Texte intégral
Monsieur le Président,
Si le Oui l'emporte le 29 mai, l'Histoire retiendra que ce 5 avril 2005, se sera tenu l'ultime débat sur la figure de l'Europe. Car si les Français donnent le 29 mai leur assentiment, l'Histoire retiendra que ce débat aura été l'ultime sur la figure de l'Europe.
En réalité, un débat commencé il y a cinquante-cinq ans, en 1950.
Et cette réflexion sur la forme de l'Europe répondait à la plus lourde des questions politiques : " voulons-nous, dans ce monde où s'organisent et se confrontent les super-puissances, conserver une voix respectée et influente ? Voulons-nous continuer à porter les valeurs, les idées, la culture, les langues de la société, de notre civilisation européenne ? Voulons-nous que dans cette construction la voix des citoyens soit entendue et respectée ?"
Nous, la France, nous avons façonné, pour une part, le visage de la planète. Les autres européens, les Britanniques en particulier, ont pris eux aussi une grande part dans cette élaboration du monde.
Nous avons vécu, nous, nations européennes, un équilibre des puissances qui donnait à chacun d'entre nous, depuis des siècles, bonne fortune ou mauvaise fortune, dans la paix ou dans la guerre, la chance d'épanouir et de faire rayonner notre génie national.
Et puis nous avons vu se lever le nouveau monde. Cela a commencé sans qu'on s'en rende compte, avec la première guerre mondiale. Le XX° siècle nous a donné de cruelles leçons. Ce sont les Etats-Unis qui ont fait basculer la première guerre mondiale, en 1917. Sans eux, qui sait ce qu'aurait été le destin. Ce sont les Etats-Unis qui ont supporté l'essentiel de l'effort de guerre entre 40 et 45. Et sans eux, on sait ce qu'aurait été le destin ! Et la guerre froide, qui a suivi, a connu l'issue que l'on sait en grande partie en raison de leur capacité technologique et économique.
Et ce jour-là, après la guerre des guerres, les plus lucides ont compris que le centre du monde s'était déplacé.
Etrangement, étrangement pour certains, c'est de Gaulle, selon moi qui l'a dit le mieux : C'est le jour de la fondation du RPF en 1947. " Nous nous trouvons désormais dans un univers entièrement différent de celui où notre pays avait vécu pendant des siècles. Nous fûmes longtemps accoutumés à une Europe équilibrée, où cinq ou six grandes puissances, tout en rivalisant entre elles, et en se faisant périodiquement la guerre, avaient une civilisation semblable, une commune manière de vivre, un même droit des gens, où les Etats les moins importants se trouvaient protégés par la parité des plus grands, où notre vieux continent dominait en fait le monde par sa richesse, sa puissance, son rayonnement, où la France pouvait mener, avec bonheur ou malheur suivant les circonstances, mais toujours à son gré, une politique traditionnelle, mais fondée sur des données constantes. Le tableau a complètement changé. Notre planète, telle qu'elle est aujourd'hui présente deux masses énormes toutes deux portées à l'expansion, mais portées () par des courants idéologiquement opposés Dans une pareille situation, placés là où nous sommes, le maintien de notre indépendance devient pour nous un problème brûlant et capital. Il implique que nous nous appliquions à refaire l'Europe, afin qu'existe, à côté des deux masses d'aujourd'hui, l'élément d'équilibre sans lequel le monde de demain pourrait peut-être subsister sous le régime haletant des modus vivendi, mais non pas prospérer et fleurir dans la paix. "
C'est une belle langue, et c'est une belle vision.
Aujourd'hui, cinquante-huit ans après, l'une des deux masses s'est pour un moment effacée. Mais une autre arrive. Chiffres pédagogiques sur la Chine. Comme Alain Peyrefitte l'avait pressenti, la Chine s'est éveillée. Aujourd'hui plus de 50 % du ciment produit dans le monde est utilisé par la Chine ; c'est la même chose pour l'acier dont le prix subit une forte augmentation d'environ 30 % et pour le pétrole qui approche les 60 $ le baril à cause de la demande chinoise.
Et désormais, l'équilibre entre nations européennes qui permettait à chacune de jouer sa chance, cet équilibre s'est mué en réalité en division qui ne permet à aucune d'avoir du poids sur le destin du monde.
