Texte intégral
(Entretien de Michel Barnier avec Radio France Outre-Mer, à Cayenne le 18 mars 2005)
Q - Est-ce qu'aujourd'hui la priorité pour la France, c'est la coopération dans ces domaines-là, la police, la justice, l'Etat de droit ?
R - D'abord, vous me permettrez, puisque vous nous accueillez ce soir avec le Premier ministre, M. Latortue, de dire un mot de remerciement à la Guyane qui nous a accueillis avec sa tradition d'hospitalité, aux élus, à toutes les équipes de l'administration qui nous ont aidés à préparer cette conférence, assez originale. Plutôt que de choisir de l'organiser à Paris, sous les lambris dorés du ministère des Affaires étrangères, on a voulu la faire ici, en terre française, mais en terre d'Amérique, et près d'Haïti, près de vous, Monsieur le Premier Ministre, avec tout le peuple haïtien. Et puis, j'ai pensé aussi que c'était un signal à ces 30.000 ou 40.000 Haïtiens qui se sont expatriés, qui ont trouvé ici un accueil en terre de Guyane.
Pour répondre à votre question, je pense qu'il faut agir sur les deux fronts. Le front de la démocratie, de l'Etat de droit et puis le front du progrès, de la vie quotidienne des gens. Donc, notre conférence aujourd'hui, vous l'avez bien compris, n'était pas une conférence pour faire des discours et encore moins des promesses. Les Haïtiens ont entendu beaucoup de promesses depuis quelques années. C'est pour prendre un engagement ! Il y avait dix gouvernements représentés, la plupart par des ministres, toutes les organisations internationales, les Nations unies, la Banque mondiale, CARICOM, l'Union européenne.
Q - CARICOM n'était pas représenté par un chef de gouvernement, mais par...
R - Par un représentant désigné par les chefs de gouvernement de CARICOM. Ce qui est important, c'est que tous les gens de bonne volonté se trouvaient autour de la même table. Nous avons pris une décision sur 380 projets dont, en effet, une grande partie concerne la reconstruction de l'administration. Je ne cherche pas des excuses, ni des justifications, mais ce pays revient de loin, de tant d'années de dictature. Il faut voir d'où il part et où il en est. Je crois, Monsieur Latortue, vous qui êtes un Premier ministre de bonne volonté, vous ne resterez pas au gouvernement après cette transition et après les élections, que nous devons vous aider à reconstruire une justice plus rapide et impartiale. Nous devons vous aider à reconstruire une administration, des ministères, des administrations locales. Voilà l'essentiel de ces projets.
Q - Justement en termes de justice par exemple, on sait les difficultés qu'ont les tribunaux aujourd'hui à faire oeuvre de justice. On connaît les difficultés de la police en Haïti. Concrètement, comment va se passer cette coopération française ?
R - Concrètement, d'abord il y a des forces militaires qui participent à la stabilisation dans le cadre de la MINUSTAH, dans le cadre des Nations unies. Il n'y a plus de soldats français. Ils sont venus au début
Q - Mission internationale de stabilisation. Justement au-delà
R - Nous avons 80 gendarmes et policiers qui coopèrent à la formation de policiers et de gendarmes haïtiens et nous continuerons avec d'autres pays - le Mexique et d'autres - à ces formations. Parce que nous ne cherchons pas à faire la leçon aux Haïtiens. Nous étions tous très clairement, aujourd'hui, comme des partenaires de la démocratie et du progrès d'Haïti. On ne va pas se substituer aux autorités ni au peuple haïtien qui a son propre destin dans ses mains. Nous voulons participer, par exemple, à la formation de gendarmes et de policiers. C'est ce que nous faisons avec 80 personnes.
Q - Donc cela est une mission qui a déjà commencé, qui est donc déjà financée.
R - Nous avons également une coopération judiciaire pour aider le ministère de la Justice à s'organiser, avec des juges. Nous intervenons dans tous les domaines de l'administration, et encore une fois pas tout seul. La philosophie de cette conférence que j'ai organisée aujourd'hui, c'est la mutualisation. Nous avons tous une passion, un intérêt, une dette, une raison d'aider Haïti et le peuple haïtien. Et nous avons mis tout cela ensemble pour travailler ensemble.
