Texte intégral
Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs,
Ce colloque marque le terme d'un processus qui nous a mobilisé pendant plus de deux ans et qui vient de s'achever avec la publication au JO, le 11 janvier, de la loi pour l'égalité des doits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. Ensemble, nous avons fait la loi ; ensemble, nous sommes invités, aujourd'hui, à réfléchir sur la loi que nous venons de faire. C'est une initiative heureuse, c'est une étape indispensable à l'approfondissement de notre réflexion.
Pourquoi avons nous fait une loi ? Pourquoi avoir réformé la loi d'orientation de 1975 ? C'est la question à laquelle vous m'avez demandé de répondre.
Reportons nous quelque deux ans en arrière, en juillet 2002, lorsque JF. Mattéi, ministre de la santé et des personnes handicapées, engageait la réflexion sur cette réforme. A cette époque, les avis étaient partagés. Pour les uns, la loi de 75 devait seulement être " toilettée ", pour d'autres refondée. Pour les uns, il fallait une loi d'orientation, pour d'autres, une loi cadre et d'autres encore une loi de programmation. Prenez votre temps, disaient les uns, agissez vite, disaient les autres.
Le besoin d'agir était partagé mais l'orientation était encore incertaine. Sans doute parce que la loi d'orientation de 1975 portait en elle-même cette contradiction d'avoir marqué un immense progrès pour la cause du handicap et, par conséquent, de vivre encore dans les consciences comme une référence et, simultanément, d'apparaître néanmoins comme une loi datée, dépassée, décalée, peut-être même devenue inacceptable dans la conception du handicap qu'elle exprimait. Finalement, nous nous sommes engagés ensemble dans la voie de la refondation.
Car s'il faut donner une justification à notre réforme, c'est bien d'avoir nourri l'ambition de réorganiser les institutions, les procédures, les prestations, les financements de la politique du handicap à partir d'une représentation nouvelle du handicap, en rupture sur trois points essentiels avec celle qu'en a donné la loi d'orientation de 1975.
- rupture avec la conception du handicap
- rupture avec la conception des prestations
- rupture avec la conception des institutions
1 - La première rupture, c'est d'avoir enfin reconnu la personne handicapée, sa dignité, sa sociabilité, sa citoyenneté. La loi de 75, malgré son titre " loi d'orientation en faveur des personnes handicapées ", voit le handicap avant de voir la personne. Tout au long du texte, le législateur de 75 a préféré recourir au substantif " les handicapés " plutôt qu'à l'expression " personnes handicapées ". C'est donc une catégorie sociale qui est visée, une construction administrative qui nous est proposée à une époque où l'action sociale se voit dotée d'une direction au sein du ministère, dont la mission est précisément de prendre en charge des catégories sociales délaissées pendant les trente glorieuses, notamment " les vieux " et les " handicapés ". Ce choix n'est plus possible aujourd'hui. Pensons à nos voisins Belges, qui ont réformé leur législation en juillet 2002 en soulignant le progrès réalisé par la substitution de l'expression personne handicapée au substantif " handicapé ". Car, en effet, reconnaître la personne, c'est reconnaître la dignité qui est en chaque être humain, la sociabilité qui est en chaque individu, la singularité qui est en chacun de nous et, au bout du compte, c'est fondre le handicap dans la diversité des statuts qui fonde la richesse de notre démocratie.
La loi d'orientation de 1975 faisait donc très logiquement une large place aux prestations et aux institutions propres aux personnes handicapées. Mais elle n'abordait qu'in fine et furtivement la question de leur participation à la vie sociale. La loi nouvelle en fait, au contraire, son point de départ. A-t-on suffisamment prêté attention à la définition contenu dans l'article 2 de la loi du 11 février: " Constitue un handicap toute restriction de participation à la vie en société ". Ainsi, le handicap est posé d'emblée comme une notion relative. Il est d'emblée reconnu dans sa dimension sociale. Ce n'est plus la déficience ou l'incapacité qui constituent le handicap mais ce n'est pas non plus la société. Le handicap n'est plus dans la personne, comme le voulait le modèle médical traditionnel. Mais il n'est pas non plus dans la société, comme le voudrait - sans doute par réaction - l'esprit du temps. Pourquoi vouloir substituer une causalité diabolique à une autre ? Pourquoi vouloir assigner un lieu au handicap ? Pourquoi nier ce qui constitue l'essence de tout handicap, c'est à dire la relation d'une personne à son environnement physique, social, culturel ? Mais, en même temps, comment ne pas voir que les personnes auxquelles s'adressent la loi sont des personnes gravement marquées par l'épreuve de la vie : la naissance, la maladie irréversible ou pas, les risques de la vie moderne. Lorsque je lis, sous la plume d'un professeur de médecine réputé spécialiste du handicap que la cause principale de handicap est le mal de dos, je me dis qu'il y a une mésentente fondamentale sur notre loi car les dispositions qu'elle contient et les 850 millions d'euros supplémentaires qu'elle mobilise ne sont pas, ne peuvent pas et ne doivent pas être affectés prioritairement aux personnes qui ont un mal de dos. Mais je comprends pourquoi ce même auteur préfère parler de situations de handicap plutôt que de personnes handicapées.