Cette réalité peut être anodine pour certains. Dans ce cas, la construction européenne est sans importance et sans objet. Mais nous sommes nombreux pour qui, sur tous les bancs de cet hémicycle, dans tous les courants de la vie politique nationale, cet effacement est insupportable. Il ne s'agit pas de gloire nationale. Il s'agit du destin de ce que nous avons de plus précieux.
L'Europe se trouve à son rendez-vous. Le monde nous oblige à revoir les points communs qui nous unissent. À redécouvrir des siècles d'histoire que notre mémoire courte avait abolis.
Car l'Europe existe. Et l'Europe existe comme Histoire. Ceux qui disent qu'il n'y a pas de peuple européen écartent l'histoire, et ne voient pas le présent. L'Europe existait avant les nations. Et un peuple européen se forme et nous avons un héritage à partager.
L'Europe a créé une société unique : la société de la liberté, la solidarité et la diversité.
La liberté, elle n'est pas notre seul apanage. D'autres l'ont aussi, notamment aux Etats-Unis. Mais d'avoir forcé le destin jusqu'à solidarité et diversité ! Cela personne d'autre ne l'a.
Et c'est une production européenne ! Nous affirmons souvent le caractère unique de la solidarité à la française hors notre Sécurité Sociale, c'est une production européenne héritière du modèle britannique de Beveridge et du modèle allemand bismarckien et qui a été portée à son plus haut par les pays scandinaves.
Nous ne la défendrons qu'ensemble !
Et la diversité culturelle que nous appelons " à la française ". Toujours les empires portent avec eux leur culture et leur langue ! Toujours ils l'animent. L'Europe, au contraire, défend la diversité des cultures et des langues. Et convenons ensemble qu'il lui arrive de le faire davantage et mieux que la France ne le fait. Je pense en particulier aux cultures régionales à propos desquelles nous nous honnorerions à entendre ce que l'Europe nous dit.
Nous nous honorerions à entendre ce que l'Europe nous dit en matière de droit, de protection de la vie personnelle, en matière de séparation des pouvoirs, en matière de transparence.
Et qui ne voit que ces valeurs de solidarité, de diversité, de liberté, nous ne les défendrons qu'ensemble ! Qui ne voit le rouleau compresseur : 70 % des chansons enregistrées en Allemagne le sont directement en anglais...
L'Europe doit-elle exister ou pas ? Doit-elle être démocratique ou pas ? Ce long débat, ce fut un long chemin : ce fut la décision visionnaire de 1950 avec la création de la CECA ; ce fut l'audace de la Commmunauté Européenne de Défense et son échec ; ce fut le sursaut du marché commun ; l'eurodépression des années 70 et 80, avec trois décisions de Valéry Giscard d'Estaing (système monétaire, élection du parlement européen au suffrage universel, institutions du conseil européen) ; ce fut la réaction de Jacques Delors et de François Mitterrand avec l'acte unique ; ce fut la volonté d'Helmut Kohl et François Mitterrand avec la création de la monnaie unique par le traité Maastricht ; ce furent les échecs du traité de Nice ; et aujourd'hui, au terme de ce long chemin, comme une conclusion logique, comme une clé de voûte, le pouvoir politique, la constitution.
Alors oui, le référendum est un risque. Mais c'est un risque juste. C'est un moment historique important, mais quel que soit ce risque nous avons eu raison de le prendre.
Nous ne répondons pas seulement pour nous-mêmes. C'est la chance et la charge de la France d'avoir à porter une réponse pour elle-même et pour les autres pays européens. Car nous répondons aussi pour les autres. J'étais hier à Dijon avec des étudiants de 22 pays européens. Ils savent bien, eux, que la réponse de la France n'est pas une réponse comme les autres parce qu'ils savent bien que de la réponse de la France dépend, purement et simplement, l'avenir du projet. Il est des pays qui peuvent voter non car il sera possible de leur demander de réexaminer la question. Mais ce n'est pas le cas de la France. Si elle vote non elle entraînera d'autres pays européens dans cette voie, comme les Pays-Bas qui voteront trois jours après nous et pourraient voter non aussi.