Q - Y a-t-il aujourd'hui par exemple, en termes de formation, des priorités établies ? Ce n'est pas toujours évident dans un pays où 80 % des habitants sont au chômage, dans un pays comme la France, qui veut oeuvrer, par exemple, en matière de formation, comment cela se passe concrètement, ce n'est pas toujours évident quand 80 % de la population parle exclusivement créole en Haïti, par exemple ? Pour être plus concrète, est-ce que l'Outre-Mer va participer activement à cela ?
R - La dernière fois que je suis allé à Haïti, et j'y suis allé deux fois au mois de mai 2004 depuis que je suis ministre des Affaires étrangères - il n'y avait pas eu de visite française de ministre des Affaires étrangères pendant deux siècles, de 1804 à 2004. J'y suis allé une première fois pour une visite officielle, et là j'avais proposé à un des élus des Caraïbes de venir avec moi, il y avait des élus de Guadeloupe, de Martinique qui sont très intéressés. La preuve, ici, est faite, que la Guyane est aussi solidaire. Je pense en effet que nous pourrions, avec l'argent de la France et peut-être l'argent européen, financer des programmes spécifiques qui utilisent le créole. Mais il y a aussi beaucoup d'Haïtiens qui parlent français. Quand j'ai visité la faculté d'agronomie de Port-au-Prince, qui a été totalement dévastée, j'ai été très ému de voir ces jeunes qui n'avaient avec eux que leurs professeurs, qui étaient là debout, avec leurs bouquins dans la main. Et je me suis promis de les aider. D'ailleurs, la région de Bretagne a coopéré. Ils parlaient tous français. Et c'est cela qui est étonnant, on peut faire des programmes en créole, on peut faire des programmes en français. On fera ce que vous souhaiterez, Monsieur le Premier Ministre. Encore une fois, nous sommes à vos côtés. Nous n'allons pas imposer un modèle de développement.
Q - La France qui était à l'initiative de cette conférence internationale est-elle aujourd'hui en mesure de contrôler justement que ces décaissements auront bien lieu avant septembre 2006, tout cet argent promis avant septembre 2006 ?
R - D'abord, à propos de la France, dans votre reportage à l'instant j'ai un peu regretté le côté un peu "pleurnichard" des critiques ou des polémiques qui consistent à dire : "la France ne fait rien, elle fait des discours". Franchement, nous sommes plusieurs ministres à être venus sur place, non pas pour faire des discours mais pour agir. Il y a 57 projets que notre pays a identifiés pour 31 millions d'euros, sans parler de notre contribution au budget européen. Votre reportage donne le sentiment que ce n'est rien. Mais nous participons, nous, à travers l'Union européenne aussi à beaucoup de projets. Et vous me dites, est-ce que la France va contrôler ? Mais on n'est pas dans cet état d'esprit, de contrôler à la place des autorités haïtiennes, ni de faire le travail des Nations unies. Nous sommes partenaires dans un mouvement global et nous prendrons notre part. Mais nous allons contrôler, oui, l'argent français, celui des contribuables.
Q - Qui n'a pas encore été décaissé en tant que tel, mais à travers les instances européennes.
R - Une partie a été décaissée. Je veux d'ailleurs dire qu'il n'y a pas que l'argent du gouvernement, c'est-à-dire l'argent des contribuables. Il y a aussi des ONG qui travaillent bien et j'en connais quelques-unes que nous soutenons. Il y a des collectivités locales. J'ai présidé pendant 17 ans le Conseil général de Savoie, dans les Alpes, qui a initié, il y a plus de 15 ans, avec la région de Dessalines, un programme de coopération. Tout à l'heure les photos qui ont été prises, l'étaient dans cette commune de Dessalines où la Savoie coopère pour l'éducation notamment depuis de longues années.
Q - Là on parlait uniquement des 1,3 milliards promis à Washington en juillet 2004, avant septembre 2006 ?
R - Si nous avons fait cette réunion aujourd'hui, c'est précisément parce que nous n'acceptons pas les lenteurs, le fait qu'on ne décaisse pas, qu'on ne réalise pas de projets. Pourquoi avons-nous provoqué cette réunion ? C'est pour que tout le monde soit autour de la table, qu'on ne fasse pas de discours, qu'on voit où se trouvent les problèmes avec le gouvernement haïtien, qui est le premier responsable, et qu'on s'engage à réaliser des projets. C'est pour cela que j'ai fait cette réunion de Cayenne.
