Texte intégral
Q- J.-P. Raffarin, hier soir, a fait son retour sur la scène politique, après son opération. Il a dit trois choses, si je ne me trompe. Premièrement, que le résultat du scrutin serait "serré" le 29 mai ; deuxièmement, que c'est un "vote historique" ; troisièmement, que son sort n'était pas lié au résultat du référendum. Reprenons les trois choses. "Résultat serré", êtes-vous
d'accord ?
R- Jusque-là, on est d'accord...
Q- "Vote historique" ?
R- Probablement....
Q- Son sort, déconnecté du score du scrutin ?
R- Un petit peu moins, parce qu'il y a quand même un rapport entre la politique qui gouverne actuellement en France, qui est pour moi une politique libérale - et je ne suis pas le seul à le penser - et les politiques libérales qui sont nées, je crois, à l'échelle de l'Europe. La politique de Raffarin : je pense qu'actuellement, on peut la traduire dans toutes les langues, y compris malheureusement, sous des gouvernements dits "de gauche", en Allemagne ou en Grande-Bretagne. Et le gros problème pour moi de la Constitution, c'est précisément que, c'est du Blair, c'est du Schröder, c'est du Berlusconi et du Raffarin dans le texte.
Q- Si le "non" l'emporte, vous avez déjà dit que ce Gouvernement devenait illégitime. Doit-il s'en aller ? Voire J. Chirac doit-il démissionner ?
R- Oui, je pense que ce serait la moindre des choses, même si, pour moi, ce n'est pas une affaire personnelle, c'est une affaire de politique. Cela signifierait le ras-le-bol généralisé de toute une politique. C'est vrai que finalement, Raffarin est presque convaincant quand il intervient, comme cela, à la télévision. Je peux que finalement que me réjouir quand il parle, parce que j'ai l'impression que le "non" grimpe dans les sondages. Parce que dire, par exemple, qu'il va y avoir une crise économique en Europe si le "non" l'emporte, il faudrait peut-être qu'il ouvre les yeux ! Parce que la crise économique, elle est déjà là ! Il y a quand même 70 millions de pauvres dans l'Europe actuelle et 20 millions de chômeurs ! Si cela ce n'est pas une crise économique, je ne sais pas ce que c'est ! Donc, pour moi, la victoire du "non", ce serait la possibilité de commencer - je dis bien de "commencer", parce que je ne raconte d'histoires à personne, voter "non" ne règle pas tous les problèmes -, à sortir de la crise économique.
Q- Alors, "sortir de la crise économique". Privilégions cette hypothèse. Comment la gauche pourrait-elle jouer son rôle ? L. Fabius devient-il le champion du social, le champion de la lutte contre le libéralisme à vos yeux ?
R- "Le champion du social" : je crois que je suis aussi peu convaincu que vous, parce que je pense que sa conversion à l'antilibéralisme laisse pas mal de personnes pantoises. Maintenant, je pense que sa prise de position était une bonne nouvelle pour tout le monde, parce que vous comprenez bien que, même si L. Fabius vous dit que cette Constitution est probablement libérale, cela veut dire à tout le moins que vous pouvez vous poser la question de la lire, parce qu'il y a probablement un tout petit problème.
Q- L. Fabius, pour vous, est donc utile mais il n'est pas convaincant ?
R- Il est "utile", et puis surtout, il a l'intelligence de comprendre qu'il y a quelque chose qui se passe depuis le début et qui est finalement une lame de fond à gauche. C'est-à-dire qu'il a peut-être compris avant d'autres, dans son parti, que, finalement, il y a une partie des électeurs de gauche qui ne voulait plus du libéralisme, mais qui allait prendre le temps de lire cette Constitution. Et c'est pour cela qu'aujourd'hui, au-delà de L. Fabius, tout le monde est obligé d'admettre que, non seulement la victoire du "non" est possible, mais qu'en plus, s'il y a une victoire, elle se fera par la gauche. Et je crois que c'est cela qui est intéressant à comprendre. Fabius l'a compris, mais je dirais que Chirac aussi l'a compris parce qu'il nous refait son numéro de "la fracture sociale".