Je veux maintenant reprendre les sept objections qui reviennent le plus souvent dans le débat :
1- La lisibilité du projet : dans sa partie institutionnelle, la nouveauté, le traité, ce sont soixante articles, quatre pages de journal, qui fondent la transparence et la séparation des pouvoirs, pour que l'on sache qui fait quoi, quelles sont les compétences, et quels sont les droits nouveaux des citoyens. La partie II, c'est la charte des droits fondamentaux qui fixe ce que les citoyens européens pourront invoquer comme droits pour l'avenir. Ainsi, conformément à notre Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen en son article 16, c'est bien d'une constitution qu'il s'agit : " toute Société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée et la séparation des pouvoirs établis, n'a point de constitution ". Et donc, tout texte qui garantit la séparation des pouvoirs et les droits des citoyens est une constitution. La partie III, la plus lourde, c'est seulement la reprise en un seul texte de tous les traités qui faisaient l'Europe d'hier. Quinze traités, un seul texte. Aucune disposition nouvelle n'a été introduite. Simplement les citoyens européens intéressés pourront conserver dans leur bibliothèque, en un seul texte, toutes les références et toutes les garanties de l'Union européenne.
2- L'Europe opaque avec comme illustration, je le pense, la directive dite de manière impropre Bolkestein. Ce que le traité institue, apporte de nouveau, c'est l'obligation à la transparence. On s'est ému du projet de directive sur les services, appelé improprement Bolkestein. Pourquoi cette émotion, cette surprise, c'est que dans l'Europe précédente, l'Europe du traité de Nice, ce genre de délibération se déroulait dans le secret. La constitution, c'est la transparence. Les délibérations seront publiques, y compris les délibérations législatives qui impliqueront les gouvernements des 25 pays européens. Et donc l'ordre du jour sera connu et public, et la préparation des textes sera publique aussi. Et le double assentiment des gouvernements et du Parlement européen sera requis pour tous les textes importants. L'Europe prend un visage démocratique. La voix des citoyens y prend, enfin, le poids nécessaire.
3- La perte de souveraineté. La question de la souveraineté est la plus importante des questions politiques. De quelle manière pouvons-nous peser sur le monde ? Pour nous qui sommes des militants européens, l'Europe, ce n'est pas la souveraineté perdue. C'est au contraire la souveraineté retrouvée. Nous avons connu une souveraineté d'apparence avec le Franc, aujourd'hui avec l'Euro nous avons une souveraineté retrouvée ; nous la partageons mais nous la retrouvons.
4- L'identité est une grande question. L'identité de l'Europe est en filigrane dans la question des élargissements. Perdre l'identité pour l'Europe, c'est risquer sa dissolution. C'est un grand souci pour ceux qui ont dit leur inquiétude à propos de la Turquie, par exemple. Pour ceux-là, la constitution, qui est le ciment de l'Europe, est un antidote à ce risque. Et puis il y a l'identité propre, particulière, de la société française. Et on entend à ce propos, agiter toutes les caricatures, tous les croquemitaines : on m'a dit tout récemment dans les débats au travers de la France que la constitution menaçait la laïcité, le droit au divorce, l'interruption de grossesse et même l'école publique. Evidemment, tout cela n'a aucun fondement solide et sérieux, tout cela n'a aucune consistance. Il y a deux éléments certains, en revanche, pour calmer ces craintes agitées. Le Conseil constitutionnel dans sa décision du mois de novembre a rappelé que la constitution française demeurait la référence en matière de droit interne, le sommet de la hiérarchie des normes. Il a explicitement indiqué dans sa décision que c'était notamment le cas en matière de laïcité, puisqu'en son article Ier, la République française est définie comme " république laïque ". Pour ce qui est de la vie personnelle et familiale, je veux simplement rappeler les articles 2 et 9 de la Charte, soit les articles 62 et 69 de la Constitution, sont exactement les mêmes que les articles 3, 16 et 18 de la Déclaration universelle des droits de l'Homme qui s'appliquent en France depuis 54 ans ! Et que je sache ils ne nous ont pas empêché de sauver les identités et les caractéristiques propres de l'identité française.