Q - 3000 km de routes à construire, fourniture d'électricité, agriculture, tout cela se sont des projets avec, en face, des chiffres dont on a, a priori, l'assurance qu'ils seront décaissés. Aucune déclaration en revanche quant à l'aide alimentaire qu'on disait encore il y a peu urgente. Il n'en a pas été question du tout à la conférence ?
R - Aujourd'hui, nous étions sur des projets de moyen ou de long terme. Il y a l'action d'urgence qui se déroule sur le plan alimentaire ou humanitaire dans le cadre des ONG, des programmes des Nations unies. Nous sommes sur des projets qui peuvent et qui vont créer du progrès durable, ceux dont les Haïtiens attendent avec impatience de pouvoir concrètement profiter, c'est-à-dire des routes pour travailler, des écoles pour apprendre, des hôpitaux pour être soignés, des entreprises, des marchés. C'est cela qu'on va essayer de faire aujourd'hui : apporter l'environnement et les outils du développement économique. Vous savez, ma conviction c'est qu'on ne sort pas de telle crise, autrement que par des élections, c'est-à-dire par la démocratie et ce n'est pas facile, et par l'économie, c'est-à-dire le progrès économique. Nous voulons combattre l'injustice, parce que c'est clairement l'injustice qui nourrit la violence, qui nourrit, dans d'autres régions du monde, le terrorisme, qui nourrit l'humiliation et c'est tout cela qui provoque des problèmes politiques. Nous sommes en train de faire partir la spirale dans l'autre sens, celle du progrès démocratique et celle du progrès économique. Mais, encore une fois, je le dis avec précaution et nous ferons un bilan dans quelques mois.
Q - Pour l'urgence, santé, nutrition, eau et assainissement, ce sont des domaines qui ont particulièrement mobilisé, justement en matière de projets concrets. Quelles sont dans ce domaine les participations en particulier françaises ?
R - La France participe - j'ai ici la liste que je peux indiquer - aux projets qui sont concentrés dans deux régions : "l'Artibony", 14 projets ; le Nord-Ouest avec 6 projets, et l'Ouest avec 17 projets. Nous avons en effet des projets sur les services de base, dont vous parlez, en matière d'eau et d'assainissement - l'eau potable c'est un des premiers droits pour les citoyens - dans la zone de Savane Désolé, à Plaisance, et dans le département de Grande Anse. Nous avons 9 projets dans le secteur de la santé, je peux les citer, notamment pour la prévention contre le sida, 8 projets dans le secteur de l'éducation, avec des écoles à Cité Soleil, des cantines scolaires, et puis un projet dans la gestion des déchets. Vous voyez, des projets il y en a 29 que je pourrais citer, puisque je les ai sous les yeux, ce sont des projets de vie quotidienne.
Q - Les élections présidentielles et législatives en Haïti sont en principe prévues en novembre et en décembre prochains. Dans quels termes faut-il penser l'appui aux élections ?
R - Quand on veut organiser des élections dans un pays qui revient, encore une fois, de très loin, où ce n'était pas vraiment l'habitude de voter démocratiquement, il faut commencer par le commencement, c'est-à-dire avoir un registre des électeurs. On a beaucoup parlé à l'occasion du déjeuner de ce travail, très précis et impartial, d'enregistrement des citoyens, pour qu'ils puissent voter, et puis cet enregistrement peut servir à autre chose, puisqu'il faut connaître l'ensemble des citoyens sur un territoire. Après quoi, il faut organiser une commission électorale qui veille à l'indépendance et qui sera chargée de proclamer les résultats. Il faut avoir un contrôle international et c'est vrai dans tous les pays où on a une démocratie fragile. Donc le gouvernement haïtien, s'il le souhaite, et je pense que vous le souhaiterez, demandera l'aide de tous les pays de la Caraïbe ou des pays de la région, voire de l'Union européenne, pour envoyer des observateurs. J'ai des élus de Guyane qui m'ont dit qu'ils étaient disponibles, des députés ou des parlementaires ou des élus qui sont disponibles pour aller jouer ce rôle impartial d'observateurs des élections. Voilà tout ce qui est en jeu. Mais naturellement, tout cela est, encore une fois, dans la main des Haïtiens, des partis politiques, qui doivent dialoguer entre eux, qui doivent préparer cette échéance fondamentale des élections présidentielles et législatives.
