Interview de M. François Hollande, premier secrétaire du PS, à "France Inter" le 27 mai 2005, sur les raisons du choix de la majorité du parti socialiste en faveur du "oui" au traité constitutionnel, sur son opposition à la politique gouvernementale et sur la nécessité pour le PS de proposer une alternance crédible en 2007.

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Média : France Inter

Texte intégral

S. Paoli - "Oui", "Non", s'agira-t-il d'un choix entre la continuité ou la rupture ? "Il ne faut pas se tromper de question", disait hier soir le président de la République. Mais cette question de la continuité ou de la rupture, ne s'applique-t-elle pas, certes, d'abord à l'Europe, mais aussi, à la politique française, tant à droite qu'au gauche ? La France, est-elle, selon vous, à un carrefour de son histoire ? Et d'ailleurs, on était assez frappés hier : le président de la République disait "il ne faut pas se tromper de question", mais il finit son intervention en parlant "d'un nouvel élan". Donc, il est bien conscient aussi du fait qu'il y a une vraie question posée à l'intérieur du pays et à l'extérieur, s'agissant de la construction européenne...
R - D'abord, il n'y a qu'une seule question qui est posée, le 29 mai, c'est : est-ce que la France veut approuver ou non le traité constitutionnel ? Si c'est le "oui" qui l'emporte, on sait ce que l'on a, un traité constitutionnel, dont on peut trouver qu'il est insuffisant. Je trouve qu'il est un progrès. C'est pour cela que la majorité du Parti socialiste l'a approuvé. Donc, si c'est le "non" qui l'emporte, alors il n'y aura plus de traité constitutionnel, et cela ne reviendra pas avant très longtemps.
Q - Est-ce la rupture ou pas ?
R - De ce point de vue, c'est un choix important, historique peut-être. Pourquoi est-ce historique ? Parce que c'était l'idée quand même originelle des Européens, ce n'était pas de rester à un marché, à une monnaie, à une organisation molle. C'est de vouloir une Europe politique, une Europe capable de maîtriser sa propre défense, une Europe sociale, une Europe capable de peser sur le destin du monde. Voilà quelle était l'ambition. Elle se trouve, en grande partie, traduite dans le traité constitutionnel. Alors, si l'on abandonne cela, que garde-ton ? On garde l'Europe telle qu'elle est, et pour très longtemps. Je crois, à quelques jours et quelques heures, qu'il faut dire la vérité. Si l'on prend le traité constitutionnel, on sait ce que l'on a : un traité ; si on ne le prend pas, on sait ce que l'on a aussi, dans une certaine mesure : on a ce qui existe déjà et qui ne nous satisfait pas. Vous évoquez l'interprétation de politique intérieure qu'il faudrait donner au scrutin, suite à l'intervention de J. Chirac. Mais la colère est immense à l'égard du pouvoir, l'exaspération est considérable à l'égard de sa politique. On nous dit que l'on va sans doute changer le Premier ministre. C'est une évidence, quelle que soit la réponse du "oui" ou du "non". Mais je n'ai aucune illusion sur ce que sera la politique de la droite, de J. Chirac, jusqu'en 2007. Et ce serait quand même, là encore, une nouvelle imposture que d'imaginer, soit que la politique va changer, soit que l'on va la faire changer ! Mais quand on connaît ce qu'est l'orientation de la majorité UMP, on doit savoir, hélas ! qu'elle sera en place jusqu'en 2007. En revanche, toute notre attention, toute notre mobilisation doivent être portées sur l'alternance de 2007, c'est là que se fera le seul changement possible.
Q - Revenons sur l'enjeu véritablement européen. L'un des points importants du débat et de la confrontation entre le "oui" et le "non", a porté sur l'Europe sociale ou pas sociale, sur le projet libéral ou pas libéral. Et on voit, là, en effet, que les places financières sont en train d'anticiper le résultat, et qu'apparemment, toutes les places financières estiment que c'est le "non' qui va gagner, elles sont toutes à la hausse. Qu'est-ce qui a manqué dans le débat ? Une bonne explication sur les enjeux ? Cette Europe sera-t-elle libérale, sociale ? Avez-vous, là-dessus, été trop imprécis ?
