiques importants. Je voudrais un gouvernement qui traite devant les Français des vrais sujets, qui prenne les vraies décisions, et pas qui nous fasse des petites blagues pour amuser la galerie !
Q- J.-P. Raffarin disait peut-être la lassitude qu'il éprouve à vous entendre sans cesse le critiquer...
R- Si vous trouvez qu'il n'y a pas motif à critiquer sur une décision comme celle qui vient d'être prise hier soir, annoncée souverainement sans que ni les Français ni leurs représentants n'aient leur mot à dire, alors c'est que nous ne vivons pas dans le même monde !
Q- Ce n'est pas moi, c'est J.-P. Raffarin !
R- Eh bien, alors peut-être ne vivons-nous pas dans le même monde le Gouvernement et nous !
(Source http://www.udf.org, le 4 janvier 2005)
R- Non. J'ai entendu le président de la République avec tristesse, et avec colère, parce que ça fait des semaines et des mois que l'on interdit au représentant du peuple français, de s'exprimer sur ce sujet. Mais on a multiplié les déclarations apaisantes et lénifiantes pour dire publiquement et en privé, que de toute façon, dans la décision, il y aurait une phrase qui ouvrirait cette hypothèse de liberté pour l'Europe, qui s'appelle "le partenariat privilégié". Qu'on envisagerait l'adhésion naturellement, mais qu'on introduirait une clause de partenariat privilégié, qui donnerait aux Européens et aux Français la liberté de réfléchir pendant quelques années sur les analyses ou les positions des uns et des autres. Le Premier ministre est venu à l'Assemblée nationale pour dire qu'il y a trois hypothèses : soit l'adhésion, soit la rupture, soit le partenariat privilégié, a-t-il dit il y a à peine quelques semaines devant les députés. Quant aux sénateurs, ils n'ont même eu droit à la parole : on a prévu un débat au Sénat pour le 20 janvier, alors qu'on va prendre la décision cette semaine ! Tout ceci a été rayé d'un trait de plume hier soir par le président de la République, qui a décidé souverainement, comme si ça lui appartenait en propre, que la décision irait dans le sens de l'adhésion de la Turquie, alors que les Français et les parlementaires qui les représentent sont d'un avis extrêmement réservé, c'est le moins qu'on en puisse dire sur ce sujet.
Q- C'est la tradition de la Vème République : c'est le président qui définit les grandes lignes de politiques étrangères et qui les applique...
R- Ceci est une monarchie et nous sommes beaucoup de Français à ne plus vouloir vivre dans une monarchie, même présidentielle ! Parce qu'il n'existe aucun autre pays dans le monde, dans lequel un sujet de cette importance puisse se traiter par la décision souveraine d'un seul homme. Tout ceci n'est pas acceptable et tout ceci doit être changé de la manière la plus volontaire et la plus efficace par les Français.
Q- Dans ce dossier turc, qu'allez-vous faire de votre colère ?
R- Ce n'est pas le "dossier turc". Je sais bien que ça se résume à la Turquie, mais j'ai très trouvé très éclairant hier soir les propos du président de la République. En réalité, l'Europe qu'il cherche n'est pas celle que nous voulons. Le président de la République a parlé à plusieurs reprises d'une "zone de paix, d'une "région de paix", qu'il fallait qu'elle soit le plus vaste possible. Et il a donc choisi un modèle d'Europe qui n'est pas du tout celui pour lequel nous nous battons depuis des années, qui est celui d'une Europe qui constitue une puissance capable de s'exprimer d'une seule voix, et à égalité de droits et d'influences avec les Etats-Unis et avec la Chine, et puis d'autres demain. C'est donc un modèle d'Europe toujours en extension. Parce que quand la Turquie sera membre, qui va refuser à l'Ukraine ? Qui va refuser aux pays du Maghreb ? Voyez bien que ce n'est pas du tout la même Europe. Cette décision entraîne des choix pour la France qui sont des choix extrêmement lourds, et sur lesquels les Français s'exprimeront.