2 - La deuxième rupture est précisément d'avoir voulu tirer toutes les conséquences de cette inflexion du regard porté sur le handicap en organisant les deux piliers de l'égalité des droits et des chances, de la participation et de la citoyenneté que sont le droit à compensation et l'accessibilité généralisée de la Cité.
La compensation n'efface pas la déficience. Elle annule, réduit ou minimise les incapacités qui en résultent. Dès lors, quel que soit le type de handicap, il y a une assise commune, solide, sur laquelle repose ce premier pilier de la politique du handicap qu'est le droit à compensation. Il y a, en effet, un point commun à une place en CAT ou en MAS, une aide humaine ou animalière ou technique, un aménagement du logement ou d'un véhicule ou d'un poste de travail. Ce point commun, c'est de libérer la personne de ses incapacités, c'est de lui permettre d'exprimer aussi complètement que possible ses potentialités, ses capacités - fussent-elles résiduelles -, sa personnalité, en un mot le projet de vie qui lui est permis dans les conditions qui sont les siennes.
Le projet de vie de la personne s'impose aujourd'hui au fondement de toute action qui concerne le handicap. C'est là une novation majeure dans notre protection sociale, un véritable changement de paradigme. Notre politique du handicap se fait désormais avec les personnes handicapées et non plus seulement pour des personnes handicapées. Ce qu'attend la personne handicapée, c'est un service, un accompagnement, une aide personnalisée, adaptée à ses besoins particuliers, dans l'environnement qui est le sien. Ce qui est attendu, c'est que la compensation prenne en compte chaque type de besoin et le prenne en compte dans son intégralité en reconnaissant que pour un même handicap, le besoin de compensation peut être différent selon l'environnement dans lequel vit la personne.
Contrairement aux prestations traditionnelles de la protection sociale, ce n'est pas d'abord une aide monétaire qui est attendue ou demandée. Certes, celle-ci est indispensable, mais elle est en quelque sorte de second rang. Il y a là un renversement de la logique traditionnelle de la protection sociale. Je tiens à rappeler ici le fondement de notre protection sociale: compenser une perte de revenu ou un supplément de dépenses, générés par un événement extérieur : l'arrivée d'un enfant dans la famille, l'occurrence d'une maladie ou du chômage, le retrait de la vie active, etc. Et de surcroît, cette compensation est forfaitaire, attribuée de manière anonyme à une catégorie administrative habituellement dénommée " ayant-droit ". Ce n'est pas ce qu'attendent les personnes handicapées. Ce qu'attend la personne handicapée, c'est du " cousu main " et non du traitement de masse. Pour autant, n'opposons pas trop systématiquement forfait et personnalisation. Il y sans doute des besoins de compensation qui ne varient guère significativement d'une personne à l'autre pour un même type de handicap. Je pense notamment au handicap d'origine sensorielle.
En ce qu'il se rapporte à la personne, le handicap appelle la compensation. En ce qu'il se rapporte à l'environnement, il appelle l'aménagement de cet environnement. C'est de la synergie entre compensation et accessibilité que l'on peut attendre de nouveaux espaces de liberté pour nos concitoyens handicapés. S'il m'est permis de paraphraser un grand historien des sciences, Alexandre Koyré, j'oserai dire qu'en passant de la loi d'orientation de 1975 à celle du 11 février 2005 on passe " du monde clos à l'univers infini ". Un univers qui se décline dans les lieux bien connus de l'ensemble de nos concitoyens: l'école de la République, le monde de l'entreprise, la ville, les transports, les bâtiments d'Etat, en un mot un univers citoyen.
