Point de presse de M. Michel Barnier, ministre des affaires étrangères, sur le projet de révision de la stratégie de Lisbonne et la crise de fonctionnement de la Commission européenne, Bruxelles le 2 novembre 2004.

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Circonstance : Réunion du Conseil Affaires générales et Relations extérieures à Bruxelles le 2 novembre 2004

Texte intégral

Mesdames et Messieurs,
Nous vivons une période un peu particulière, de temps suspendu, dans l'attente de la mise en place de la nouvelle Commission et du résultat du vote populaire aux Etats-Unis. Ce temps suspendu ne nous interdit pas au contraire d'agir et de préparer les prochaines étapes et c'est ce que nous avons fait à l'occasion de notre déjeuner et de la réunion de cet après-midi.
Il s'agit pour nous aujourd'hui de préparer le Conseil européen de jeudi et vendredi qui sera consacré principalement à la stratégie de Lisbonne dont on a beaucoup parlé et qu'il faut mettre en uvre de manière déterminée. Nous soutiendrons le rapport de Wim Kok qui sera rendu public demain avec toutes les mesures pour la compétitivité économique de l'Union et le Conseil devra adopter en mars prochain une stratégie révisée ; dans ce but la Commission doit maintenant faire des propositions sur la base du rapport Wim Kok pour le compléter.
Sur quoi faut-il le compléter ? Cela a été l'objet de mes interventions cet après-midi, la France continue de soutenir cette stratégie et continue de s'appuyer aussi sur trois idées-force : le développement économique et la compétitivité, objets du rapport de Wim Kok et de ses propositions, mais également le développement social et le développement environnemental avec un accent particulier que nous voulons mettre sur la jeunesse. Voilà le sens des propositions que le président de la République a faites aujourd'hui même avec le chancelier Schröder, le Premier ministre de Suède et le Premier ministre espagnol, en écrivant aux membres du Conseil européen pour leur proposer un pacte européen pour la jeunesse articulé autour de quelques idées.
Elles vont justifier un travail en commun si les membres du Conseil le jugent nécessaire comme d'ailleurs je le pense utile, la lutte contre le chômage des jeunes, le fait de travailler ensemble pour mieux concilier par des mesures - peut être communes - ou coordonnées dans la vie familiale et la vie professionnelle, permettre aux couples d'avoir autant d'enfants qu'ils le souhaitent et aussi déterminer des actions nouvelles de soutien à la démographie européenne.
Je suis très heureux que le président de la République avec trois de ses collègues mette ainsi l'accent sur le défi démographique qui est probablement l'un des vrais défis pour l'Union : quand vous regardez les chiffres de l'évolution démographique sur les trente ans qui viennent, la population mondiale va passer de 6 à 8 milliards d'habitants et selon les courbes actuelles, - elles donnent toujours lieu à des débats -, l'Europe va perdre 70 millions d'habitants tandis que l'Amérique du Nord en gagnera 100, l'Amérique du Sud 200, l'Afrique 700 et l'Asie un milliard d'habitants.
Si l'on cherche les raisons de la croissance, du développement dans les trente ans à venir, il y a, dans ce défi démographique, des raisons d'être interpellé et d'agir. Je ne prétends pas qu'il faille mener une politique familiale européenne, mais au moins faire ce constat ensemble, voir comment tel ou tel pays, je pense à la France ou la Suède par exemple, réussit par des politiques de la petite enfance à encourager davantage les naissances, échanger les bonnes pratiques et peut-être agir ensemble par des politiques mieux coordonnées, en tout cas c'est l'un des sens de la lettre que le président de la République a souhaité donner. Ce sera pour nous l'occasion d'un travail pour le Conseil européen de printemps sur la révision de la stratégie de Lisbonne.