5- Le social. Il y a une réponse immédiate : c'est la première fois qu'un texte européen met au nombre de ses objectifs, le développement durable, l'économie sociale de marché, le plein emploi, le progrès social, la lutte contre l'exclusion sociale, la justice sociale et la protection sociale, l'égalité entre les hommes et les femmes, la solidarité entre générations et la protection des droits de l'enfant. C'est la première fois que ces valeurs sont énoncées au nombre des valeurs de l'Union européenne. Mais il y a plus profond encore : les puissances financières ont intérêt à un univers sans régulation. Le Secrétaire général de la Confédération européenne des syndicats, M. Moncks a dit : " le capitalisme international n'a pas besoin de constitution européenne : il préfère 25 orientations politiques différentes en Europe. C'est la jungle et la jungle lui convient. Mais nous, les travailleurs et les organisations syndicales, nous avons besoin de régulation, donc de volonté politique, donc de constitution. C'est notre chance, c'est la seule chance possible, et c'est maintenant. "
6- L'Europe et l'Otan. C'est l'article I-40-2 : et c'est la seule fois où l'on écrit le mot Otan dans le texte : " la politique de l'Union n'affecte pas le caractère spécifique de la politique de sécurité et de défense de certains Etats membres. Elle respecte les obligations découlant du traité de l'Atlantique nord pour certains Etats membres ". Elle respecte les choix de certains Etats et elle respecte leurs obligations. Elle n'assujettit à rien. Elle n'oblige à rien. Elle n'ampute rien. Elle respecte.
7- Enfin le seul argument, qui m'apparaisse purement, simplement et réellement mensonger : celui du " non " sans conséquences. On a le droit d'être contre l'Europe. On a le droit de ne pas vouloir sa construction. Mais on n'a pas le droit de dire qu'on la sert lorsqu'on vote non. On n'a pas le droit de dire " le non n'a pas d'importance, il nous permettra de négocier un meilleur traité. Nous repartirons sur de meilleures bases. "
On nous serine cela à longueur de journée, à longueur de débats. Et cela est mensonger, cela est directement contraire à la dynamique qui serait créée si la France votait non.
Je lance un défi aux partisans du non : qu'ils trouvent un seul responsable politique, un seul homme d'Etat de l'un des 24 autres pays européens, qui vienne devant les Français et qui dise : " votre non n'a pas d'importance, il nous rendra service, il nous permettra de faire une Europe plus intégrée, plus politique, plus sociale ! " Qu'ils en trouvent un seul de présentable !
Nous voilà responsables, nous citoyens Français. Non pas responsables collectivement, mais responsables individuellement, du plus beau, du plus grand projet que le siècle ait offert, non pas à nous-mêmes, mais à l'humanité.
Nous devons décider sur le fond : va-t-on vers l'unité, ou revient-on en arrière vers la division ? Car mouvement, de toute manière, il y aura ; dynamique, de toute manière, il y aura. Il nous faut décider du sens du mouvement, du sens de la dynamique. Va-t-on vers la démocratie, vers le libre débat des citoyens, ou revient-on en arrière vers l'Europe des initiés et des experts ?
Des forces considérables attendent que nous disions non. Les puissances établies ont tout intérêt à demeurer sans concurrents politiques. Je voudrais vous citer une phrase d'un intellectuel néo-conservateur américain, John Hulsman, de l' Heritage Foundation : " l'Amérique doit en permanence prendre note des désaccords intra-européens afin de les exploiter pour mettre sur pied des coalitions volontaires sur telle ou telle initiative politique. Seule une Europe qui s'élargit au lieu de s'approfondir, une Europe à la carte, où les efforts vers une plus grande centralisation et une plus grande homogénéisation sont maintenus au minimum, répondrait à la fois aux intérêts des Etats-Unis et à ceux des citoyens des pays du Continent " .
Beaucoup d'Etats européens attendent, en secret, que nous disions non. Tous ceux qui n'ont pas envie de voir se réaliser l'Europe unie. Je pense par exemple à une partie de la classe politique britannique. Si nous répondons oui, si les autres Etats européens répondent oui, la Grande-Bretagne sera placée devant un choix historique : " voulez-vous être dans la construction européenne, voulez-vous être dedans ou dehors, in or out ? " Beaucoup redoutent ce choix. Ceux-là rêvent d'un non de la France.
Tous ceux qui rêvent de voir l'Europe aller à vau l'eau, dériver, se dissoudre, revenir à la zone de libre-échange, tous fêteront le vote du non en France.
C'est normal. C'est notre projet. C'est nous qui l'avons voulu, c'est nous qui avons forcé le destin pour l'avoir. Et comme il est normal et juste, dans l'histoire comme dans la vie, c'est à ceux qui ont conçu le projet, qui l'ont porté, qui ont persuadé leurs partenaires, c'est à ceux-là d'assumer le choix, c'est à eux qu'il revient de le consacrer, ou, au contraire, de l'abattre.
L'UDF demande aux Français de voter oui, oui à l'Europe, oui au projet qu'ils ont souhaité, conçu, voulu, écrit. Oui à eux-mêmes.