Aménagement du cadre bâti, bien sûr, de manière à garantir l'accès de tous à tout, selon l'heureuse expression de l'APF : accès à la cité, à ses bâtiments publics, à ses administrations, à ses lieux de culture et de convivialité, à ses transports. Mais aussi, accès à l'école ordinaire, où tout se joue, étape indispensable pour trouver sa place dans la société et se forger une identité de citoyen, sans pour autant évacuer l'éducation spéciale lorsqu'elle est nécessaire. Accès à l'entreprise car nous savons d'expérience que l'emploi constitue une opportunité d'épanouissement personnel pour la personne handicapée autant qu'un facteur d'enrichissement et de cohésion pour la communauté de travail. En un mot, l'accès à la vie ordinaire en société et, mieux, l'accès à la vie d'un citoyen ordinaire.
C'est là un chapitre nouveau de la politique du handicap qui devait impérativement être ajouté à la loi de 75 car, rétrospectivement, la sécurité et le confort qu'apportaient aux personnes handicapées les prestations, les procédures et les institutions définies dans la loi d'orientation paraissent avoir eu pour contrepartie inacceptable un certain confinement ou, pour le moins, avoir oublié, occulté, peut-être nié, la liberté inhérente à la personne.
3 - La troisième rupture que je souhaite évoquer se déduit des deux précédentes.
Faire une politique avec les personnes handicapées, c'est miser sur leur responsabilité, les associer aux décisions qui les concernent, qu'il s'agisse de l'évaluation de leurs besoins de compensation ou des orientations générales de la politique du handicap.
Partir du projet de vie de la personne, construire avec elle la réponse appropriée à ses besoins particuliers, c'est mobiliser les moyens financiers et organiser les moyens humains nécessaires à la personnalisation des aides, qu'il s'agisse des procédures d'attribution des droits, de l'accueil séquentiel destiné à assurer la complémentarité de la famille et de l'établissement, des solidarités réelles de proximité destinées à promouvoir l'emploi des personnes handicapées, etc.
Dans ces deux domaines, le besoin de réforme était particulièrement sensible. Aucune instance de décision ne faisait place, jusqu'ici, aux personnes handicapées ou à leurs représentants. Les instances consultatives étaient elles-mêmes tombées plus ou moins en désuétude. Depuis bien longtemps, le CSRP (Conseil supérieur des risques professionnels) n'était plus réuni et le CNCPH (onseil national consultatif des personnes handicapées) ne remettait plus de rapport annuel. Les moyens financiers étaient éclatés entre différentes lignes budgétaires rendant peu transparente la politique du handicap. Le guide barème n'était manifestement pas adapté à la définition des besoins de compensation. La COTOREP et CDES délimitaient artificiellement une frontière qui ouvrait sur des procédures différentes et des montants différents de compensation selon l'âge de la personne. Quant à l'information, l'accueil et l'orientation des personnes handicapées ils relevaient encore, selon l'avis de tous, du parcours du combattant.
La nouvelle loi se devait donc de rénover aussi les institutions du handicap. Et elle l'a fait sur chacun des points que je viens d'évoquer. Permettez moi de m'arrêter sur deux points seulement.
Brièvement, d'abord, je tiens à souligner que les instances consultatives ont été revitalisées, qu'il s'agisse du CSRP, dont l'avis devient obligatoire sur toute question relative à l'emploi des personnes handicapées, ou du CNCPH, dont le champ des avis obligatoires est étendu et auquel la loi du 11 février attribue de nouvelles compétences. Mon intention est de recourir à leur avis aussi souvent que nécessaire. Je compte tout particulièrement sur le CNCPH pour disposer dans les meilleurs délais de l'évaluation, prévue par la loi du 4 mars 2002, de la situation matérielle, financière et morale des personnes handicapées en France et des personnes de nationalité française établies hors de France prise en charge au titre de la solidarité nationale .
Plus longuement, maintenant, sur une institution qui est au coeur de la nouvelle loi : la CNSA
Pour la politique du handicap, la CNSA répond à une exigence de visibilité, de pérennité et de cohérence. Faire de la dépendance un risque autonome et donner à cette construction institutionnelle la dimension - et le nom - d'une nouvelle branche de protection sociale consacrée au handicap permet de sortir de l'ombre des millions de personnes. Avec la création de cette caisse, la société française ose s'affranchir de sa peur pour prendre à bras le corps une question qui, pour difficile qu'elle soit, ne doit plus être ni gênante ni honteuse.
Cette visibilité est également un gage de pérennité et de plus grande cohérence d'une politique conduite aujourd'hui par de nombreux acteurs, en marge d'actions principales, elles-mêmes toujours plus importantes.