Q - Jean-Bertrand Aristide a-t-il eu des contacts avec la diplomatie française, annonçant son retour au pays ?
R - Ma réponse est non.
Q - La réponse est non. Aucune position quant à la position éventuelle de Jean-Bertrand Aristide dans cette campagne ?
R - Non. Je n'ai pas à m'occuper de savoir comment les Haïtiens vont débattre entre eux. C'est l'affaire d'un peuple souverain. Ce que je sais, c'est que tous ceux qui ont quelque chose à se reprocher par rapport au passé devront rendre des comptes, que, pas plus en Haïti qu'en Europe qu'au Proche-Orient ou ailleurs, il ne peut y avoir de place pour l'impunité. C'est tout ce que je peux dire. Pour le reste, des commissions d'enquête sont en cours et la justice, le moment venu, devra faire son travail.
Q - L'opposition aussi est une force démocratique. Est-ce que vous
R - Il y a, dans toute démocratie, une majorité et une opposition. Quand je suis allé en Haïti pour la première fois, c'était au mois de mai 2004, j'ai demandé à rencontrer tous les partis politiques à l'ambassade de France. Et ils sont tous venus, tous, dans toute leur diversité. Et je leur ai parlé comme un homme politique, en leur disant : "c'est vous qui avez l'avenir de votre pays dans les mains. On ne va pas faire la démocratie et l'avenir d'Haïti à votre place. Pensez aux jeunes générations, vous avez une responsabilité majeure. Comment faire ? Même si certains d'entre vous ont envie d'être député ou président, à quoi cela sert dans un pays en ruine ? Quel est le sens de vouloir faire de la politique dans un pays en ruine ? Vous avez tous une responsabilité". Je le redis aujourd'hui de la même manière. Si nous avons fait cette réunion à Cayenne aujourd'hui, très concrète, c'est pour, aux côtés d'Haïti, créer les conditions de cette démocratie à la fin de l'année, et d'un progrès économique pour le peuple. C'est tout le sens et l'esprit de cette réunion de Cayenne
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 22 mars 2005)
(Entretien de Michel Barnier avec TV5 et Radio France internationale, à Cayenne le 18 mars 2005)
Q - Avez-vous l'impression d'avoir vraiment avancé aujourd'hui ?
R - Franchement oui, d'abord parce que nous étions tous ensemble, réunis pour la première fois, pas pour faire des discours ni pour faire des chèques et se préoccuper de savoir qui les touche, mais pour travailler sur des projets qui intéressent la vie quotidienne des Haïtiens, qui intéressent le processus de démocratie en Haïti, et pour s'engager sur ces projets.
380 projets pour des sommes importantes : 750 millions d'euros ! Tout cela ne va pas se faire du jour au lendemain, mais nous nous sommes engagés et nous allons nous retrouver dans quelques mois au Canada. C'est donc une sorte d'agenda pour Haïti, pour la démocratie et pour la reconstruction d'Haïti.
Q - 380 projets, est-ce réaliste sur un an et demi, voire 2 ans ? Pourrez-vous avoir les moyens de vérifier que, sur le terrain, ces projets avancent, que les Haïtiens trouvent de l'emploi, que l'activité économique repart ?
R - Je pense que c'est réaliste parce qu'il y a, dans ces 380 projets, des projets de différentes dimensions ; tous ne sont pas des projets gigantesques. Il y a, c'est vrai, de gros projets d'infrastructure, de routes, d'équipements économiques, d'hôpitaux ou d'écoles, mais il y a aussi beaucoup de petits projets qui intéressent le développement rural, qui est très important à Haïti. Je pense que c'est réaliste de tous les lancer et, pour beaucoup d'entre eux, de les réaliser d'ici à un an et demi. Je ne peux pas vous promettre aujourd'hui que tout sera fait, c'est la responsabilité politique des autorités d'Haïti, puisque nous travaillons sous leur autorité pour réaliser ces projets, mais nous nous sommes engagés, c'est très important.