Q- Mais, par exemple, le pacs Bové-Fabius vous laisse-t-il pantois ?
R- Je crois que ce n'est pas de cela dont il est question actuellement...
Q- Je vais vous dire pourquoi je vous pose cette question. Je lisais, matin, un écrit de D. Bensaïd, qui est un des militants, un philosophe de votre parti, qui dit que "l'alliance avec la part la plus progressiste de la bourgeoisie, c'est déjà l'ouverture à tous les renoncements réformistes".
R- Là, je pense que l'on va ouvrir une belle journée pour tous ceux qui nous écoutent. Je crois que oui, il dit cela évidemment, mais il insiste aussi, lui, D. Bensaïd, comme moi, sur le fait qu'actuellement, il y a une campagne unitaire, pas virtuelle, parce que, là, on parle de "virtuel", mais qui existe. Depuis plusieurs semaines, je fais des meetings avec J.- L. Mélenchon, avec M.-G. Buffet, avec J. Bové, des responsables d'Attac, et puis d'abord et avant tout, avec 900 collectifs unitaires qui regroupent aussi des tas de personnes qui ne sont organisées nulle part, sur la base d'un "non" qui est, à la fois, antilibéral et internationaliste. Et cela, c'est la première fois. En 1992, au moment du débat sur Maastricht, malgré les efforts des uns et des autres, c'est vrai que l'on avait finalement une alternative qui s'imposait un peu : c'était que soit on était souverainiste, soit on était libéraux...
Q- Et aujourd'hui, y a-t-il deux gauche ? Soit une gauche réformiste, soit une gauche
radicale ?
R- Je crois qu'il y a deux grandes orientations politiques qui se dessinent à gauche, effectivement : une orientation social-libérale, incarnée par la direction du Parti socialiste actuellement, qui va un cran supérieur vers le libéralisme. Et puis une autre orientation, dont je ne suis pas le seul représentant, qui est une orientation antilibérale, radicale. Cela ne recoupe pas forcément comme cela, a priori, la gauche du "oui" et la gauche du "non".
Q- Mais ces deux orientations risquent-ils d'aller jusqu'à une cassure de la gauche, ou doivent aller jusqu'à une cassure de la gauche ?
R- La fracture est là, elle existe. Je pense qu'elle est indélébile. Mais pour répondre concrètement à votre question, je pense qu'elles ne sont pas compatibles dans un même gouvernement. Parce que, dans un même gouvernement, il s'agit de voter des lois. Mais là, on part dans un cas de figure qui est quand même le cas de figure franco-français.
Q- Du même coup, cela ne vous empêche-t-il pas, un jour, d'avoir le pouvoir, pour faire ce que vous voulez faire ?
R- Non, je ne crois pas, parce que, justement, je vous disais qu'il ne faut pas que ce soit un débat franco-français. Parce que ce que je vous dis là, je crois, est vrai à l'échelle européenne. Or actuellement, sur la Constitution, la gauche est profondément divisée. Et c'est d'ailleurs un des arguments que je rétorque à ceux des partisans du "oui" qui me disent que, finalement, la gauche européenne serait là rassemblée pour me dire : surtout, ne votez pas "non" ! Or la gauche européenne, regardez en Allemagne avec Lafontaine, l'ancien responsable de la Confédération européenne des syndicats M. Debunne, qui appellent à voter "non". C'est vrai aussi en Italie...
Q- Vous parlez toujours de M. Debunne, mais enfin, l'ensemble des organisations syndicales au niveau européen sont plutôt pour le "oui", nous sommes d'accord ?
R- Je suis plutôt d'accord. Vous dites que l'on parle toujours de "M. Debunne...". Jusqu'à présent, on disait surtout que la CES disait "oui". Elle l'a fait sans débat. C'est bien aussi de savoir que son ancien responsable appelle à voter "non".