Pour l'Etat, la création de la CNSA dote enfin la politique de la dépendance d'un pilotage identifié et responsable autant qu'elle adapte notre mode de gouvernance à son enjeu financier réel. Le cloisonnement institutionnel a conduit l'Etat à piloter près de 15 milliards d'euros comme si les crédits dont nous disposions étaient deux fois moins importants. La cohérence entre les différentes actions à l'égard des personnes handicapées et la cohérence des réponses que nous pouvons espérer apporter à leurs difficultés a souffert de ce manque de lisibilité. En outre, le rassemblement dans la CNSA des crédits dédiés à la prise en charge de la dépendance et à la politique de compensation du handicap va permettre d'offrir des solutions plus souples et plus adaptées à des situations complexes et d'optimiser l'utilisation des finances publiques.
Pour les Français, cette réforme est une réponse volontariste à une forme du sentiment d'insécurité. Nos concitoyens expriment une demande forte de sécurité, pour eux et plus encore pour leurs enfants : " que deviendront-ils lorsque nous ne serons plus là ? ".
La lutte contre ce sentiment d'insécurité est au cur des priorités de ce gouvernement depuis plus de deux ans. Avec la réforme des retraites et celle de l'assurance maladie, deux lourdes réformes de consolidation et de modernisation de la sécurité sociale ont été entreprises qui ont apporté les garanties de la pérennité d'un système qui, depuis 50 ans, assure la couverture de deux risques bien identifiés : la maladie et la vieillesse. La création de la CNSA relève d'une nouvelle génération de réformes. Il s'agit maintenant d'étendre notre système de protection sociale à un risque nouveau, ou nouvellement identifié comme tel : la dépendance. Et il ne s'agit pas seulement de répondre à une difficulté, mais bien de prévenir l'exclusion d'une partie de la population en rétablissant l'égalité des droits et des chances des personnes dépendantes et en créant les conditions de leur participation à la vie sociale et au plein exercice de leur citoyenneté.
C'est une réforme qui amorce la création d'une cinquième branche de la protection sociale. Elle le fait en dehors des institutions et des procédures traditionnelles de la sécurité sociale. Mais elle participe pleinement du projet né en 1945 d'une sécurité sociale universelle capable de libérer les forces créatrices de la nation.
Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs,
Je ne voudrais pas terminer mon propos sans vous livrer deux réflexions sur les conditions qui ont permis cette évolution législative.
J'entends dire fréquemment : " il faut changer le regard sur le handicap ". Je comprends ce que l'on veut dire en disant cela. Je sais qu'il y a encore beaucoup à faire dans ce sens. J'observe, néanmoins, que le regard sur le handicap a déjà profondément changé et que la loi du 11 février est une expression de ce changement. Et je n'ignore pas la part prise à cette évolution par les associations. " Nos enfants inadaptés ", " Epanouir ", " Vivre ensemble ", trois moments, Monsieur le Président Devoldère, que vous connaissez bien parce qu'ils évoquent l'histoire du combat de l'UNAPEI pour faire accéder les personnes handicapées à la pleine citoyenneté.
En réalité, bien au-delà du regard sur le handicap, c'est le regard de la société française sur elle-même qui a changé. Lorsque le législateur vote la loi d'orientation du 30 juin 1975, il ne sait pas encore que l'année 1975 sera la première et la seule année de l'après-guerre à connaître un taux de croissance égal à zéro, en conséquence retardée de la crise pétrolière déclenchée en 1973. Il ne sait pas encore qu'à partir de cette année là, le socle de chômage ne cessera d'augmenter et simultanément de se durcir en chômage de longue durée. Il ne sait pas encore que la France est sortie des " trente glorieuses " et que l'Etat providence est sur le point d'entrer dans une crise durable au terme de laquelle la question de sa refondation sera inéluctablement posée. La loi de 75 est ainsi le dernier élan de générosité d'une France apaisée par trente années de croissance ininterrompue.
Aujourd'hui, trente ans plus tard, les Français ont fait la douloureuse expérience de la fragilité du progrès économique et, au-delà, du progrès social. Trente années de croissance lente, coupée de récessions plus ou moins sévères, dans un univers économique élargi aux dimensions du monde et marqué par la compétition, ont radicalement changé la donne. Chacun se sait plus fragile, personne ne sent à l'abri de l'exclusion. Un nouveau lien social s'est formé. En acceptant de travailler un jour de plus dans l'année au profit des personnes dépendantes, quel que soit leur âge, les Français ont apporté la preuve que les moments de fragilité collective sont aussi ceux de plus grande fraternité.
