Entretien de M. Michel Barnier, ministre des affaires étrangères, avec "Le Figaro" le 17 novembre 2004, sur le rôle de la France au Proche-Orient après le décès de Yasser Arafat, la future conférence internationale sur l'Irak à Charm el-Cheikh, le dialogue avec les Etats-Unis, le referendum sur la Constitution européenne, les sanctions internationales contre la Côte d'Ivoire et les relations franco-ivoiriennes, le sort des deux otages français en Irak.

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Texte intégral

Q - Après le décès de Yasser Arafat, comment la France peut-elle retrouver un rôle politique au Proche-Orient ?
R - La France veut agir pour régler ce conflit central, qui déstabilise toute la région. Je l'avais dit à Yasser Arafat, je l'ai dit au Premier ministre Ariel Sharon. Notre disponibilité a été bien comprise. Mais nous voulons agir en Européens. Les vingt-cinq pays de l'Union sont unanimes sur l'analyse de cette crise et le chemin pour en sortir : application de la Feuille de route, création d'un Etat palestinien en garantissant la sécurité d'Israël, plan d'accompagnement du retrait de Gaza, dans toutes ses dimensions politique, économique et sécuritaire, et bien sûr fin des violences. Les Européens sont disponibles pour aider les Palestiniens à organiser des élections. Ils sont unanimes pour dire aux Etats-Unis : c'est le moment d'écrire une page nouvelle et d'agir ensemble, Américains et Européens, avec les Russes, l'ONU et les pays de la région.
Q - Certains font valoir que la France serait disqualifiée pour jouer un rôle au Proche-Orient, en raison d'actes antisémites commis sur son sol. Qu'en pensez-vous ?
R - Je n'ai pas entendu dire cela en Israël, où j'ai rencontré tous les responsables politiques, ni dans les contacts assez nombreux que j'ai eus avec la communauté juive, par exemple aux Etats-Unis. Notre pays connaît en effet des actes antisémites qui sont inacceptables et injustifiables. De tels actes d'intolérance, de racisme, touchent malheureusement d'autres religions. Des cimetières chrétiens et musulmans ont aussi été profanés. Cela explique la détermination personnelle du président de la République et de son gouvernement. Au-delà de la nécessaire répression, nous faisons des efforts pour l'éducation et la formation. Tous mes interlocuteurs, en Israël, à Paris ou à New York, en ont donné acte à la France. Ne confondons pas tout : une chose est de lutter sans relâche contre tous les racismes ; une autre est de prendre position et d'agir sur le conflit israélo-palestinien.
Q - Dans les Territoires palestiniens, à quelle échéances voyez-vous des élections ?
R - Il y a trois scrutins que nous sommes prêts à aider à organiser. L'élection présidentielle, qui va avoir lieu dans les soixante jours, les élections municipales, qui devraient normalement avoir lieu en décembre, et enfin les élections générales. Il est très important qu'Israël facilite, par tous les moyens possibles, l'organisation de ces élections et la participation de tous les Palestiniens.
Q - Y compris à Jérusalem-est ?
R - Y compris à Jérusalem-est. Car la vraie force de l'Autorité palestinienne, ce sera sa légitimité populaire, dont disposait, pour sa part, le président Arafat.
Q - A quel horizon jugez-vous nécessaire la création d'un Etat palestinien ?
R - Le plus tôt sera le mieux et l'on pourrait envisager, comme le prévoit la Feuille de route, un Etat dans des frontières provisoires. J'ai entendu le président Bush dire que ce pourrait être avant la fin de son mandat. Je pense qu'il ne faut pas attendre 2009. Après tout, la Feuille de route prévoit l'Etat palestinien pour juin 2005.
Q - La conférence internationale sur l'Irak se réunit la semaine prochaine à Charm el-Cheikh, sans la participation des forces d'opposition irakiennes que vous souhaitiez.
R - Nous avons souhaité que cette conférence soit doublement "inclusive", avec à la fois les pays de la région, qui ont tous un intérêt à la stabilité et à la reconstruction de l'Irak, et avec les forces politiques irakiennes, qui doivent être les plus nombreuses possibles à s'engager dans un processus politique et démocratique. J'ai l'espoir que le double objectif sera atteint. L'idée d'une réunion des forces politiques irakiennes, avec tous ceux qui renonceraient à la violence, progresse car elle est juste. Elle peut avoir lieu après Charm el-Cheikh. Il faut aussi fixer aux Irakiens l'horizon d'une souveraineté pleinement retrouvée, avec le retrait des forces internationales.
