Déclaration de Mme Catherine Tasca, ministre de la culture et de la communication, sur la politique en matière d'architecture et le développement des outils de protection et d'information culturelle, Villepinte le 18 avril 2000.

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Circonstance : Inauguration du Palais de l'aluminium au Parc des Expositions Paris nord Villepinte le 18 avril 2000

Texte intégral

Monsieur Bernard Hagelsteen, Préfet de Seine-Saint-Denis,
Monsieur Jean-Claude MEJSAC, Maire de Villepinte
Messieurs les Présidents : Michel FRANCK, Président de la Chambre de Commerce et d'Industrie de Paris
Jean Pierre RODIER, Président de Pechiney
Mesdames, Messieurs,
Le Corbusier saluait en Jean Prouvé " le type du 'constructeur' ", c'est-à-dire de l'architecte et de l'ingénieur indissociables, réunis en une même personne. Jean Prouvé refusait en effet de distinguer le dessin de la réalisation ; " cette osmose de la science, de l'esprit et de la main ", comme il décrivait lui-même sa démarche, n'excluait pas la beauté formelle, au contraire : celle-ci en marquait l'aboutissement. Nous en admirons aujourd'hui une magnifique illustration.
Ce pavillon dont Joseph Belmont a retracé l'histoire offre le symbole le plus éclatant des formidables applications de cette découverte. Entièrement construit en alliage léger, fonctionnel et démontable, il représentera le type même de défi permettant à Jean Prouvé, l'un des pionniers de l'utilisation de ce matériau dans le bâtiment en France, de se surpasser : le pavillon de l'Aluminium apparut dès sa réalisation comme l'une des uvres majeures de ce siècle, conciliant prouesse technique, beauté formelle, capacité de réemploi et intégration au site. Les contemporains saluèrent d'ailleurs cette " rencontre symbolique entre le clocher du Temple américain, la Tour Eiffel et le bâtiment de l'exposition " comme une synthèse des " trois âges des constructions humaines : la pierre, le fer, l'aluminium ".
Hélas, cette uvre majeure du grand " constructeur " peut aussi symboliser la spécificité du patrimoine du XXème siècle par les tribulations qu'elle connut après sa triomphale inauguration. Il fallut la mobilisation de jeunes architectes et enseignants de l'école d'architecture de Lille pour attirer enfin l'attention sur son sort et le sauver par une inscription. Démonté, restauré, il nous est aujourd'hui rendu dans une splendeur, non pas originelle puisqu'il s'agit d'un cas exceptionnel d'immeuble mobile et évolutif, mais conforme à l'esprit dans lequel il fut conçu.
Cette histoire, qui heureusement se termine bien, doit attirer notre attention sur le devenir général du legs du XXème siècle. Si le pavillon de l'aluminium est une réalisation unique, les aléas de sa transmission sont en revanche bien communs. Pour tenter de remédier à cette situation préoccupante, un plan en treize mesures pour une relance d'une politique sur le patrimoine du XXème siècle était ainsi annoncé à l'occasion du lancement des Journées du Patrimoine 1998.
Je voudrais aujourd'hui affirmer ma détermination à poursuivre cette action. Dès cette année 2000, année du Patrimoine du XXème siècle, outre le bilan des premiers acquis depuis 1998, j'ai le projet d'engager un plan d'actions pour familiariser nos concitoyens avec ces questions, renouveler ces efforts de sensibilisation du public et de mobilisation des professionnels. Ce chantier constitue un travail de longue haleine dont je voudrais vous présenter les perpectives essentielles.
Le XXème siècle a été bâtisseur, dans des proportions jamais atteintes jusque là, et si ce siècle a beaucoup construit, il a aussi beaucoup détruit. En matière architecturale particulièrement, le XXème siècle fut celui du mouvement, du renouvellement et de la transformation.
" Le patrimoine n'appartient pas à l'époque qui le construit, mais à celle qui l'a identifié ", souligne avec justesse François Loyer. Chaque société puise dans son passé les références culturelles, sociales et artistiques qui lui sont nécessaires, on ne peut pas vivre sans mémoire, comme on ne peut pas vivre non plus sans oubli.
Les réalisations du XXème siècle souffrent d'un dangereux déficit d'attention patrimoniale. La prise de conscience de la richesse de ces productions est en effet récente : malgré une multiplication par quatre des protections au cours de la dernière décennie, seuls 1300 édifices de ce siècle sont protégés soit moins de 2,5 % de l'ensemble du patrimoine protégé en France. Le retard en la matière ne s'explique pas par la seule proximité temporelle de ces réalisations.
De nouveaux programmes architecturaux sont en effet apparus, liés à l'activité industrielle, aux nouvelles manières d'habiter, à la civilisation des loisirs. Ce legs dépasse largement la stricte notion du monument historique traditionnel ; il pose le problème général du devenir matériel de nos villes, et du cadre de vie de chacun.
Fondamentalement, les fortes particularités de ce patrimoine nécessitent une réflexion doctrinale approfondie afin d'adapter la législation à ses besoins et privilégier une politique globale plutôt que ponctuelle ou thématique, prospective plutôt que défensive.