(Source http://www.handicap.gouv.fr, le 21 mars 2005)
Mesdames et Messieurs,
Ce colloque marque le terme d'un processus qui nous a mobilisé pendant plus de deux ans et qui vient de s'achever avec la publication au JO, le 11 janvier, de la loi pour l'égalité des doits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. Ensemble, nous avons fait la loi ; ensemble, nous sommes invités, aujourd'hui, à réfléchir sur la loi que nous venons de faire. C'est une initiative heureuse, c'est une étape indispensable à l'approfondissement de notre réflexion.
Pourquoi avons nous fait une loi ? Pourquoi avoir réformé la loi d'orientation de 1975 ? C'est la question à laquelle vous m'avez demandé de répondre.
Reportons nous quelque deux ans en arrière, en juillet 2002, lorsque JF. Mattéi, ministre de la santé et des personnes handicapées, engageait la réflexion sur cette réforme. A cette époque, les avis étaient partagés. Pour les uns, la loi de 75 devait seulement être " toilettée ", pour d'autres refondée. Pour les uns, il fallait une loi d'orientation, pour d'autres, une loi cadre et d'autres encore une loi de programmation. Prenez votre temps, disaient les uns, agissez vite, disaient les autres.
Le besoin d'agir était partagé mais l'orientation était encore incertaine. Sans doute parce que la loi d'orientation de 1975 portait en elle-même cette contradiction d'avoir marqué un immense progrès pour la cause du handicap et, par conséquent, de vivre encore dans les consciences comme une référence et, simultanément, d'apparaître néanmoins comme une loi datée, dépassée, décalée, peut-être même devenue inacceptable dans la conception du handicap qu'elle exprimait. Finalement, nous nous sommes engagés ensemble dans la voie de la refondation.
Car s'il faut donner une justification à notre réforme, c'est bien d'avoir nourri l'ambition de réorganiser les institutions, les procédures, les prestations, les financements de la politique du handicap à partir d'une représentation nouvelle du handicap, en rupture sur trois points essentiels avec celle qu'en a donné la loi d'orientation de 1975.
- rupture avec la conception du handicap
- rupture avec la conception des prestations
- rupture avec la conception des institutions
1 - La première rupture, c'est d'avoir enfin reconnu la personne handicapée, sa dignité, sa sociabilité, sa citoyenneté. La loi de 75, malgré son titre " loi d'orientation en faveur des personnes handicapées ", voit le handicap avant de voir la personne. Tout au long du texte, le législateur de 75 a préféré recourir au substantif " les handicapés " plutôt qu'à l'expression " personnes handicapées ". C'est donc une catégorie sociale qui est visée, une construction administrative qui nous est proposée à une époque où l'action sociale se voit dotée d'une direction au sein du ministère, dont la mission est précisément de prendre en charge des catégories sociales délaissées pendant les trente glorieuses, notamment " les vieux " et les " handicapés ". Ce choix n'est plus possible aujourd'hui. Pensons à nos voisins Belges, qui ont réformé leur législation en juillet 2002 en soulignant le progrès réalisé par la substitution de l'expression personne handicapée au substantif " handicapé ". Car, en effet, reconnaître la personne, c'est reconnaître la dignité qui est en chaque être humain, la sociabilité qui est en chaque individu, la singularité qui est en chacun de nous et, au bout du compte, c'est fondre le handicap dans la diversité des statuts qui fonde la richesse de notre démocratie.
La loi d'orientation de 1975 faisait donc très logiquement une large place aux prestations et aux institutions propres aux personnes handicapées. Mais elle n'abordait qu'in fine et furtivement la question de leur participation à la vie sociale. La loi nouvelle en fait, au contraire, son point de départ. A-t-on suffisamment prêté attention à la définition contenu dans l'article 2 de la loi du 11 février: " Constitue un handicap toute restriction de participation à la vie en société ". Ainsi, le handicap est posé d'emblée comme une notion relative. Il est d'emblée reconnu dans sa dimension sociale. Ce n'est plus la déficience ou l'incapacité qui constituent le handicap mais ce n'est pas non plus la société. Le handicap n'est plus dans la personne, comme le voulait le modèle médical traditionnel. Mais il n'est pas non plus dans la société, comme le voudrait - sans doute par réaction - l'esprit du temps. Pourquoi vouloir substituer une causalité diabolique à une autre ? Pourquoi vouloir assigner un lieu au handicap ? Pourquoi nier ce qui constitue l'essence de tout handicap, c'est à dire la relation d'une personne à son environnement physique, social, culturel ? Mais, en même temps, comment ne pas voir que les personnes auxquelles s'adressent la loi sont des personnes gravement marquées par l'épreuve de la vie : la naissance, la maladie irréversible ou pas, les risques de la vie moderne. Lorsque je lis, sous la plume d'un professeur de médecine réputé spécialiste du handicap que la cause principale de handicap est le mal de dos, je me dis qu'il y a une mésentente fondamentale sur notre loi car les dispositions qu'elle contient et les 850 millions d'euros supplémentaires qu'elle mobilise ne sont pas, ne peuvent pas et ne doivent pas être affectés prioritairement aux personnes qui ont un mal de dos. Mais je comprends pourquoi ce même auteur préfère parler de situations de handicap plutôt que de personnes handicapées.