(Source http://www.udf-europe.net, le 18 avril 2005)
Si le Oui l'emporte le 29 mai, l'Histoire retiendra que ce 5 avril 2005, se sera tenu l'ultime débat sur la figure de l'Europe. Car si les Français donnent le 29 mai leur assentiment, l'Histoire retiendra que ce débat aura été l'ultime sur la figure de l'Europe.
En réalité, un débat commencé il y a cinquante-cinq ans, en 1950.
Et cette réflexion sur la forme de l'Europe répondait à la plus lourde des questions politiques : " voulons-nous, dans ce monde où s'organisent et se confrontent les super-puissances, conserver une voix respectée et influente ? Voulons-nous continuer à porter les valeurs, les idées, la culture, les langues de la société, de notre civilisation européenne ? Voulons-nous que dans cette construction la voix des citoyens soit entendue et respectée ?"
Nous, la France, nous avons façonné, pour une part, le visage de la planète. Les autres européens, les Britanniques en particulier, ont pris eux aussi une grande part dans cette élaboration du monde.
Nous avons vécu, nous, nations européennes, un équilibre des puissances qui donnait à chacun d'entre nous, depuis des siècles, bonne fortune ou mauvaise fortune, dans la paix ou dans la guerre, la chance d'épanouir et de faire rayonner notre génie national.
Et puis nous avons vu se lever le nouveau monde. Cela a commencé sans qu'on s'en rende compte, avec la première guerre mondiale. Le XX° siècle nous a donné de cruelles leçons. Ce sont les Etats-Unis qui ont fait basculer la première guerre mondiale, en 1917. Sans eux, qui sait ce qu'aurait été le destin. Ce sont les Etats-Unis qui ont supporté l'essentiel de l'effort de guerre entre 40 et 45. Et sans eux, on sait ce qu'aurait été le destin ! Et la guerre froide, qui a suivi, a connu l'issue que l'on sait en grande partie en raison de leur capacité technologique et économique.
Et ce jour-là, après la guerre des guerres, les plus lucides ont compris que le centre du monde s'était déplacé.
Etrangement, étrangement pour certains, c'est de Gaulle, selon moi qui l'a dit le mieux : C'est le jour de la fondation du RPF en 1947. " Nous nous trouvons désormais dans un univers entièrement différent de celui où notre pays avait vécu pendant des siècles. Nous fûmes longtemps accoutumés à une Europe équilibrée, où cinq ou six grandes puissances, tout en rivalisant entre elles, et en se faisant périodiquement la guerre, avaient une civilisation semblable, une commune manière de vivre, un même droit des gens, où les Etats les moins importants se trouvaient protégés par la parité des plus grands, où notre vieux continent dominait en fait le monde par sa richesse, sa puissance, son rayonnement, où la France pouvait mener, avec bonheur ou malheur suivant les circonstances, mais toujours à son gré, une politique traditionnelle, mais fondée sur des données constantes. Le tableau a complètement changé. Notre planète, telle qu'elle est aujourd'hui présente deux masses énormes toutes deux portées à l'expansion, mais portées () par des courants idéologiquement opposés Dans une pareille situation, placés là où nous sommes, le maintien de notre indépendance devient pour nous un problème brûlant et capital. Il implique que nous nous appliquions à refaire l'Europe, afin qu'existe, à côté des deux masses d'aujourd'hui, l'élément d'équilibre sans lequel le monde de demain pourrait peut-être subsister sous le régime haletant des modus vivendi, mais non pas prospérer et fleurir dans la paix. "
C'est une belle langue, et c'est une belle vision.
Aujourd'hui, cinquante-huit ans après, l'une des deux masses s'est pour un moment effacée. Mais une autre arrive. Chiffres pédagogiques sur la Chine. Comme Alain Peyrefitte l'avait pressenti, la Chine s'est éveillée. Aujourd'hui plus de 50 % du ciment produit dans le monde est utilisé par la Chine ; c'est la même chose pour l'acier dont le prix subit une forte augmentation d'environ 30 % et pour le pétrole qui approche les 60 $ le baril à cause de la demande chinoise.
Et désormais, l'équilibre entre nations européennes qui permettait à chacune de jouer sa chance, cet équilibre s'est mué en réalité en division qui ne permet à aucune d'avoir du poids sur le destin du monde.