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Les trois démarches suivantes doivent être fortement développées.
1) C'est d'abord le partenariat avec les collectivités et les habitants eux-mêmes.
Si le rôle de l'Inventaire Général demeure fondamental en la matière, " l'arpenteur " du patrimoine se trouve ici confronté à une tâche titanesque, qu'il ne peut surmonter qu'avec la mobilisation de tous les professionnels et de tous les amateurs du patrimoine. Ce travail doit aussi répondre aux demandes des collectivités locales et de leurs habitants. Les conventions d'études signées entre l'Etat et les municipalités sont donc appelées à se multiplier : nous en comptons aujourd'hui 210 sur des villes de plus de 10 000 habitants ; il faut se féliciter de l'attention croissante portée aux périphéries, aux zones industrielles et, plus généralement, aux quartiers les plus récents.
2) La seconde démarche correspond aux exigences de connaissance qui sous-tendent nos choix.
Un grand système d'information sur l'architecture du XXème siècle est en cours d'élaboration, grâce aux efforts conjugués du ministère et de ses partenaires : la base de données ARCHIDOC, le recensement bibliographique de l'association DOCOMOMO sur les uvres construites entre 1945 et 1975, le dépouillement des revues contemporaines réalisé par les écoles d'architecture et l'IFA se poursuit dans le cadre de la base de données ARCHIRES en sont l'exemple. Il nous faut de plus développer plus fortement nos liens avec le monde de la recherche et de l'enseignement supérieur pour encourager les recherches sur l'architecture de ce siècle, et faciliter l'accès des chercheurs aux informations. Vous savez que mon ministère ne ménage pas ses efforts pour développer la collecte et la conservation des fonds d'archives dans ce domaine. A titre d'exemple, j'ai ainsi le grand plaisir de vous annoncer que, en accord avec les archives de France, un projet de numérisation et de diffusion sur Internet du fond Jean Prouvé est à l'étude ; c'est une première en ce domaine.
3) La troisième grande orientation vise à développer des outils d'information culturelle et de protection.
Le travail patrimonial qui répond d'enjeux et de choix sociaux est un acte collectif Il est donc de la responsabilité de tous, et passe par la sensibilisation culturelle du public à la qualité et aux enjeux des uvres architecturales. En 1964, Jean Prouvé se désolait parce que les enfants de Paris préféraient utiliser leurs loisirs à admirer les " jets " d'Orly plutôt que de visiter une cité nouvelle. L'enjeu est aujourd'hui de permettre et faciliter l'essor d'une nouvelle culture conciliant la mémoire et le projet, le patrimoine et la création architecturale.
Diverses initiatives ponctuent cette année 2000 du Patrimoine ; parmi lesquelles : l'ouvrage de Bernard Toulier, "Architecture et patrimoine du XXème siècle en France, et l'exposition "les patrimoines de l'architecture du XXème en France à Berlin en coproduction avec l'Association française d'action artistique.
Plus généralement, cette culture architecturale et urbaine contemporaine doit trouver ses propres lieux de diffusion et ses relais de public.
1) Le réseau des Villes d'Art et d'Histoire s'étoffe régulièrement de villes dont le patrimoine du XXème siècle est important. Ces conventions sont l'occasion de développer des animations en étroite collaboration avec les acteurs locaux et les habitants, autour de la découverte des richesses souvent ignorées de leur cadre de vie.
2) La Cité de l'Architecture et du Patrimoine de Chaillot constituera la tête de pont d'un réseau national de diffusion, permettant la promotion des nombreuses initiatives locales ou professionnelles. Elle facilitera en outre leur insertion dans un réseau européen et international en grande effervescence depuis quelques années.
3) Enfin, il s'agit de développer une coopération internationale :
- La DAPA a ainsi signé avec l'Union internationale des Architectes une convention lui confiant la réalisation du premier inventaire mondial du patrimoine architectural du XXème siècle.
- Avec ses partenaires européens, elle tente d'établir, de grands principes d'action communs : en 1991, sur la sélection du patrimoine contemporain, cette année, sur les mesures de sauvegarde et de mise en valeur.