2 - La deuxième rupture est précisément d'avoir voulu tirer toutes les conséquences de cette inflexion du regard porté sur le handicap en organisant les deux piliers de l'égalité des droits et des chances, de la participation et de la citoyenneté que sont le droit à compensation et l'accessibilité généralisée de la Cité.
La compensation n'efface pas la déficience. Elle annule, réduit ou minimise les incapacités qui en résultent. Dès lors, quel que soit le type de handicap, il y a une assise commune, solide, sur laquelle repose ce premier pilier de la politique du handicap qu'est le droit à compensation. Il y a, en effet, un point commun à une place en CAT ou en MAS, une aide humaine ou animalière ou technique, un aménagement du logement ou d'un véhicule ou d'un poste de travail. Ce point commun, c'est de libérer la personne de ses incapacités, c'est de lui permettre d'exprimer aussi complètement que possible ses potentialités, ses capacités - fussent-elles résiduelles -, sa personnalité, en un mot le projet de vie qui lui est permis dans les conditions qui sont les siennes.
Le projet de vie de la personne s'impose aujourd'hui au fondement de toute action qui concerne le handicap. C'est là une novation majeure dans notre protection sociale, un véritable changement de paradigme. Notre politique du handicap se fait désormais avec les personnes handicapées et non plus seulement pour des personnes handicapées. Ce qu'attend la personne handicapée, c'est un service, un accompagnement, une aide personnalisée, adaptée à ses besoins particuliers, dans l'environnement qui est le sien. Ce qui est attendu, c'est que la compensation prenne en compte chaque type de besoin et le prenne en compte dans son intégralité en reconnaissant que pour un même handicap, le besoin de compensation peut être différent selon l'environnement dans lequel vit la personne.
Contrairement aux prestations traditionnelles de la protection sociale, ce n'est pas d'abord une aide monétaire qui est attendue ou demandée. Certes, celle-ci est indispensable, mais elle est en quelque sorte de second rang. Il y a là un renversement de la logique traditionnelle de la protection sociale. Je tiens à rappeler ici le fondement de notre protection sociale: compenser une perte de revenu ou un supplément de dépenses, générés par un événement extérieur : l'arrivée d'un enfant dans la famille, l'occurrence d'une maladie ou du chômage, le retrait de la vie active, etc. Et de surcroît, cette compensation est forfaitaire, attribuée de manière anonyme à une catégorie administrative habituellement dénommée " ayant-droit ". Ce n'est pas ce qu'attendent les personnes handicapées. Ce qu'attend la personne handicapée, c'est du " cousu main " et non du traitement de masse. Pour autant, n'opposons pas trop systématiquement forfait et personnalisation. Il y sans doute des besoins de compensation qui ne varient guère significativement d'une personne à l'autre pour un même type de handicap. Je pense notamment au handicap d'origine sensorielle.
En ce qu'il se rapporte à la personne, le handicap appelle la compensation. En ce qu'il se rapporte à l'environnement, il appelle l'aménagement de cet environnement. C'est de la synergie entre compensation et accessibilité que l'on peut attendre de nouveaux espaces de liberté pour nos concitoyens handicapés. S'il m'est permis de paraphraser un grand historien des sciences, Alexandre Koyré, j'oserai dire qu'en passant de la loi d'orientation de 1975 à celle du 11 février 2005 on passe " du monde clos à l'univers infini ". Un univers qui se décline dans les lieux bien connus de l'ensemble de nos concitoyens: l'école de la République, le monde de l'entreprise, la ville, les transports, les bâtiments d'Etat, en un mot un univers citoyen.