Il y a un autre domaine où j'ai souhaité qu'on soit davantage ambitieux aujourd'hui : c'est celui de la justice et des affaires intérieures. Je me suis d'ailleurs permis de remercier le Conseil pour le travail qui a été fait et j'ai ajouté à ces remerciements un témoignage particulier de gratitude en tant que ministre français et en tant qu'ancien commissaire européen à l'égard d'Antonio Vitorino qui a fait un formidable travail dans ce domaine pendant ces cinq dernières années. Nous voulons être plus ambitieux pour le nouveau programme d'actions. Nous sommes favorables au passage à la majorité qualifiée pour les questions d'asile et de contrôle des frontières. J'ai insisté pour que nous mettions en place un système crédible d'évaluation de la mise en oeuvre effective des décisions qui ont déjà été prises par l'Union européenne. J'ai cité le cas du mandat d'arrêt européen, pour lequel on a vu que la mise en oeuvre concrète de décisions prises en commun était, selon les pays, disons inégale. J'ai insisté enfin, s'agissant de ce chapitre, sur une rédaction plus claire, plus déterminée pour tout ce qui touche à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la xénophobie.
Je voudrais évoquer maintenant rapidement les dossiers internationaux qui ont fait l'objet de notre discussion à l'heure du déjeuner. D'abord le Proche-Orient. Vous avez des informations sur la santé du président Arafat qui est, je le crois, bien soigné à Paris et nous avons évoqué naturellement la manière, tous ensemble, Israéliens, Palestiniens, pays arabes, Américains, Européens, membres du Quartet, Russes et Nations unies, très vite de relancer le Processus de paix qui est actuellement en panne. Il y a urgence à se remettre en route sur ce chemin et avec cette Feuille de route sur laquelle nous étions et nous sommes toujours tous d'accord. Il me semble qu'il y a, dans les prochaines semaines ou les prochains mois, une atmosphère qui devrait permettre cette relance, au lendemain des élections américaines et après la décision importante qui a été prise par la Knesset sur la proposition du Premier ministre Sharon de ce premier retrait d'un territoire occupé, le territoire de Gaza. Si l'on veut bien utiliser ce contexte qui nous paraît plus favorable, il y a quelques conditions, s'agissant des Européens et de l'ensemble des partenaires.
L'une des conditions est que ce retrait de Gaza soit accompagné d'un véritable plan pour réussir ce retrait. J'ai dit, lors de ma visite en Israël, que se retirer de Gaza était une bonne chose mais que réussir ce retrait était autre chose, c'est-à-dire créer, dans ce premier territoire dont Israël se retirera, les conditions de la stabilité, de la sécurité et du progrès notamment pour les jeunes Palestiniens sur le plan économique et social. Voilà en quoi les propositions auxquelles a travaillé Javier Solana sont des propositions positives et que nous avons soutenues.
La deuxième condition est que les autorités palestiniennes et leur chef Yasser Arafat engagent un programme de réformes pour organiser des services de sécurité autrement, peut-être aller vers un nouveau partage du pouvoir, et également continuent de lutter contre le terrorisme et la corruption. Nous pouvons obtenir et nous devons obtenir cette évolution des autorités palestiniennes en les respectant et en les convaincant.
La troisième condition, pour moi très importante, est que les Européens soient unis et je travaillerai à cette unité politique des Européens, en particulier sur ce dossier israélo-palestinien, c'est une des conditions pour que nous jouions notre rôle dans le Quartet, que nous soyons écoutés et respectés par les Américains, les Israéliens et les Palestiniens.
Naturellement, quand j'ai parlé du retrait de Gaza et de la Feuille de route, je veux dire notre détermination unanime pour que cette Feuille de route reste bien le cadre de notre travail avec cet objectif auquel nous tenons de deux Etats vivant côte à côte, un Etat israélien vivant dans la sécurité - nous ne transigerons jamais sur la sécurité d'Israël - et un Etat palestinien indépendant et viable. Mais avec cette Feuille de route il y a cette première étape importante à nos yeux qui est la réussite du retrait du territoire de Gaza.