Cette réalité peut être anodine pour certains. Dans ce cas, la construction européenne est sans importance et sans objet. Mais nous sommes nombreux pour qui, sur tous les bancs de cet hémicycle, dans tous les courants de la vie politique nationale, cet effacement est insupportable. Il ne s'agit pas de gloire nationale. Il s'agit du destin de ce que nous avons de plus précieux.
L'Europe se trouve à son rendez-vous. Le monde nous oblige à revoir les points communs qui nous unissent. À redécouvrir des siècles d'histoire que notre mémoire courte avait abolis.
Car l'Europe existe. Et l'Europe existe comme Histoire. Ceux qui disent qu'il n'y a pas de peuple européen écartent l'histoire, et ne voient pas le présent. L'Europe existait avant les nations. Et un peuple européen se forme et nous avons un héritage à partager.
L'Europe a créé une société unique : la société de la liberté, la solidarité et la diversité.
La liberté, elle n'est pas notre seul apanage. D'autres l'ont aussi, notamment aux Etats-Unis. Mais d'avoir forcé le destin jusqu'à solidarité et diversité ! Cela personne d'autre ne l'a.
Et c'est une production européenne ! Nous affirmons souvent le caractère unique de la solidarité à la française hors notre Sécurité Sociale, c'est une production européenne héritière du modèle britannique de Beveridge et du modèle allemand bismarckien et qui a été portée à son plus haut par les pays scandinaves.
Nous ne la défendrons qu'ensemble !
Et la diversité culturelle que nous appelons " à la française ". Toujours les empires portent avec eux leur culture et leur langue ! Toujours ils l'animent. L'Europe, au contraire, défend la diversité des cultures et des langues. Et convenons ensemble qu'il lui arrive de le faire davantage et mieux que la France ne le fait. Je pense en particulier aux cultures régionales à propos desquelles nous nous honnorerions à entendre ce que l'Europe nous dit.
Nous nous honorerions à entendre ce que l'Europe nous dit en matière de droit, de protection de la vie personnelle, en matière de séparation des pouvoirs, en matière de transparence.
Et qui ne voit que ces valeurs de solidarité, de diversité, de liberté, nous ne les défendrons qu'ensemble ! Qui ne voit le rouleau compresseur : 70 % des chansons enregistrées en Allemagne le sont directement en anglais...
L'Europe doit-elle exister ou pas ? Doit-elle être démocratique ou pas ? Ce long débat, ce fut un long chemin : ce fut la décision visionnaire de 1950 avec la création de la CECA ; ce fut l'audace de la Commmunauté Européenne de Défense et son échec ; ce fut le sursaut du marché commun ; l'eurodépression des années 70 et 80, avec trois décisions de Valéry Giscard d'Estaing (système monétaire, élection du parlement européen au suffrage universel, institutions du conseil européen) ; ce fut la réaction de Jacques Delors et de François Mitterrand avec l'acte unique ; ce fut la volonté d'Helmut Kohl et François Mitterrand avec la création de la monnaie unique par le traité Maastricht ; ce furent les échecs du traité de Nice ; et aujourd'hui, au terme de ce long chemin, comme une conclusion logique, comme une clé de voûte, le pouvoir politique, la constitution.
Alors oui, le référendum est un risque. Mais c'est un risque juste. C'est un moment historique important, mais quel que soit ce risque nous avons eu raison de le prendre.
Nous ne répondons pas seulement pour nous-mêmes. C'est la chance et la charge de la France d'avoir à porter une réponse pour elle-même et pour les autres pays européens. Car nous répondons aussi pour les autres. J'étais hier à Dijon avec des étudiants de 22 pays européens. Ils savent bien, eux, que la réponse de la France n'est pas une réponse comme les autres parce qu'ils savent bien que de la réponse de la France dépend, purement et simplement, l'avenir du projet. Il est des pays qui peuvent voter non car il sera possible de leur demander de réexaminer la question. Mais ce n'est pas le cas de la France. Si elle vote non elle entraînera d'autres pays européens dans cette voie, comme les Pays-Bas qui voteront trois jours après nous et pourraient voter non aussi.