Q- Sur le fond, imaginons que le "non" l'emporte. Quelles sont vos propositions ? Faut-il une Constitution ou n'en faut-il pas ?
R- Je pense qu'il faut une Constitution, discuter dans un autre cadre, un cadre qui n'a radicalement rien à voir avec le cadre de celui de la Convention Giscard...
Q- Alors, quel cadre ?
R- Le problème serait d'établir - en tout cas, c'est ce sur quoi on s'est mis d'accord du point de vue de la campagne unitaire - un cadre qui serait un cadre constituant, ce qui n'est pas le cas dans la Constitution. C'est-à-dire que toute possibilité de révision prévue par les trois articles de la Constitution renvoient à la Convention Giscard. Or, pour nous, la Convention Giscard a le défaut d'avoir été mandatée par personne, en tous les cas pas par les peuples. Or, dans l'histoire de nos pays, quoi que l'on pense du contenu des documents constitutionnels, dans l'histoire des Etats-Unis, l'histoire de la France, quand cela a été élaboré démocratiquement, cela a été fait par des Assemblées constituantes. C'est quoi des Assemblées constituantes ? Ce sont des Assemblées qui ont élues par et pour l'occasion, mais par les peuples. C'est-à-dire que les gens votaient pour envoyer des gens dans une Assemblée, rédiger une Constitution. Alors, je pense que l'on pourrait le faire à l'échelle de 25 pays. Cela ne se fait pas d'un claquement de doigt mais cela se prépare.
Q- Autrement dit, si le "non" l'emporte, il faudrait que la France milite pour que, dans chaque pays, ait lieu en même temps, par exemple, l'élection de cette Assemblée constituante ? Croyez-vous que cette Assemblée constituante, étant donné la couleur politique des différents pays, donnerait le résultat que vous souhaitez et une assemblée qui serait différente de la couleur du Parlement aujourd'hui ?
R- J'ai confiance, oui, dans les aspirations des peuples, des pays membres et peut-être même des pays candidats à aller vers une Europe qui harmoniserait vers le haut la législation sociale démocratique et qui ne chercherait pas à uniformiser vers le bas. Mon projet de société - et je crois que je ne suis pas le seul, pour l'Europe que j'ai envie de construire -, c'est l'opposé point par point que ce que proposait M. Bolkestein dans sa fameuse directive : prendre le meilleur et en faire profiter à tous, parce qu'il n'y a pas de raison que l'on ne se partage que la misère. C'est-à-dire, faire en sorte que l'on aboutisse aux fameux "critères de convergence", cette fois-ci sociaux et démocratiques, pour lesquels on se bat depuis plusieurs années, qui permettraient d'aller vers un salaire minimum européen, à partir des revenus nationaux les plus élevés ; des services publics européens ; un moratoire effectif sur les organismes génétiquement modifiés ; ou encore, le droit à l'avortement dans l'ensemble des pays de l'Union.
Q- Il y a une phrase qui fait souvent réagir les militants du "non" à la Constitution, c'est la phrase qui parle d'"un marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée". En une phrase, par quoi remplaceriez-vous ce principe ?
R- Une société de solidarité...
Q- Où la concurrence n'est pas libre ?
R- Où il y aurait, par exemple, des services publics européens...
Q- Où la concurrence n'est pas libre ?
R- Non, parce que, par exemple, pour moi, des services publics européens, c'est contradictoire avec l'idée de la concurrence. C'est d'ailleurs mon problème avec les articles 166 et 167. Vous savez, M. Delors dit que, finalement, on pourrait "combiner les deux". Simplement, c'est absolument impossible. Dès que vous introduisez un gramme de concurrence, même les entreprises publiques comme la Poste actuellement, sont obligées de s'adapter aux règles de la compétition, et du coup, par exemple, de fermer 6.000 bureaux de Poste sur les 12.000 qui existent actuellement en France.
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 19 mai 2005)