Interview de M. François Chérèque, secrétaire général de la CFDT, à France-Inter le 9 janvier 2004, sur la précarité du travail et la position de la CFDT sur l'emploi, les choix syndicaux de la CFDT notamment sur la réforme des retraites, la situation de l'assurance maladie.

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Texte intégral

(Question) S. Paoli : Sommes-nous entrés, comme l'affirme B. Thibault, dans les pages des Echos, ce matin, dans le temps de "l'instabilité sociale permanente" ? Y a-t-il aussi, comme il le dénonce, notamment, s'agissant de la CFDT et de FO, une part de renoncement à l'ambition syndicale ? Toutes analyses et critiques portées, alors que la retraite, la santé et l'emploi, dans cet ordre, apparaissent dans le baromètre social de l'institut CSA, publié par l'Humanité, comme les premières inquiétudes des Français. Que dites vous de ce diagnostic [de B. Thibault] ?
(Réponse) François Chérèque : A partir du moment où on est dans un pays où le niveau de chômage est très important depuis plus d'une vingtaine d'années, on est inévitablement dans une situation d'instabilité sociale permanente pour une partie des salariés de notre pays. Donc, tant que l'on n'aura pas réglé ce problème crucial dans notre pays, qui est celui de l'emploi, on sera dans une situation d'instabilité sociale. Le fait que, enfin, les politiques nous disent qu'ils veulent s'occuper de ce sujet-là alors que cela fait deux ans qu'on leur demande, peut-être allons-nous réussir, avec un retournement démographique et éventuellement un redémarrage économique, à rentrer dans quelques solutions. Mais instabilité, oui. On le voit bien par rapport aux problèmes sociaux qui sont devant nous.
Question : Etes-vous surpris par cette réaction forte, presque violente dans les termes, de monsieur Thibault, qui intervient après les propos du président de la République qui a fait de l'emploi la priorité du Gouvernement ? B. Thibault dit : "il y en assez" : "culpabilisation quotidienne des salariés, cela ne peut pas durer." Est-ce que vous allez aussi loin dans l'analyse critique ou est-ce que vous vous dissociez du regard qu'il porte ?
(Réponse) François Chérèque : B. Thibault a effectivement dans cette interview des propos forts sur tout le monde, et même sur les autres partenaires syndicaux. Si on a un diagnostic commun à voir, c'est celui de la difficulté face à l'emploi, donc, celle du chômage. Si on veut trouver des solutions, il ne suffit pas de dénoncer ce qui va mal, encore faut-il que l'on fasse ensemble des propositions pour améliorer cette situation. Il semble que la meilleure façon de donner une image rassemblée pour les syndicalistes sur ce sujet qui est le sujet numéro 1, c'est peut-être d'essayer de proposer ensemble. Je profite de ce micro pour dire que la Confédération européenne des syndicats, qui ne cesse, avec la CFDT, de dire que le problème est d'abord européen au niveau de l'emploi, va faire début avril deux jours d'actions dans les pays sur ce problème de l'Europe sociale. Et le sujet numéro 1 du social, c'est l'emploi. Et je propose donc à B. Thibault et aux autres organisations syndicales de faire de ces journées-là, une journée de l'emploi en France pour répondre, justement, à l'inquiétude des salariés.
Question : Cela veut dire que vous ne voulez pas vous arrêter à la querelle, même lorsque vous êtes, avec FO, accusés d'une forme de renoncement ? C'est une formule critique dure quand même : "Renoncement à l'ambition syndicale".
(Réponse) François Chérèque : Dans sa critique, c'est d'abord renoncement face au patronat. Il est vrai que pour des syndicalistes, il serait beaucoup plus simple si on n'avait le patronat devant nous. Or, nous ne sommes pas dans cette société et on a un patronat qui est notre seul interlocuteur syndical pour régler les problèmes sociaux. Deuxièmement, le renoncement, pour moi, le plus grand renoncement, c'est de demander l'impossible. Parce que demander l'impossible et toujours l'impossible, c'est d'avoir toujours des réponses qui sont "non" et rester dans une posture d'opposition systématique. Or le syndicalisme qu'a choisi la CFDT, c'est de revendiquer le possible et d'essayer de déplacer les lignes du possible. Je prends un exemple : nous sommes ensemble dans une négociation pour anticiper sur les licenciements. Il y a deux façons d'entrer dans cette négociation : ou de dire que l'on souhaite qu'il n'y ait plus jamais de licenciement dans notre pays, c'est-à-dire, l'interdiction de licencier - la revendication style A. Laguiller, comme elle le répète à chaque élection. On sait très bien que c'est l'impossible. Et il y a une autre façon, qui est de dire : comment faisons-nous pour donner à chaque salarié une évolution dans sa carrière, qui fasse qu'il ait un emploi durable, de la formation avant de rentrer, un emploi, de la formation continue et des possibilités d'évoluer dans sa carrière ? Cela, c'est le possible et si on les syndicats le font ensemble, on fera repousser les barrières du possible. C'est notre choix.