Nous avons évoqué également la situation en Irak et la spirale de violence qui continue. L'occasion nous sera donnée dans quelques jours d'avoir un dialogue avec le Premier ministre, M. Allaoui, qui va venir à Bruxelles. Le Conseil européen avait demandé au mois de juin que l'Union apporte sa contribution à la reconstruction politique et économique de l'Irak. J'ai souvent dit devant vous que si la France n'envoyait pas - ni aujourd'hui ni demain - de soldats en Irak, et je confirme cette position, elle était en revanche disponible pour participer, avec les autres pays européens, à la reconstruction politique et économique de ce pays. Nous sommes précisément dans le cadre de cet objectif de reconstruction. Nous soutenons cette approche avec l'objectif de rendre au plus vite aux Irakiens la maîtrise de leur destin. Voilà pourquoi il nous paraît très important que le processus politique initié - et nous y avons contribué de manière constructive avec la résolution 1546 - soit totalement mis en uvre avec la perspective des élections en janvier 2005. Pour réussir ce processus politique, il y a un certain nombre d'étapes, je viens de parler des élections de janvier 2005, c'est une première étape, il faut s'appuyer sur chacune de ces étapes pour réussir les suivantes. L'une de ces étapes, c'est cette conférence régionale et intergouvernementale qui aura lieu à Charm el Cheikh et à laquelle je participerai fin novembre. Je redis que cette conférence doit être utile, ouverte et qu'il faut d'une manière ou d'une autre que ce soit le moment de réussir cette double coopération, cette double inclusivité de l'ensemble des pays de la région qui doivent accompagner le processus politique et du maximum possible des forces et de communautés à l'intérieur de l'Irak. Voilà pourquoi l'idée que soit adossée à cette conférence ou tout de suite après une conférence inter-irakienne permettant d'inclure dans le processus politique le maximum de forces politiques y compris naturellement des forces qui renonceraient définitivement à la violence pour s'inscrire dans le processus démocratique en Irak, cette idée d'une conférence adossée à celle de Charm el Cheikh me parait être une bonne idée pour que ces rendez-vous soient utiles.
Nous travaillons beaucoup avec mes collègues allemand et anglais sur le sujet de l'Iran, nous sommes dans une phase de discussions extrêmement intenses avec le gouvernement de Téhéran et nous abordons cette dernière phase de discussions avec un certain optimisme fondé sur notre travail, sur les premières réponses que nous avons reçues. C'est un optimisme raisonnable et de confiance dans une issue positive et politique. Ce que nous recherchons ce sont des mesures de confiance sur le caractère définitivement pacifique du programme nucléaire iranien, cela passe dans un premier stade, selon nous, par la suspension des activités d'enrichissement d'uranium. Nous attendons sur ce point une réponse claire, durable, précise du gouvernement iranien.
Je veux vous rappeler que cette demande que nous avons faite s'accompagne d'une proposition sur le plan de la coopération technologique et industrielle et sur le plan du dialogue politique avec l'Iran qui est un grand pays ayant un rôle indispensable pour la stabilité de la région. C'est donc une proposition positive qui a été faite à l'Iran de sorte que tout le monde gagne dans cette affaire : la non-prolifération, la stabilité et la paix et aussi l'Iran dans son développement économique et industriel et dans la reconnaissance qui serait ainsi très forte et claire de son rôle et de sa place pour la stabilité de cette région.
Je suis prêt à répondre à quelques questions.
Q - Le Premier ministre irakien a accusé la France, dimanche je crois, de vivre dans le passé et d'être complexée à cause des deux otages toujours en Irak. Comment réagissez-vous et est-ce de bon augure pour le sommet de vendredi ?
R - Je ne vois pas de quel complexe il pourrait être question. Je pense franchement que dans la situation dramatique et très grave où se trouve l'Irak, chacun, à commencer par le Premier ministre de ce pays, a mieux à faire que des polémiques de cette nature.
Q - Concernant la Commission Barroso, étant vous-même ancien commissaire, comment analysez-vous l'attitude du président élu ? A-t-il été maladroit ou au contraire est-il très habile ?