Je veux maintenant reprendre les sept objections qui reviennent le plus souvent dans le débat :
1- La lisibilité du projet : dans sa partie institutionnelle, la nouveauté, le traité, ce sont soixante articles, quatre pages de journal, qui fondent la transparence et la séparation des pouvoirs, pour que l'on sache qui fait quoi, quelles sont les compétences, et quels sont les droits nouveaux des citoyens. La partie II, c'est la charte des droits fondamentaux qui fixe ce que les citoyens européens pourront invoquer comme droits pour l'avenir. Ainsi, conformément à notre Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen en son article 16, c'est bien d'une constitution qu'il s'agit : " toute Société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée et la séparation des pouvoirs établis, n'a point de constitution ". Et donc, tout texte qui garantit la séparation des pouvoirs et les droits des citoyens est une constitution. La partie III, la plus lourde, c'est seulement la reprise en un seul texte de tous les traités qui faisaient l'Europe d'hier. Quinze traités, un seul texte. Aucune disposition nouvelle n'a été introduite. Simplement les citoyens européens intéressés pourront conserver dans leur bibliothèque, en un seul texte, toutes les références et toutes les garanties de l'Union européenne.
2- L'Europe opaque avec comme illustration, je le pense, la directive dite de manière impropre Bolkestein. Ce que le traité institue, apporte de nouveau, c'est l'obligation à la transparence. On s'est ému du projet de directive sur les services, appelé improprement Bolkestein. Pourquoi cette émotion, cette surprise, c'est que dans l'Europe précédente, l'Europe du traité de Nice, ce genre de délibération se déroulait dans le secret. La constitution, c'est la transparence. Les délibérations seront publiques, y compris les délibérations législatives qui impliqueront les gouvernements des 25 pays européens. Et donc l'ordre du jour sera connu et public, et la préparation des textes sera publique aussi. Et le double assentiment des gouvernements et du Parlement européen sera requis pour tous les textes importants. L'Europe prend un visage démocratique. La voix des citoyens y prend, enfin, le poids nécessaire.
3- La perte de souveraineté. La question de la souveraineté est la plus importante des questions politiques. De quelle manière pouvons-nous peser sur le monde ? Pour nous qui sommes des militants européens, l'Europe, ce n'est pas la souveraineté perdue. C'est au contraire la souveraineté retrouvée. Nous avons connu une souveraineté d'apparence avec le Franc, aujourd'hui avec l'Euro nous avons une souveraineté retrouvée ; nous la partageons mais nous la retrouvons.
4- L'identité est une grande question. L'identité de l'Europe est en filigrane dans la question des élargissements. Perdre l'identité pour l'Europe, c'est risquer sa dissolution. C'est un grand souci pour ceux qui ont dit leur inquiétude à propos de la Turquie, par exemple. Pour ceux-là, la constitution, qui est le ciment de l'Europe, est un antidote à ce risque. Et puis il y a l'identité propre, particulière, de la société française. Et on entend à ce propos, agiter toutes les caricatures, tous les croquemitaines : on m'a dit tout récemment dans les débats au travers de la France que la constitution menaçait la laïcité, le droit au divorce, l'interruption de grossesse et même l'école publique. Evidemment, tout cela n'a aucun fondement solide et sérieux, tout cela n'a aucune consistance. Il y a deux éléments certains, en revanche, pour calmer ces craintes agitées. Le Conseil constitutionnel dans sa décision du mois de novembre a rappelé que la constitution française demeurait la référence en matière de droit interne, le sommet de la hiérarchie des normes. Il a explicitement indiqué dans sa décision que c'était notamment le cas en matière de laïcité, puisqu'en son article Ier, la République française est définie comme " république laïque ". Pour ce qui est de la vie personnelle et familiale, je veux simplement rappeler les articles 2 et 9 de la Charte, soit les articles 62 et 69 de la Constitution, sont exactement les mêmes que les articles 3, 16 et 18 de la Déclaration universelle des droits de l'Homme qui s'appliquent en France depuis 54 ans ! Et que je sache ils ne nous ont pas empêché de sauver les identités et les caractéristiques propres de l'identité française.
5- Le social. Il y a une réponse immédiate : c'est la première fois qu'un texte européen met au nombre de ses objectifs, le développement durable, l'économie sociale de marché, le plein emploi, le progrès social, la lutte contre l'exclusion sociale, la justice sociale et la protection sociale, l'égalité entre les hommes et les femmes, la solidarité entre générations et la protection des droits de l'enfant. C'est la première fois que ces valeurs sont énoncées au nombre des valeurs de l'Union européenne. Mais il y a plus profond encore : les puissances financières ont intérêt à un univers sans régulation. Le Secrétaire général de la Confédération européenne des syndicats, M. Moncks a dit : " le capitalisme international n'a pas besoin de constitution européenne : il préfère 25 orientations politiques différentes en Europe. C'est la jungle et la jungle lui convient. Mais nous, les travailleurs et les organisations syndicales, nous avons besoin de régulation, donc de volonté politique, donc de constitution. C'est notre chance, c'est la seule chance possible, et c'est maintenant. "
6- L'Europe et l'Otan. C'est l'article I-40-2 : et c'est la seule fois où l'on écrit le mot Otan dans le texte : " la politique de l'Union n'affecte pas le caractère spécifique de la politique de sécurité et de défense de certains Etats membres. Elle respecte les obligations découlant du traité de l'Atlantique nord pour certains Etats membres ". Elle respecte les choix de certains Etats et elle respecte leurs obligations. Elle n'assujettit à rien. Elle n'oblige à rien. Elle n'ampute rien. Elle respecte.