Q - M. Latortue, le Premier ministre haïtien a parlé beaucoup d'énergie. Il a notamment lancé un appel sur l'électricité, il a demandé à un nouveau bailleur de fonds de se présenter pour faire tourner les centrales électriques. Sur ce point précis, qui est important, vous êtes-vous mis d'accord ? Un autre bailleur de fonds s'engagera-t-il sur l'électricité ?
R - Le problème que le Premier ministre, M. Latortue, a posé est celui de l'électricité à Port-au-Prince où il y a seulement quelques heures d'électricité par jour et cela ne peut pas durer. Depuis plusieurs mois, les Américains ont financé la fourniture d'électricité, jusqu'à la fin du mois de février. Nous devons trouver une solution, probablement par un financement du gouvernement haïtien lui-même. Grâce à notre rencontre, une réunion a eu lieu aujourd'hui même pour trouver des solutions tout de suite après. Plusieurs solutions ont été envisagées, notamment de nouvelles centrales seraient financées. Cette réunion a eu au moins ce mérite que nous nous sommes engagés à trouver une solution, tous ensemble, dans les prochains mois.
Q - Parleriez-vous de nouvelles démarches de la coopération au niveau multilatéral ? Lancez-vous quelque chose de nouveau selon vous ? Certes, vous souhaitez appliquer des recettes qui l'ont été en Europe mais ici, dans cette région du monde, est-ce quelque chose de nouveau, une nouvelle démarche ?
R - C'est une démarche nouvelle qui ne consiste pas à faire des discours ou simplement à, quelquefois, se donner bonne conscience en annonçant des sommes, mais à s'attacher à la mise en oeuvre de projets et à le faire ensemble, dans cet esprit, que je crois très important, de mutualisation. Nous avons décidé de mutualiser nos énergies, nos décisions, nos crédits et nos projets et, d'abord, de vérifier qui fait quoi. Nous avons un tableau de bord de ces 380 projets, pour être bien sûr que tout se fait complémentairement et en bonne intelligence. C'est une démarche assez nouvelle.
Je l'avais pratiqué durant les cinq dernières années dans d'autres circonstances, dans les régions les plus pauvres d'Europe, dont je me suis occupé comme commissaire à la politique régionale, avec cette idée d'avoir un plan sur plusieurs années, de mettre tout le monde ensemble, de responsabiliser les autorités locales, de faire du suivi, ce que l'on appelle du "monitoring". Donc, nous nous retrouverons au Canada pour le faire.
Q - Finalement, concernant cet agenda haïtien, avez-vous l'impression que le gouvernement haïtien a les moyens, lui-même, de répondre à tous ces projets concrets ? A t-il les moyens humains ? L'administration est-elle suffisamment formée pour absorber tout cet argent et finalement que ces projets se réalisent sur le terrain ?
R - Naturellement, il n'a pas tous les moyens pour absorber cet argent ; c'est bien pourquoi nous sommes réunis aujourd'hui à Cayenne. Nous voulons aider Haïti, nous voulons accompagner Haïti, c'est une démarche de partenariat. Nous ne pouvons pas faire les choses à leur place, mais on sait bien que l'administration haïtienne est très faible, qu'elle revient de loin, que la démocratie n'est pas encore là, que la justice est fragile. Dans tous ces projets, il y a donc beaucoup de sujets qui concernent le renforcement de la gouvernance, de l'administration, de l'assistance technique. Nous sommes réunis à Cayenne pour apporter au gouvernement de M. Latortue, qui est un gouvernement intérimaire, ce qui lui manque : non pas l'énergie, non pas l'enthousiasme, mais un certain nombre de moyens techniques, d'assistance et de services pour mettre en oeuvre nos projets. Nous sommes prêts également à réaliser ces projets avec eux.
Q - Concernant le mandat de la MINUSTAH, vous en avez certainement parlé durant le déjeuner, le représentant spécial du Secrétaire général des Nations unies, M. Valdès a rappelé aujourd'hui qu'il n'avait pas suffisamment de moyens pour désarmer, notamment les milices et les bandes armées. Est-il à l'ordre du jour aujourd'hui d'améliorer ce mandat, de le changer, de demander aux Nations unies de donner plus d'hommes, de renforcer cette mission, somme toute ?