R - D'abord, le libéralisme, le capitalisme, le marché n'ont pas besoin d'Europe. C'est une chose évidente. Moins il y a de contrôles, moins il y a de règles, moins il y a de politique, moins il y a de démocratie, moins il y a d'élus pour s'occuper des choses importantes - l'économie, l'argent -, alors là, je peux vous dire que les places financières n'ont pas besoin d'une Constitution européenne. Ce n'est pas leur souci. Alors, que n'a-t-on pas suffisamment affirmer ? C'est que, là, dans ce traité constitutionnel, cela ne nous garantit pas une politique sociale - cela dépendra des choix des citoyens -, mais il y a tous les leviers pour une politique sociale. Je n'ai cessé de dire, car cela me paraissait l'argument le plus simple - pardon s'il n'est pas encore suffisamment entendu, mais je ne désespère pas de me faire entendre ce matin ! - : il n'y a pas un parti de gauche en Europe, pas un m'entendez-vous, pas un qui est contre cette Constitution européenne. Et moi, premier secrétaire du Parti socialiste, je vais dire : "Mais qu'importe, tant pis, je suis mécontent contre le Gouvernement" ?! Mais le Gouvernement de J.-P. Raffarin ne sera plus là après-demain. Quel est l'enjeu ? Ce n'est pas le Gouvernement de J-P. Raffarin, il est déjà parti. C'est : aura-t-on une Constitution européenne ou pas ? Et quand on l'aura, la Constitution européenne, si on vote pour - si on vote "non", on ne l'aura pas, on ne l'aura peut-être jamais, sûrement jamais -, mais si on vote pour la Constitution européenne...
Q - "Sûrement jamais" ?
R - Je pense que ce sera très difficile. Vous imaginez de refaire une discussion, de revenir avec les 25 pays - parce qu'il y a quand même 25 pays ?! Et puis, pour faire quelle négociation ? On a dit dix fois l'argument. Et je crois que l'on aurait du être plutôt plus simples, comme on l'est aujourd'hui, c'est : pour le traité, avec le traité, c'est contre le traité, c'est sans le traité. Mais je continue mon raisonnement : quand va-t-il s'appliquer éventuellement, le traité - cela dépend de la France ? Il va s'appliquer en 2007, début 2007, précisément au moment où on aura une élection présidentielle en France. Donc peu m'importe J. Chirac ! Peu m'importe le Gouvernement de J.-P. Raffarin ou de son successeur ! Ce qui m'importe, et notamment dans une perspective où la gauche viendrait au pouvoir en 2007, c'est : va-t-on pouvoir agir dans une Europe qui nous donne des leviers ou va-t-on rester à cette Europe du marché et de la monnaie unique, que je prends, bien sûr, mais qui me parait largement insuffisante pour mener des politiques sociales ?
Q - L'une des grandes questions aussi du débat, pendant toutes ces semaines, c'est que vous parlez de 25 pays... Prenez L. Fabius : il vous dit que justement, c'est là qu'est le problème", c'est-à-dire l'hétérogénéité de cette construction politique, les différences entre les systèmes économiques, et donc les risques de dumping. Est-ce une réalité selon vous ou pas ?
R - Si on vote contre le traité constitutionnel, va-t-on revenir à l'Europe des Quinze, ou même à l'Europe des Six, va-t-on revenir à cette Europe-là ? La réponse, je crois qu'il faut la donner : c'est "non" ! L'Europe à 25 est faite, on a même eu un projet de loi de ratification de l'élargissement, et L. Fabius l'a voté comme les autres. Nous l'avons tous voté ! Alors, donc on prend le traité constitutionnel pour quoi ? Justement parce que l'on est 25. Si on était restés à 15, sûrement n'y avait-il pas besoin de nouvelles règles, et beaucoup se satisfaisait des mécanismes existants. Mais précisément, parce que l'on a fait l'Europe à 25, et qu'il faut réussir l'élargissement, qu'il faut éviter le dumping social, qu'il faut éviter les distensions de concurrence, qu'il faut avoir le même espace de droits sociaux partout en Europe, eh bien, les Européens se sont dit - les chefs d'Etat et de gouvernement, les Parlements nationaux, le Parlement européen - qu'il faut une nouvelle Constitution, un traité qui puisse nous organiser à 25. Si on rejette le traité, à ce moment-là, on restera toujours 25, sans aucune règle. Je peux vous dire, quand même, que les distorsions de concurrence vont s'aggraver. Jamais je n'ai fait, dans cette campagne, une visite à des entreprises, qui peuvent être victimes de délocalisation, pour leur dire "si vous votez le traité, vous être protégés à jamais". Je ne leur ai pas dit cela, je leur ai dit "si vous votez le traité, il y aura des règles communes", mais je ne leur ai jamais dit que s'ils ne votaient pas le traité, ils seraient protégés à jamais des délocalisations, parce que ce n'est pas vrai, parce qu'on en restera au traité existant et que les distorsions de concurrence, elles sont là. Alors, mieux vaut le traité constitutionnel qui nous donne les moyens d'agir, que les traités existants qui ne mettent que la concurrence. Parce que le comble de tout, on a parlé beaucoup de la "concurrence libre et non faussée", c'est ce qui existe dans les traités existants, alors que si l'on vote le traité constitutionnel, on a des objectifs : le plein emploi, la cohésion sociale, la cohésion territoriale. Alors, quand même, je me dis que cela vaut peut-être la peine d'aller voter "oui" dimanche prochain.