7- Enfin le seul argument, qui m'apparaisse purement, simplement et réellement mensonger : celui du " non " sans conséquences. On a le droit d'être contre l'Europe. On a le droit de ne pas vouloir sa construction. Mais on n'a pas le droit de dire qu'on la sert lorsqu'on vote non. On n'a pas le droit de dire " le non n'a pas d'importance, il nous permettra de négocier un meilleur traité. Nous repartirons sur de meilleures bases. "
On nous serine cela à longueur de journée, à longueur de débats. Et cela est mensonger, cela est directement contraire à la dynamique qui serait créée si la France votait non.
Je lance un défi aux partisans du non : qu'ils trouvent un seul responsable politique, un seul homme d'Etat de l'un des 24 autres pays européens, qui vienne devant les Français et qui dise : " votre non n'a pas d'importance, il nous rendra service, il nous permettra de faire une Europe plus intégrée, plus politique, plus sociale ! " Qu'ils en trouvent un seul de présentable !
Nous voilà responsables, nous citoyens Français. Non pas responsables collectivement, mais responsables individuellement, du plus beau, du plus grand projet que le siècle ait offert, non pas à nous-mêmes, mais à l'humanité.
Nous devons décider sur le fond : va-t-on vers l'unité, ou revient-on en arrière vers la division ? Car mouvement, de toute manière, il y aura ; dynamique, de toute manière, il y aura. Il nous faut décider du sens du mouvement, du sens de la dynamique. Va-t-on vers la démocratie, vers le libre débat des citoyens, ou revient-on en arrière vers l'Europe des initiés et des experts ?
Des forces considérables attendent que nous disions non. Les puissances établies ont tout intérêt à demeurer sans concurrents politiques. Je voudrais vous citer une phrase d'un intellectuel néo-conservateur américain, John Hulsman, de l' Heritage Foundation : " l'Amérique doit en permanence prendre note des désaccords intra-européens afin de les exploiter pour mettre sur pied des coalitions volontaires sur telle ou telle initiative politique. Seule une Europe qui s'élargit au lieu de s'approfondir, une Europe à la carte, où les efforts vers une plus grande centralisation et une plus grande homogénéisation sont maintenus au minimum, répondrait à la fois aux intérêts des Etats-Unis et à ceux des citoyens des pays du Continent " .
Beaucoup d'Etats européens attendent, en secret, que nous disions non. Tous ceux qui n'ont pas envie de voir se réaliser l'Europe unie. Je pense par exemple à une partie de la classe politique britannique. Si nous répondons oui, si les autres Etats européens répondent oui, la Grande-Bretagne sera placée devant un choix historique : " voulez-vous être dans la construction européenne, voulez-vous être dedans ou dehors, in or out ? " Beaucoup redoutent ce choix. Ceux-là rêvent d'un non de la France.
Tous ceux qui rêvent de voir l'Europe aller à vau l'eau, dériver, se dissoudre, revenir à la zone de libre-échange, tous fêteront le vote du non en France.
C'est normal. C'est notre projet. C'est nous qui l'avons voulu, c'est nous qui avons forcé le destin pour l'avoir. Et comme il est normal et juste, dans l'histoire comme dans la vie, c'est à ceux qui ont conçu le projet, qui l'ont porté, qui ont persuadé leurs partenaires, c'est à ceux-là d'assumer le choix, c'est à eux qu'il revient de le consacrer, ou, au contraire, de l'abattre.
L'UDF demande aux Français de voter oui, oui à l'Europe, oui au projet qu'ils ont souhaité, conçu, voulu, écrit. Oui à eux-mêmes.
(Source http://www.udf-europe.net, le 18 avril 2005)