Aménagement du cadre bâti, bien sûr, de manière à garantir l'accès de tous à tout, selon l'heureuse expression de l'APF : accès à la cité, à ses bâtiments publics, à ses administrations, à ses lieux de culture et de convivialité, à ses transports. Mais aussi, accès à l'école ordinaire, où tout se joue, étape indispensable pour trouver sa place dans la société et se forger une identité de citoyen, sans pour autant évacuer l'éducation spéciale lorsqu'elle est nécessaire. Accès à l'entreprise car nous savons d'expérience que l'emploi constitue une opportunité d'épanouissement personnel pour la personne handicapée autant qu'un facteur d'enrichissement et de cohésion pour la communauté de travail. En un mot, l'accès à la vie ordinaire en société et, mieux, l'accès à la vie d'un citoyen ordinaire.
C'est là un chapitre nouveau de la politique du handicap qui devait impérativement être ajouté à la loi de 75 car, rétrospectivement, la sécurité et le confort qu'apportaient aux personnes handicapées les prestations, les procédures et les institutions définies dans la loi d'orientation paraissent avoir eu pour contrepartie inacceptable un certain confinement ou, pour le moins, avoir oublié, occulté, peut-être nié, la liberté inhérente à la personne.
3 - La troisième rupture que je souhaite évoquer se déduit des deux précédentes.
Faire une politique avec les personnes handicapées, c'est miser sur leur responsabilité, les associer aux décisions qui les concernent, qu'il s'agisse de l'évaluation de leurs besoins de compensation ou des orientations générales de la politique du handicap.
Partir du projet de vie de la personne, construire avec elle la réponse appropriée à ses besoins particuliers, c'est mobiliser les moyens financiers et organiser les moyens humains nécessaires à la personnalisation des aides, qu'il s'agisse des procédures d'attribution des droits, de l'accueil séquentiel destiné à assurer la complémentarité de la famille et de l'établissement, des solidarités réelles de proximité destinées à promouvoir l'emploi des personnes handicapées, etc.
Dans ces deux domaines, le besoin de réforme était particulièrement sensible. Aucune instance de décision ne faisait place, jusqu'ici, aux personnes handicapées ou à leurs représentants. Les instances consultatives étaient elles-mêmes tombées plus ou moins en désuétude. Depuis bien longtemps, le CSRP (Conseil supérieur des risques professionnels) n'était plus réuni et le CNCPH (onseil national consultatif des personnes handicapées) ne remettait plus de rapport annuel. Les moyens financiers étaient éclatés entre différentes lignes budgétaires rendant peu transparente la politique du handicap. Le guide barème n'était manifestement pas adapté à la définition des besoins de compensation. La COTOREP et CDES délimitaient artificiellement une frontière qui ouvrait sur des procédures différentes et des montants différents de compensation selon l'âge de la personne. Quant à l'information, l'accueil et l'orientation des personnes handicapées ils relevaient encore, selon l'avis de tous, du parcours du combattant.
La nouvelle loi se devait donc de rénover aussi les institutions du handicap. Et elle l'a fait sur chacun des points que je viens d'évoquer. Permettez moi de m'arrêter sur deux points seulement.
Brièvement, d'abord, je tiens à souligner que les instances consultatives ont été revitalisées, qu'il s'agisse du CSRP, dont l'avis devient obligatoire sur toute question relative à l'emploi des personnes handicapées, ou du CNCPH, dont le champ des avis obligatoires est étendu et auquel la loi du 11 février attribue de nouvelles compétences. Mon intention est de recourir à leur avis aussi souvent que nécessaire. Je compte tout particulièrement sur le CNCPH pour disposer dans les meilleurs délais de l'évaluation, prévue par la loi du 4 mars 2002, de la situation matérielle, financière et morale des personnes handicapées en France et des personnes de nationalité française établies hors de France prise en charge au titre de la solidarité nationale .
Plus longuement, maintenant, sur une institution qui est au coeur de la nouvelle loi : la CNSA
Pour la politique du handicap, la CNSA répond à une exigence de visibilité, de pérennité et de cohérence. Faire de la dépendance un risque autonome et donner à cette construction institutionnelle la dimension - et le nom - d'une nouvelle branche de protection sociale consacrée au handicap permet de sortir de l'ombre des millions de personnes. Avec la création de cette caisse, la société française ose s'affranchir de sa peur pour prendre à bras le corps une question qui, pour difficile qu'elle soit, ne doit plus être ni gênante ni honteuse.
Cette visibilité est également un gage de pérennité et de plus grande cohérence d'une politique conduite aujourd'hui par de nombreux acteurs, en marge d'actions principales, elles-mêmes toujours plus importantes.