Q - Il se trouve que ces temps-ci, on parle beaucoup des couples en politique, peut-être que l'on en parle trop, mais il y en a un dont on peut parler plus facilement : le couple franco-allemand. C'est une question que j'ai posée à tous ceux qui sont venus, les uns défendre le "oui", les autre défendre le "non" : qu'en sera-t-il de ce système qui a tiré la construction européenne, c'est-à-dire de ce système franco-allemand, dès lors que l'Allemagne a déjà répondu "oui" et que la France peut-être pourrait répondre "non" ?
R - J'essaye de dire, non pas une prévision - je ne fais pas dans le catastrophisme, je n'essaye pas de faire pression sur nos concitoyens qui vont voter dimanche -, j'essaye de dire ma vérité, qui, je crois, correspond à la réalité. Ce sera la première fois, si la France dit "non" - si elle dit "oui", cette question n'a pas lieu d'être posée - à ce traité constitutionnel, que l'Allemagne et la France seront une position différente. Ce sera un problème pour le leadership de la construction européenne. Je prends le "leadership" à dessein - le mot est anglais -, parce que qui sera le leader de la construction européenne - ou de l'Europe peut-être même pas en construction - à l'automne prochain ? Ce sera le Premier ministre britannique, c'est lui qui va avoir la présidence du Conseil européen. Et l'Europe actuelle correspond parfaitement au dessein britannique. Vous savez, il y a toujours eu deux conceptions de l'Europe, depuis l'origine, depuis la fin des années 50. Il y a une conception franco-allemande, où l'on essaye de faire un socle fédéral, politique et social. Et puis une conception britannique, qui a lutté qui contre le marché commun, qui n'est venue que dans les années 70, parce que pour les Britanniques, ce ne devait être qu'un marché sans règle, sans politique, sans remise en cause des alliances. On en est là aussi. Et c'est pourquoi il est très important, quoi qu'il se passe, que l'on garde le lien franco-allemand.
Q - Une dernière chose : je commençais en engageant la question de la continuité et de la rupture. Et vous ? A partir de lundi, au PS : continuité ou rupture ?
R - Je pense que nous devons être en continuité par rapport à notre vote qui est intervenu. Nous avons voté, nous avons fait campagne sur cette orientation. Nous devons être en continuité par rapport à notre objectif, à notre perspective qui est de proposer une alternance en 2007, crédible et mobilisatrice. Nous devons aussi être en continuité avec notre histoire, qui est celle d'un mouvement social qui est rassemblé à gauche, non pas sur une position qui n'est pas la sienne mais sur une position qui correspond à l'identité des socialistes. Alors, de tout cela, effectivement, au-delà du 30 mai, de quoi allons-nous parler ? J'espère, d'abord, de la France, parce que je ne fais pas de confusion sur les élections. Je ne fais pas confusion, dans le sens où le 29 mai 2005 n'aura aucune conséquence sur la majorité UMP et sur le président de la République. En revanche, en 2007, il faut vraiment faire le changement nécessaire, parce qu'à force de se tromper à chaque fois de scrutin - le 21 avril 2002, on oublie de voter Jospin au premier tour : eh bien, patatras ! Il faut aller voter le 5 mai. Là, on pense que l'on va faire la peau du pouvoir de droite, et en fait, on va faire la peau de l'Europe ! Et puis en 2007, on va encore se tromper ? Mais combien de temps va durer cette plaisanterie, où on laisse la droite gouverner à notre place, où on laisse la droite mettre en cause l'Europe à cause de son impopularité, et où les électeurs se laissent abuser ?! Je ne veux pas, quand même, qu'année après année, on ait une droite toujours au pouvoir et une gauche qui se trompe, élection après élection, et qui fasse de grandes manifestations. Je ne suis pas pour les grandes manifestations, je suis pour les bonnes élections.
(Source : Premier ministre, Service d'information du Gouvernement, le 27 mai 2005)