Q - A quelle échéance voyez-vous le retrait des troupes étrangères ?
R - Le Conseil de sécurité de l'ONU a prévu que leur mandat s'achèvera fin 2005. Il faut le rappeler pour que les Irakiens aient une perspective. Mais la première étape est celle des élections en janvier.
Q - La France va-t-elle continuer à rester à l'écart du dossier irakien après la réélection de George W. Bush ?
R - Notre attitude se veut constructive. Nous voulons aider à la reconstruction politique et économique de l'Irak pour sortir de ce "trou noir" qui peut emporter toute la région.
Q - Vous persistez à refuser que l'OTAN intervienne en Irak ?
R - Ce n'est pas en plantant le drapeau de l'OTAN à Bagdad qu'on créera le climat de stabilité et de sérénité qui est souhaitable. On ne sortira de cette crise que par un processus "politique". Les pays européens, y compris ceux qui ont refusé cette guerre, ne veulent pas être des spectateurs, mais des acteurs de cette stabilité.
Q - La démission du secrétaire d'Etat Colin Powell annonce-t-elle un durcissement de la politique étrangère des Etats-Unis ?
R - Nous avons bien travaillé avec Colin Powell. Il était devenu pour moi, ces huit derniers mois, un ami et un partenaire attentif et toujours ouvert au dialogue. Il n'y a jamais eu d'arrogance chez lui, mais toujours une volonté de convaincre et de dialoguer. Je veux le remercier de la qualité de ces relations. Condoleezza Rice, qui va le remplacer, est une femme de caractère. Y aura-t-il un durcissement de la diplomatie américaine ? Je ne veux pas faire de procès d'intention.
Q - Bush changera-t-il pour autant de politique ?
R - Je plaide pour que les Américains jouent un jeu plus multilatéral, d'abord à l'égard des Européens. C'est l'enjeu de cette relance du dialogue transatlantique que j'ai souhaitée. Un vrai dialogue politique est nécessaire. Il a fait défaut ces dernières années. Il faut qu'on se parle davantage entre Européens et Américains, entre Français et Américains. Nous savons travailler ensemble en Côte d'Ivoire, en Haïti, au Kosovo ou en Afghanistan.
Q - Mais vous plaidez pour un monde multipolaire.
R - Le vrai point de désaccord est probablement dans l'idée que nous nous faisons du nouvel ordre mondial et de la manière de faire cesser le désordre actuel. Nous pensons qu'il faut s'appuyer sur plusieurs pôles, pour que le monde soit plus équilibré. La Chine, l'Inde, la Russie, l'Afrique du sud, le Brésil... comment imaginer que ces pays ne soient pas eux aussi des puissances avec lesquelles il faut dialoguer et compter ? Un autre point de débat entre Américains et nous est de savoir de quelle manière nous affrontons les défis à relever. George Bush a parlé à l'ONU de la priorité qu'était, pour lui, un monde libre et sûr. A la même tribune au nom de la France, j'ai dit ma conviction que le monde sera plus libre et plus sûr s'il est plus juste. Il nous faut combattre non seulement le terrorisme mais aussi ses racines comme les guerres, la pauvreté et les injustices.
Q - Comment renouer le dialogue avec les Etats-Unis ?
R - J'ai suggéré que nos gouvernements soient éclairés, pour relancer ce dialogue, par un groupe d'une dizaine de personnalités américaines et européennes, indépendantes et de très haut niveau, que pourraient choisir le président Bush d'un côté et les Européens de l'autre. Ce groupe serait chargé de mettre à plat l'histoire de nos relations et leurs perspectives. Il devrait réfléchir à une nouvelle alliance, fondée sur deux piliers équilibrés.
Q - Pour faire adopter le projet de Constitution européenne, comment comptez-vous convaincre les Français qu'il faut voter oui au référendum ?