Question : On va essayer d'être concret. Regardez comme déplacer les lignes du possible, c'est quelque chose de difficile : première inquiétude des Français aujourd'hui - c'est dans le baromètre social de l'Humanité : la retraite. Cela veut dire que six mois après la loi Fillon - à laquelle vous avez d'ailleurs adhéré...
(Réponse) François Chérèque : Plus que participer, oui.
Question : Plus que participé, six mois après, l'inquiétude majeure des Français, cela reste - malgré cet aménagement de la réforme des retraites - cela reste les retraites. Est-ce un échec ? Comment traduisez-vous cela ?
(Réponse) François Chérèque : C'est tout à fait normal, parce que - on le savait quand on s'est engagé - la réussite de cette réforme des retraites, c'est l'emploi. On sait très bien que l'une des solutions, c'est de réussir le problème de l'emploi pour fiancer ces retraites. C'est l'une des raisons pour lesquelles la CFDT a refusé que la décision d'aller jusqu'à 42 ans de cotisation soit prise maintenant. Elle sera prise en 2008, en fonction de la réalité économique. Et les décisions sur les cotisations seront prises au même moment, en fonction des réalités économiques, donc de l'emploi. Je trouve donc tout à fait normal que les salariés soit inquiets, parce que si on ne trouve pas des solutions vis-à-vis de l'emploi, il n'y aura pas de solution totalement vis-à-vis de nos régimes sociaux, les retraites et l'assurance-maladie. Donc, le passage obligé, c'est passer par un recul du chômage. Ne pas travail au recul du chômage, c'est renoncer. La CFDT n'a jamais renoncé dans son action syndicale.
Question : Et l'inquiétude des salariés, ne risque-t-elle pas d'amplifier, en voyant d'ailleurs les syndicats divisés à ce point - ce sont quand même des propos graves qui sont prononcés là ? Le territoire pour répondre à l'enjeu de l'emploi : même si J. Chirac veut en faire la priorité du Gouvernement, vous nous dites que ce n'est pas ici que cela se joue, que cela se joue au niveau européen ?
(Réponse) François Chérèque : Cela se joue d'abord au niveau européen. Et là, me semble-t-il que ces fameux axes franco-allemands, au niveau européen, au lieu de travailler uniquement sur le problème des dépenses budgétaires des pays ou de demander que l'on baisse le budget de l'Europe, ce serait travailler dans trois directions. Le président de la République nous propose une baisse de la fiscalité des entreprises. Mais les pays européens se font du dumping social sur la fiscalité des entreprises. Alors, on rentre dans cette concurrence de dumping social au niveau européen. La solution est d'essayer de trouver une solution européenne, une harmonisation. Deuxièmement, le président de la République nous dit "plus de recherche", alors que le Gouvernement baisse encore les moyens sur la recherche. La solution, ce sont des moyens supplémentaires au budget de l'Europe et une vraie recherche européenne pour concurrencer la recherche américaine. Ensuite, on nous dit que l'on va faire des autoroutes et des TGV. Mais si on ne les finance pas ou si on les relie pas aux axes de communication européens, ce ne sera pas des emplois. Donc voilà, on a de bonnes solutions en France, mais il faut les coordonner au niveau européen.
Question : Pour bien comprendre les difficultés dans lesquelles nous sommes, par exemple, le contrat de mission : bonne ou mauvaise chose ? Alors que le pays connaît un problème d'emploi, est-ce qu'il y a une voie à prendre en compte, qui consisterait à dire qu'après tout, en effet, c'est de la flexibilité, mais c'est aussi un moyen de donner des emplois ? Ou faut-il dire non, qu'il ne faut pas toucher à cela, parce que sinon, on ne contrôle plus rien ?