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Ces trois démarches étant aujourd'hui déjà bien engagées, il est concrètement nécessaire de fixer les premiers axes pratiques et les outils permettant de préserver les possibilités de choix des générations à venir.
Le dispositif s'articule autour de trois priorités :
1) Faciliter les interventions d'urgence, afin de remédier aux situations les plus préoccupantes : classement ou inscription au titre des monuments historiques, restauration rapide des uvres les plus menacées. Une liste de vingt bâtiments à restaurer dans les mois à venir a ainsi été arrêtée ; certains de ces chantiers, comme celui du pavillon du Brésil à la cité universitaire de Paris, sont déjà lancés. La protection des uvres majeures, dont le nombre est nécessairement limité, est d'autre part examinée à chaque séance de la Commission supérieure des monuments historiques ; depuis le début de l'année, la soufflerie de l'ONERA à Meudon et l'église Sainte-Bernadette de Nevers réalisée par Claude Parent ont ainsi accru la liste des édifices protégés au titre des monuments historiques.
2) Poursuivre les actions sectorielles prenant en compte les spécificités de certains patrimoines, comme par exemple le patrimoine industriel.
3) Développer un dispositif général de signalement du patrimoine adapté aux caractéristiques des réalisations les plus récentes. Tel est le sens du label " patrimoine du XXème siècle ", qui signalera par un logo spécifique les éléments les plus remarquables de notre patrimoine récent aux élus et aux habitants. Cet outil souple et didactique devrait favoriser l'attention au patrimoine en évitant la lourdeur que peut parfois entraîner la protection au titre des monuments historiques. Il s'inscrira dans une politique générale des espaces publics alliant mémoire et renouvellement urbains. Ce logo, en cours d'élaboration sera présenté lors des prochaines Journées du Patrimoine et cette politique de signalement sera progressivement expérimentée par les villes intéressées.
La prochaine étape de notre action sera l'élaboration des nouveaux outils. Sous l'impulsion des Directions régionales des affaires culturelles et des Services départementaux de l'architecture et du patrimoine, des groupes de travail se constituent dans toutes les régions ; chacun doit dresser une liste d'édifices susceptibles de bénéficier d'une des procédures disponibles : protection au titre des monuments historiques, label " patrimoine du XXème siècle " ou signalement. Nous disposerons donc, d'ici l'été, d'une liste d'un millier de bâtiments inventoriés sur l'ensemble du territoire national. Parmi ceux-ci, la sélection des édifices bénéficiant de la protection au titre des monuments historiques sera rendue publique à l'occasion des prochaines Journées du patrimoine.

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Ce sont les générations futures qui identifieront le patrimoine du XXème siècle.
Pour assurer cette transmission, la mobilisation conjointe de tous les acteurs du patrimoine, de l'architecture et de la ville est indispensable. Le legs du XXème siècle, nous incite à revenir aux sources d'une action collective, à retrouver une position de citoyen actif en matière d'environnement architectural.

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Le remontage du pavillon de l'Aluminium nous montre la voie à suivre en la matière. Décideurs, militants associatifs, architectes, industriels se sont mobilisés et ont uni leurs efforts afin de parvenir à ce magnifique résultat.
Que tous trouvent ici l'expression de ma gratitude - vous me permettrez de saluer tout particulièrement l'association des amis de Jean Prouvé, présidée par Joseph Belmont, qui n'a pas ménagé sa peine pour sauver le pavillon, ainsi que Michel Franck, président de la chambre de commerce, Jean-Pierre Rodier, président de Péchiney, André Lannoy, qui a pendant cinq ans stocké à ses frais le pavillon dans son entreprise, Gérard Delacroix et Gabriel Choukroun de la Société immobilière du palais des congrès (S.I.P.A.C), qui en a fait l'acquisition en 1998 et bien sûr, Architecture Studio qui est le talentueux artisan de ce remontage durable. La trace de cette merveilleuse aventure est consignée dans un film commandé par la direction de l'architecture et du patrimoine à Odile Fillion, qui vous sera projeté tout à l'heure.
Il faut qu'une telle réussite devienne désormais le symbole des actions en matière de patrimoine du XXème siècle. Par de telles entreprises, nous faisons en effet acte de mémoire, mais aussi de création. Jean Prouvé appelait à " ne jamais copier, toujours créer avec les techniques de pointe du moment, mais avec une connaissance totale du passé ".
Dans la perspective qui est la nôtre où l'histoire ne peut-être un savoir figé, il ne s'agit pas, en effet, de s'arrêter au simple constat du passé " même récent " ou de camper sur des actions de défense ou de simple conservation.
Il s'agit de relier passé lointain et récent et création. L'important est de protéger l'expression de la diversité culturelle et de stimuler nos capacités créatrices. Ce sera la ligne directrice de ma politique au Ministère de la culture et de la communication.

(Source http://www.culture.gouv.fr, le 26 avril 2000).