R - Mon principal argument est de dire que cette Europe de vingt-cinq pays, bientôt vingt-sept ou vingt-huit, doit fonctionner. Il faut une règle commune, il faut plus de démocratie et pouvoir aller plus loin. Partout il y a des explosions dans le monde. Et l'un des rares pôles de stabilité c'est l'Europe. Ce n'est pas par hasard. C'est parce que nous avons un projet politique qui tient ses promesses depuis cinquante ans.
Q - Quelle est la principale faiblesse de cette Constitution ?
R - Cette Constitution est un vrai progrès objectif, sur tous les plans, c'est pour cela que je n'arrive pas à comprendre les raisons de ceux qui se prétendent Européens et qui s'y opposent. J'aurais bien sûr souhaité qu'on aille plus loin dans un certain nombre de domaines comme le vote à la majorité qualifiée ou la gouvernance économique, mais aucune de ces évolutions n'est impossible. Ce texte donne les outils d'une politique étrangère et de défense commune. C'est la principale demande des citoyens : que l'Europe soit capable d'agir dans le monde, d'empêcher des guerres comme celle qui a frappé la Bosnie il y a quinze ans ou d'éviter des divisions comme celles que nous avons connues en Irak.
Q - Si la France dit non, devra-t-elle sortir de l'Union européenne ?
R - Je n'imagine pas un instant que mon pays - qui a voulu ce projet européen, qui en a été l'un des six fondateurs - puisse refuser un texte nécessaire pour que ce projet continue et fonctionne mieux. Mais le débat sera important et difficile, il n'est pas gagné d'avance.
Q - L'ouverture des négociations d'adhésion avec la Turquie devra-t-elle avoir lieu après le référendum ?
R - Sans doute, si les chefs d'Etat et de gouvernement décident le mois prochain d'ouvrir ces négociations. Il faudra en effet un temps préalable avant l'ouverture. Dès lors, les négociations ne démarreront probablement que fin 2005 ou début 2006.
Q - La nouvelle résolution du Conseil de sécurité sur la Côte d'Ivoire va-t-elle aider à résoudre la crise ?
R - Cette résolution signifie qu'il faut faire taire les armes durablement en Côte d'Ivoire. C'est le sens de l'embargo sur les armes. La solution dans ce pays n'est pas militaire. Elle n'est pas dans l'intolérance et le conflit. Elle est dans le dialogue politique. Le choix des accords de Marcoussis, qui est parfois contesté, a été le choix de la réconciliation, dans un pays coupé en deux, qui vit une crise ancienne et profonde, liée au chômage, à l'économie et à des problèmes touchant à la Côte d'Ivoire elle-même, comme sa démographie. Il faut traiter les oppositions et les différences par les élections et par le dialogue politique. La résolution, unanime, du Conseil de sécurité de l'ONU, appuyée par l'Union africaine, permet de rappeler leurs responsabilités et leurs engagements à tous les protagonistes qui ont signé les accords de Marcoussis et d'Accra.
Q - Des sanctions vont-elles frapper des responsables ivoiriens ?
R - La résolution est un avertissement, et une pression très claire sur tous ceux qui, dans les prochaines semaines, se mettraient en travers du processus politique et des accords qu'ils ont signés. Il faut que les engagements pris soient respectés. Ceux qui entraveront le processus savent qu'ils s'exposeront à des sanctions concrètes, s'agissant de leurs avoirs financiers ainsi que de leurs voyages.
Q - Des Français résidant en Côte d'Ivoire ont porté plainte contre des délits ou des crimes dont ils ont été victimes. Quels sont les moyens de la France pour que les coupables soient punis ?
R - Il y a d'abord la justice française qui a été saisie. Il y a ensuite les institutions judiciaires ivoiriennes qui doivent jouer leur rôle et coopérer. Il y a enfin des institutions judiciaires internationales, qui peuvent être saisies par des citoyens. Nous tenons à ce que ceux qui ont commis des exactions, qui s'en sont pris aux personnes de manière indigne, violente, à des femmes en particulier, rendent des comptes et assument leurs méfaits.
Q - Le président Laurent Gbagbo accuse la France de faire le jeu des rebelles. L'ancienne puissance coloniale peut-elle être impartiale dans ce conflit ?