Q- Pensez-vous avoir une marge de manuvre ? Prendrez-vous des initiatives sur le plan parlementaire après le sommet européen ?
R- D'abord, j'attends les résultats du Conseil qui va s'ouvrir demain, parce qu'après tout il y a des pays ou des chefs d'Etat et de gouvernement qui ne sont peut-être pas sur la ligne sur laquelle s'est replié le président de la République, parce qu'il a cédé en réalité à la pression de M. Erdogan, le Premier ministre turc, et à la pression de M. Schröder...
Q- Et peut-être de M. Blair, oui...
R- Ensuite, il y aura des initiatives parlementaires. On nous a promis un vote un peu dérisoire, parce qu'il viendra après à l'Assemblée nationale. Mais de toute façon, les Français vont s'inviter dans ce débat de manière extrêmement forte, je n'en doute pas.
Q- Pensez-vous que les Français s'inviteront précisément dans ce débat à l'occasion du référendum sur la Constitution et que cela pourrait modifier les résultats ?
R- Bien entendu, ce n'est pas formellement la même question, mais je vois très bien le sentiment naturel de beaucoup de Français, qui ont l'impression ou qui constatent aujourd'hui qu'on veut faire l'Europe sans eux, et que l'Europe qu'on veut faire n'est pas celle qu'ils veulent. Je trouve ça extrêmement dommage pour la Constitution, pour le mouvement d'intégration de l'Europe que nous voulons, qui est absolument vital pour que le XXIème siècle soit équilibré, et qu'on décide souverainement et d'un trait de plume de laisser de côté pour choisir un modèle sur lequel on ne s'est jamais expliqué.
Q- Mais précisément, voyez-vous des menaces sur l'hypothèse d'une victoire du "oui" lors du référendum sur la Constitution ?
R- Excusez-moi, mais je vois depuis longtemps de grandes menaces sur le résultat de ce référendum. Je pense qu'on est extrêmement imprudents et extrêmement maladroits dans le rapport, au sujet de l'Europe, entre les gouvernants et le peuple français.
Q- Et la position hier soir de J. Chirac vous parait-elle aggraver ce phénomène ?
R- Sans aucun doute.
Q- Dimanche, lors du Grand Jury animé par R. Elkrief, J.-P. Raffarin s'est adressé à vous, F. Bayrou : "François, ne fais pas "le péché d'Acédie", a-t-il dit, et [aie] l'espérance en toi". Et ce matin à l'hebdomadaire Le Point indique que, pour l'Eglise, le péché d'Acédie désigne "la pathologie du moine qui perd le goût de Dieu, qui s'abandonne à la tristesse et à la mélancolie, au risque de sombrer dans la malice, la vanité, voire - précise Le Point - dans le plaisir solitaire". Quelle est votre réponse ?
R- Je dis que quand on est devant des sujets graves, on ne fait pas des petites plaisanteries de sacristies. Et on ne mélange pas les sujets religieux avec les sujets démocratiques importants. Je voudrais un gouvernement qui traite devant les Français des vrais sujets, qui prenne les vraies décisions, et pas qui nous fasse des petites blagues pour amuser la galerie !
Q- J.-P. Raffarin disait peut-être la lassitude qu'il éprouve à vous entendre sans cesse le critiquer...
R- Si vous trouvez qu'il n'y a pas motif à critiquer sur une décision comme celle qui vient d'être prise hier soir, annoncée souverainement sans que ni les Français ni leurs représentants n'aient leur mot à dire, alors c'est que nous ne vivons pas dans le même monde !
Q- Ce n'est pas moi, c'est J.-P. Raffarin !
R- Eh bien, alors peut-être ne vivons-nous pas dans le même monde le Gouvernement et nous !
(Source http://www.udf.org, le 4 janvier 2005)