R - L'objet de cette réunion n'était pas de remplacer le Conseil de sécurité des Nations unies, même si plusieurs d'entre nous jouent leur rôle au sein des Nations unies. Nous avons écouté ce qui nous a été dit, vérifié le constat que les uns et les autres nous faisons, par exemple, le fait qu'il n'y ait pas eu de désarmement et qu'il est attendu - on ne fera pas progresser Haïti avec des bandes armées, il faut donc désarmer et faire progresser la démocratie.
Le rôle de la MINUSTAH est très important, probablement son mandat devrait-il être renforcé, nous allons en parler aux Nations unies, avec le représentant spécial du Secrétaire général qui était ici, M. Valdès, et avec Kofi Annan. Mais il n'y a pas que la MINUSTAH, il y a aussi les forces de sécurité, la gendarmerie, la police d'Haïti, et nous nous sommes engagés parallèlement, les uns et les autres, par exemple la France et le Mexique, à renforcer les efforts de formation pour les gendarmes et les policiers.
Q - Juste une petite question concernant votre déplacement à Alger, pourquoi ce déplacement au Sommet de la ligue arabe ? Quelle est la signification que vous voulez lui donner dans un contexte difficile, on pense au Liban et en Syrie notamment ?
R - D'abord, je vais à Alger à l'invitation du gouvernement algérien qui a souhaité que le ministre français des Affaires étrangères soit présent à l'ouverture de ce Sommet de la Ligue arabe, à un moment extrêmement important et sensible où, dans le monde arabe, les choses bougent et grâce en partie à l'engagement, à la mobilisation de tous ces pays. Nous voulons donc apporter un encouragement et un soutien à cet effort d'intégration du monde arabe qui, à travers cette Ligue, veut parler d'une seule voix, et lui dire de continuer à jouer son rôle dans cette grande région, où il n'y a pas que des pays arabes, mais beaucoup tout de même, et où les choses vont dans le bon sens en ce moment. On le voit, avec le dialogue repris entre Israéliens et Palestiniens, on le voit avec la démocratie qui veut s'exprimer au Liban, on le voit en Irak où le processus politique et démocratique est lui aussi engagé, on le voit même dans un pays de cette grande région qui est l'Iran avec qui nous dialoguons, nous Européens, pour éviter la prolifération des armes de destruction massive.
Je le dis avec beaucoup de précautions et beaucoup de prudence, gardons-nous de toute euphorie, mais nous avons des raisons d'avoir une plus grande confiance et l'on voit bien que, dans tous ces processus de réformes, de démocratie et d'abord de paix, et de plus grande justice, la Ligue arabe, les pays arabes jouent leur rôle et ont une place importance.
Q - Croyez-vous à ce printemps arabe dont on parle beaucoup, en faisant référence au Liban ?
R - Il y a une nouvelle ambiance, entre Israéliens et Palestiniens, notamment depuis l'élection démocratique en Palestine du nouveau président Mahmoud Abbas, et il y a, au Liban, qui est depuis longtemps un pays démocratique, mais qui était privé de sa souveraineté et de sa liberté, une volonté populaire qui s'exprime dans toute la diversité du peuple libanais. Toutes les composantes s'expriment dans la rue, elles le font jour après jour, parfois avec des mots différents, pour des raisons différentes, mais elles le font avec beaucoup de dignité. Nous encourageons d'ailleurs ces différentes composantes du peuple libanais à dialoguer entre elles, avec l'assurance que nous pouvons donner au peuple libanais que nous partageons son espérance et que la communauté internationale ne souhaite qu'une seule chose : la liberté, pour les Libanais, de maîtriser leur destin, à travers des élections démocratiques
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 22 mars 2005)
(Entretien de Michel Barnier dans "France Guyane", à Cayenne le 18 mars 2005)
Q - Quelles sont les raisons de l'engagement de la diplomatie française en Haïti ?
R - La première raison, c'est que la France se sent très proche d'Haïti. Il faut le dire et le prouver. C'est le sens de cette réunion et des deux visites de travail que j'ai faites à Haïti en 2004.