R - Nous ne renions ni le passé, ni l'histoire partagée. Mais nous ne sommes pas dans un tête-à-tête entre la Côte d'Ivoire et la France. La France n'est en aucune façon en guerre contre la Côte d'Ivoire. Nous avons dès l'origine, inscrit clairement notre action dans le cadre des Nations unies. Nous restons fidèles à notre passé, mais nous vivons dans une nouvelle époque, celle l'africanisation. La première responsabilité est assumée par les dirigeants africains. C'est aussi celle de la mutualisation des efforts internationaux et européens.
Q - C'est pourtant la France qui est au centre du jeu, qui est prise en sandwich entre les deux camps. Ne vaudrait-il pas mieux laisser un camp gagner ?
R - Nous ne choisissons pas un camp contre l'autre. Nous défendons une solution politique. Je reconnais que cette solution est difficile, car elle peut être mal comprise, d'un côté ou de l'autre. Mais pour nous, la paix et la stabilité de la Côte d'Ivoire passent par la réconciliation. Le président du Sénégal, Abdoulaye Wade, a dit lui-même ce qui pouvait arriver si la France se retirait.
Q - Vous craignez un génocide à la rwandaise ?
R - Notre unique souci est le retour à la paix et la sortie de la crise pour ce pays ami. Même si le processus engagé à Marcoussis est très fragile, il y a eu depuis deux ans un début de réforme en Côte d'Ivoire, l'arrêt pendant un certain temps des violences et de la destruction d'infrastructures. Ce chemin est long. Je pense que c'est le seul. Sinon, ce sera à nouveau l'embrasement et les conflits.
Q - Avec les conséquences ailleurs en Afrique ?
R - Sur tout le continent, les dirigeants africains entendent assumer le premier rôle et leurs responsabilités. Le paysage africain est contrasté. Plusieurs dynamiques sont aujourd'hui à l'uvre sur le continent. Nous avons actuellement une instabilité forte en Afrique de l'Ouest. En revanche, des progrès ont été accomplis en Afrique australe, notamment avec la fin des affrontements en Angola. L'Afrique centrale est une zone fragile qui va vers la stabilisation. En Afrique de l'Est, nous constatons des progrès en Somalie et au Soudan. Partout, nous voulons encourager et accompagner les dirigeants africains à prendre en charge les enjeux.
Q - Ce sera le message de la France au Sommet de la Francophonie la semaine prochaine à Ouagadougou ?
R - Oui. La vocation de la France est d'être en Afrique le partenaire du développement et de la paix. Sûrement pas le gendarme de l'Afrique. Nous voulons être partenaires avec l'Union africaine mais aussi avec les Européens dans cet accompagnement. Il y a en Afrique des potentialités mais aussi des défis considérables. A aucun moment, les Européens ne peuvent y être indifférents.
Q - La détention de deux otages français depuis près de trois mois influence-t-elle la politique de la France en Irak ?
R - Non, car notre ligne a toujours été la même, s'agissant de la souveraineté de l'Irak. Personne n'est à l'abri de prises d'otages, nous n'avons jamais pensé l'être. Nous continuerons jusqu'à leur libération à nouer tous les fils, tous les dialogues possibles, pour obtenir la liberté pour Christian Chesnot et Georges Malbrunot.
Q - Où en sont les contacts avec les ravisseurs ?
R - Nous n'avons pas de contacts directs avec eux. Pour autant, nous ne laissons aucune piste de côté. Nous les explorons toutes avec ténacité et détermination. Nous travaillons, je souhaite que chacun le comprenne, avec la discrétion qui est la règle pour la sécurité des deux otages. La situation est complexe, difficile et dangereuse, comme on le voit chaque jour en Irak.
Q - Le fait qu'on ait retrouvé leur chauffeur syrien vous a-t-il encouragé ?
R - La découverte de Mohammed al-Joundi au coeur de Falloujah, au milieu de l'offensive de la coalition, comme ses premières déclarations semblent indiquer que Christian Chesnot et Georges Malbrunot ont bénéficié d'un traitement différent, en étant écartés des zones de combat les plus violentes. Leurs ravisseurs ont toujours souligné qu'ils voulaient les traiter convenablement. Tous les messages transmis par ce groupe de ravisseurs de manière indirecte insistent sur le fait que la vie de Christian Chesnot et Georges Malbrunot n'est pas menacée. Quant à Mohammed al-Joundi, nous avons demandé aux Etats-Unis d'entrer en contact avec lui. J'espère que cela sera possible dans les meilleurs délais.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 17 novembre 2004)