(Réponse) François Chérèque : Là, je partage la position de B. Thibault dans son interview. Si ce contrat de cinq ans est fait pour regrouper des contrats à durée déterminée - on sait qu'en France, actuellement, on peut faire par exemple deux fois 18 mois de contrat à durée déterminée -, si c'est pour simplifier et faire reculer la flexibilité qui est forte dans notre pays - la plus forte au niveau européen, il ne faut pas l'oublier : 40 % des salariés qui rentrent au chômage le font après un CDD -, si c'est cela, comme le dit B. Thibault, on peut en discuter. Mais si c'est pour remplacer, comme c'est bien expliqué dans les Echos également, des ingénieurs qui sont des entreprises informatiques, qui sont loués à d'autres entreprises sur des missions, ou autre chose, eh bien c'est non, parce que cela va amener de la précarité vis-à-vis d'ingénieurs ou de techniciens supérieurs. Et inévitablement, on sait très bien que dans l'informatique, il y a beaucoup d'entreprises, comme Cap Gemini, Unilog, qui sont de grosses entreprises informatiques, qui ne souhaitent que ça, pour précariser leur personnel. Il y a donc éventuellement des pistes, mais il y a surtout des dangers. La seule solution pour éviter cela, ce n'est pas la loi, c'est la négociation dans les branches professionnelles, pour réadapter les contrats aux réalités et aux besoins des branches professionnelles. Je rappelle, pour conclure sur ce sujet, que mardi, l'Assemblée nationale vient de voter une loi, la loi Fillon, qui dit qu'il n'y aura plus de loi sur le domaine du social sans qu'il n'y ait de négociations entre les professionnels, et là, on nous propose une nouvelle loi ! Donc, négocions dans les branches professionnelles, mais arrêtons ces lois qui soit-disant doivent créer des emplois. Pas plus que la gauche n'a réussi par la loi à empêcher les licenciements, la droite ne réussira à créer des emplois par la loi.
Question : Considérez-vous aussi que nous autres, salariés, sommes aujourd'hui culpabilisés ? On va engager la grande réflexion sur les enjeux de la santé : est-ce que l'on est en train de nous culpabiliser, comme le pense en effet B. Thibault, en nous disant en gros que c'est de notre faute, qu'il faut changer nos habitudes et que cela ira mieux ?
(Réponse) François Chérèque : Il y a toujours cette démarche de la culpabilisation. On voit bien qu'à chaque fois que les politiques ont eu des difficultés vis-à-vis de l'emploi, on nous a fait l'histoire que c'est parce que les chômeurs ne veulent pas travailler ! On voit bien que c'est une habitude des politiques. Il y a deux habitudes : c'est la loi - on a une difficulté, on fait une loi - et dire que c'est la faute du chômeur. Les lois qui donnent par exemple des sanctions aux chômeurs qui ne trouvent pas d'emploi, c'est M. Aubry qui les a faites. Là, on a un gouvernement qui revient sur ce terrain-là. On voit bien que quand on a des difficultés, inévitablement, on cherche des échappatoires et des solutions chez les autres. Or, je le répète, ce Gouvernement n'a pas fait les efforts nécessaires dans une politique économique et de l'emploi depuis qu'il est au gouvernement. Or la chômage augmente depuis mai 2001. il était temps de s'y mettre. Et j'espère qu'enfin, on va s'y mettre.
Question : Un petit mot de la CFDT : vous avez dit, ces derniers jours, que cette année allait être une grande année de réflexion au sein de la CFDT, notamment à cause du débat qui s'est ouvert sur la question des retraites. Maintenant, on voit les prises de position de B. Thibault à la CGT. Derrière tout cela, il y a la question du réformisme. Le renoncement à l'ambition syndicale, de quoi cela procède-t-il ? D'avoir osé engager la question du réformisme ? Alors d'ailleurs que la CGT s'est aussi posée la question du réformisme...
(Réponse) François Chérèque : Vous avez raison, l'expérience que nous venons de vivre - que je viens de vivre - ces six derniers mois, c'est que le réformisme et s'engager, ce n'est pas du renoncement. Pour moi, le renoncement, c'est la facilité. Je n'ai quand même pas l'impression que la CFDT a choisi la voie de la facilité. Donc, c'est tout l'inverse, et il me semble que c'est plutôt la voie du courage. Dans le débat que nous avons à la CFDT, il y a d'une part celui sur comment faisons-nous vivre une démocratie avec 900.000 adhérents, mais surtout, comment allier syndicalisme réformiste - c'est-à-dire qui renonce pas et qui s'engage - et critique sociale. Voilà ce qu'attendent nos militants. Comment allons-nous pouvoir continuer à s'engager dans ces réformes, tout en étant critiques quand on n'est pas d'accord, et critique vis-à-vis des méfaits de la société, méfaits de notre système social ? L'ambition nouvelle que l'on veut redonner à la CFDT, c'est peut-être celle-là. Et si c'est ça la conclusion de notre débat, je crois qu'on aura bien avancé à la CFDT.
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 12 janvier 2004)