La France est attachée à Haïti par les liens de l'histoire, d'une langue partagée, et de la proximité géographique avec les départements français d'Amérique et de la Caraïbe. Ce qui s'y passe nous concerne donc directement. La seconde raison est qu'Haïti connaît aujourd'hui une crise grave, où se combinent plusieurs facteurs : un Etat encore très balbutiant, malgré les efforts courageux de redressement, engagés depuis un an par le nouveau Premier ministre, M. Latortue, à qui je tiens à rendre hommage; une pauvreté extrême, qui s'accompagne de conditions de vie éprouvantes pour la grande majorité de la population et d'une dévastation écologique; un climat de violence endémique, enfin, avec une prolifération de bandes armées et, pourrait-on dire, de gangs armés sans autre projet que la perpétuation d'un état d'anarchie propice aux trafics. Autant de raisons pour s'engager. Mais nous n'avons pas entendu nous engager seuls : nous avons, dès que la crise est entrée en phase d'affrontements, en février 2004, souhaité qu'elle soit traitée dans un cadre multilatéral, par le Conseil de sécurité des Nations unies. Et nous avons vivement encouragé tous les pays de la région à s'impliquer dans la résolution de cette crise. Nous sommes heureux que le Brésil ait accepté de prendre le commandement de la composante militaire de la Mission de stabilisation des Nations unies, et que d'autres pays latino-américains, l'Argentine, le Chili, et d'autres encore, soient également présents.
Q - Arriverez-vous à convaincre les pays de la Caraïbe, qui ont manifestement une méfiance au regard de la situation politique haïtienne ?
R - La France a invité la CARICOM, qui est l'organisation des Etats de la Caraïbe, à la Conférence de Cayenne. Il y a eu un débat au sein de cette organisation et un consensus s'est finalement dégagé pour accepter de participer. C'est une avancée très positive. La CARICOM est pour nous un partenaire de premier plan sur la crise haïtienne, et nous ne pouvions nous satisfaire des crispations antérieures.
Q - Quelles sont les raisons du choix de Cayenne pour abriter la rencontre ?
R - La Guyane est un territoire français, et il se situe en Amérique. Voilà deux bonnes raisons. Il y en a une troisième: Cayenne, et la Guyane en général, accueillent une importante communauté haïtienne, qui apporte une contribution quotidienne à leur développement actuel. Cette conférence, aujourd'hui, est une occasion de manifester en retour notre amitié pour elle. Je salue tout particulièrement, à travers votre journal, les Haïtiens qui vivent ici
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 22 mars 2005)
Q - Est-ce qu'aujourd'hui la priorité pour la France, c'est la coopération dans ces domaines-là, la police, la justice, l'Etat de droit ?
R - D'abord, vous me permettrez, puisque vous nous accueillez ce soir avec le Premier ministre, M. Latortue, de dire un mot de remerciement à la Guyane qui nous a accueillis avec sa tradition d'hospitalité, aux élus, à toutes les équipes de l'administration qui nous ont aidés à préparer cette conférence, assez originale. Plutôt que de choisir de l'organiser à Paris, sous les lambris dorés du ministère des Affaires étrangères, on a voulu la faire ici, en terre française, mais en terre d'Amérique, et près d'Haïti, près de vous, Monsieur le Premier Ministre, avec tout le peuple haïtien. Et puis, j'ai pensé aussi que c'était un signal à ces 30.000 ou 40.000 Haïtiens qui se sont expatriés, qui ont trouvé ici un accueil en terre de Guyane.
Pour répondre à votre question, je pense qu'il faut agir sur les deux fronts. Le front de la démocratie, de l'Etat de droit et puis le front du progrès, de la vie quotidienne des gens. Donc, notre conférence aujourd'hui, vous l'avez bien compris, n'était pas une conférence pour faire des discours et encore moins des promesses. Les Haïtiens ont entendu beaucoup de promesses depuis quelques années. C'est pour prendre un engagement ! Il y avait dix gouvernements représentés, la plupart par des ministres, toutes les organisations internationales, les Nations unies, la Banque mondiale, CARICOM, l'Union européenne.
Q - CARICOM n'était pas représenté par un chef de gouvernement, mais par...