R - Il faut que chacune des institutions respecte l'autre, donc ne me demandez pas de faire des commentaires dans cette phase de temps suspendu, comme je l'ai expliqué tout à l'heure. M. Barroso a une nouvelle proposition à faire, et il s'y attache en ce moment dans un dialogue avec les Etats membres les plus concernés par cette nouvelle équipe qu'il doit présenter. Ce qui m'a paru intéressant dans cette affaire, c'est le rôle, désormais clair et reconnu, du Parlement européen et donc, le progrès qui est apparu dans le fonctionnement démocratique de nos institutions. Il y a un Parlement européen qui est un vrai parlement, qui joue son rôle et qui l'a prouvé dans cette affaire. Je voudrais simplement le souligner et, pour le reste, faire confiance au président désigné de la Commission pour mettre en place, dans les jours qui viennent, cette nouvelle équipe en tenant compte de ce qui lui a été dit au Parlement, en cherchant à répartir les responsabilités de la manière la plus équitable et la plus juste possible et en s'attachant à ce que cette équipe, dont nous avons besoin les uns et les autres, soit le plus vite possible au travail. Nous avons tellement de défis - vous le voyez bien dans l'actualité - qu'il nous faut une Commission forte qui travaille, et je pense que ce sera le cas dans les jours qui viennent.
Q - Lors des quatre dernières années les crises internationales ont été gérées plutôt par un unilatéralisme américain. Qu'attendez-vous de la prochaine Administration américaine ?
R - Quel que soit le choix du peuple américain, nous allons travailler avec les Etats-Unis et je pense qu'ils travailleront avec l'Union européenne. Il m'est arrivé de dire qu'il faudrait faire le pari de la double confiance. D'abord, la confiance des Européens en eux-mêmes, c'est la première clef, pour faire de la politique, pour que cette Union ne soit pas seulement un grand marché où l'on fait commerce entre nous et avec les autres, mais qu'elle soit capable de faire de la politique. Nous avons besoin, pour nous-mêmes, d'avoir une vraie politique extérieure et une politique de défense communes, c'est aussi pourquoi je vais me battre pour la ratification de la Constitution européenne qui apporte les outils de cette dimension politique. Mais encore faut-il avoir la volonté de les saisir et pour cela, il faut avoir confiance en soi-même.
Je vais me battre pour que nous ayons confiance en nous-mêmes, pour jouer ce rôle politique dont nous avons besoin pour nous-mêmes, et dont la nouvelle organisation dans le monde a besoin. Que les Européens jouent leur rôle et tiennent leur place comme une grande puissance, qu'ils soient ensemble !
Et il faut que les Américains aient davantage confiance dans l'Union, dans cette alliance transatlantique qui doit être davantage équilibrée. Enfin, s'agissant du monde, je pense que nous devons travailler de manière plus multilatérale avec les Américains, et c'est le sens du discours que nous tenons, nous Français, ici à Bruxelles et aux Nations unies.
Q - La France serait-elle hostile à ce que M. Barrot change de portefeuille ?
R - J'ai été membre de la Commission pendant cinq ans et je voudrais qu'on respecte les prérogatives du président de la Commission, notamment celles qui sont fixées par le Traité de Nice, puisque nous travaillons dans ce cadre, qui donnent au président la capacité, d'ailleurs il le démontre en ce moment, d'accepter ou de refuser des propositions des Etats membres s'agissant des commissaires, de demander de nouveaux noms pour, le cas échéant, reformer son équipe. C'est sa responsabilité de répartir les portefeuilles, donc je n'ai pas d'autres commentaires à faire que de dire ma confiance dans le président Barroso pour qu'il forme cette équipe et qu 'elle soit le plus vite possible au travail.
Q - Les responsables iraniens laissent entendre qu'ils ne seraient pas prêts à accepter une suspension d'enrichissement au-delà du délai de six mois. Est-ce que six mois pour vous correspondent à la durabilité que vous attendez de l'Iran ?
R - Je ne suis pas sûr qu'ils aient dit les choses aussi précisément. En tout cas nous demandons une suspension durable des activités d'enrichissement pour que cet accord soit crédible. Nous discutons de ce point, qui est une demande européenne, en échange de quoi nous proposons un vrai contrat positif à l'Iran, qui est dans son intérêt et dans celui du peuple iranien, s'agissant de la coopération technologique et industrielle et s'agissant du rôle qui serait ainsi reconnu à l'Iran, sur le plan politique, dans cette région en particulier.
Je vous remercie.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 4 novembre 2004)