Pour l'Etat, la création de la CNSA dote enfin la politique de la dépendance d'un pilotage identifié et responsable autant qu'elle adapte notre mode de gouvernance à son enjeu financier réel. Le cloisonnement institutionnel a conduit l'Etat à piloter près de 15 milliards d'euros comme si les crédits dont nous disposions étaient deux fois moins importants. La cohérence entre les différentes actions à l'égard des personnes handicapées et la cohérence des réponses que nous pouvons espérer apporter à leurs difficultés a souffert de ce manque de lisibilité. En outre, le rassemblement dans la CNSA des crédits dédiés à la prise en charge de la dépendance et à la politique de compensation du handicap va permettre d'offrir des solutions plus souples et plus adaptées à des situations complexes et d'optimiser l'utilisation des finances publiques.
Pour les Français, cette réforme est une réponse volontariste à une forme du sentiment d'insécurité. Nos concitoyens expriment une demande forte de sécurité, pour eux et plus encore pour leurs enfants : " que deviendront-ils lorsque nous ne serons plus là ? ".
La lutte contre ce sentiment d'insécurité est au cur des priorités de ce gouvernement depuis plus de deux ans. Avec la réforme des retraites et celle de l'assurance maladie, deux lourdes réformes de consolidation et de modernisation de la sécurité sociale ont été entreprises qui ont apporté les garanties de la pérennité d'un système qui, depuis 50 ans, assure la couverture de deux risques bien identifiés : la maladie et la vieillesse. La création de la CNSA relève d'une nouvelle génération de réformes. Il s'agit maintenant d'étendre notre système de protection sociale à un risque nouveau, ou nouvellement identifié comme tel : la dépendance. Et il ne s'agit pas seulement de répondre à une difficulté, mais bien de prévenir l'exclusion d'une partie de la population en rétablissant l'égalité des droits et des chances des personnes dépendantes et en créant les conditions de leur participation à la vie sociale et au plein exercice de leur citoyenneté.
C'est une réforme qui amorce la création d'une cinquième branche de la protection sociale. Elle le fait en dehors des institutions et des procédures traditionnelles de la sécurité sociale. Mais elle participe pleinement du projet né en 1945 d'une sécurité sociale universelle capable de libérer les forces créatrices de la nation.
Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs,
Je ne voudrais pas terminer mon propos sans vous livrer deux réflexions sur les conditions qui ont permis cette évolution législative.
J'entends dire fréquemment : " il faut changer le regard sur le handicap ". Je comprends ce que l'on veut dire en disant cela. Je sais qu'il y a encore beaucoup à faire dans ce sens. J'observe, néanmoins, que le regard sur le handicap a déjà profondément changé et que la loi du 11 février est une expression de ce changement. Et je n'ignore pas la part prise à cette évolution par les associations. " Nos enfants inadaptés ", " Epanouir ", " Vivre ensemble ", trois moments, Monsieur le Président Devoldère, que vous connaissez bien parce qu'ils évoquent l'histoire du combat de l'UNAPEI pour faire accéder les personnes handicapées à la pleine citoyenneté.
En réalité, bien au-delà du regard sur le handicap, c'est le regard de la société française sur elle-même qui a changé. Lorsque le législateur vote la loi d'orientation du 30 juin 1975, il ne sait pas encore que l'année 1975 sera la première et la seule année de l'après-guerre à connaître un taux de croissance égal à zéro, en conséquence retardée de la crise pétrolière déclenchée en 1973. Il ne sait pas encore qu'à partir de cette année là, le socle de chômage ne cessera d'augmenter et simultanément de se durcir en chômage de longue durée. Il ne sait pas encore que la France est sortie des " trente glorieuses " et que l'Etat providence est sur le point d'entrer dans une crise durable au terme de laquelle la question de sa refondation sera inéluctablement posée. La loi de 75 est ainsi le dernier élan de générosité d'une France apaisée par trente années de croissance ininterrompue.
Aujourd'hui, trente ans plus tard, les Français ont fait la douloureuse expérience de la fragilité du progrès économique et, au-delà, du progrès social. Trente années de croissance lente, coupée de récessions plus ou moins sévères, dans un univers économique élargi aux dimensions du monde et marqué par la compétition, ont radicalement changé la donne. Chacun se sait plus fragile, personne ne sent à l'abri de l'exclusion. Un nouveau lien social s'est formé. En acceptant de travailler un jour de plus dans l'année au profit des personnes dépendantes, quel que soit leur âge, les Français ont apporté la preuve que les moments de fragilité collective sont aussi ceux de plus grande fraternité.
(Source http://www.handicap.gouv.fr, le 21 mars 2005)