R - Par un représentant désigné par les chefs de gouvernement de CARICOM. Ce qui est important, c'est que tous les gens de bonne volonté se trouvaient autour de la même table. Nous avons pris une décision sur 380 projets dont, en effet, une grande partie concerne la reconstruction de l'administration. Je ne cherche pas des excuses, ni des justifications, mais ce pays revient de loin, de tant d'années de dictature. Il faut voir d'où il part et où il en est. Je crois, Monsieur Latortue, vous qui êtes un Premier ministre de bonne volonté, vous ne resterez pas au gouvernement après cette transition et après les élections, que nous devons vous aider à reconstruire une justice plus rapide et impartiale. Nous devons vous aider à reconstruire une administration, des ministères, des administrations locales. Voilà l'essentiel de ces projets.
Q - Justement en termes de justice par exemple, on sait les difficultés qu'ont les tribunaux aujourd'hui à faire oeuvre de justice. On connaît les difficultés de la police en Haïti. Concrètement, comment va se passer cette coopération française ?
R - Concrètement, d'abord il y a des forces militaires qui participent à la stabilisation dans le cadre de la MINUSTAH, dans le cadre des Nations unies. Il n'y a plus de soldats français. Ils sont venus au début
Q - Mission internationale de stabilisation. Justement au-delà
R - Nous avons 80 gendarmes et policiers qui coopèrent à la formation de policiers et de gendarmes haïtiens et nous continuerons avec d'autres pays - le Mexique et d'autres - à ces formations. Parce que nous ne cherchons pas à faire la leçon aux Haïtiens. Nous étions tous très clairement, aujourd'hui, comme des partenaires de la démocratie et du progrès d'Haïti. On ne va pas se substituer aux autorités ni au peuple haïtien qui a son propre destin dans ses mains. Nous voulons participer, par exemple, à la formation de gendarmes et de policiers. C'est ce que nous faisons avec 80 personnes.
Q - Donc cela est une mission qui a déjà commencé, qui est donc déjà financée.
R - Nous avons également une coopération judiciaire pour aider le ministère de la Justice à s'organiser, avec des juges. Nous intervenons dans tous les domaines de l'administration, et encore une fois pas tout seul. La philosophie de cette conférence que j'ai organisée aujourd'hui, c'est la mutualisation. Nous avons tous une passion, un intérêt, une dette, une raison d'aider Haïti et le peuple haïtien. Et nous avons mis tout cela ensemble pour travailler ensemble.
Q - Y a-t-il aujourd'hui par exemple, en termes de formation, des priorités établies ? Ce n'est pas toujours évident dans un pays où 80 % des habitants sont au chômage, dans un pays comme la France, qui veut oeuvrer, par exemple, en matière de formation, comment cela se passe concrètement, ce n'est pas toujours évident quand 80 % de la population parle exclusivement créole en Haïti, par exemple ? Pour être plus concrète, est-ce que l'Outre-Mer va participer activement à cela ?
R - La dernière fois que je suis allé à Haïti, et j'y suis allé deux fois au mois de mai 2004 depuis que je suis ministre des Affaires étrangères - il n'y avait pas eu de visite française de ministre des Affaires étrangères pendant deux siècles, de 1804 à 2004. J'y suis allé une première fois pour une visite officielle, et là j'avais proposé à un des élus des Caraïbes de venir avec moi, il y avait des élus de Guadeloupe, de Martinique qui sont très intéressés. La preuve, ici, est faite, que la Guyane est aussi solidaire. Je pense en effet que nous pourrions, avec l'argent de la France et peut-être l'argent européen, financer des programmes spécifiques qui utilisent le créole. Mais il y a aussi beaucoup d'Haïtiens qui parlent français. Quand j'ai visité la faculté d'agronomie de Port-au-Prince, qui a été totalement dévastée, j'ai été très ému de voir ces jeunes qui n'avaient avec eux que leurs professeurs, qui étaient là debout, avec leurs bouquins dans la main. Et je me suis promis de les aider. D'ailleurs, la région de Bretagne a coopéré. Ils parlaient tous français. Et c'est cela qui est étonnant, on peut faire des programmes en créole, on peut faire des programmes en français. On fera ce que vous souhaiterez, Monsieur le Premier Ministre. Encore une fois, nous sommes à vos côtés. Nous n'allons pas imposer un modèle de développement.
Q - La France qui était à l'initiative de cette conférence internationale est-elle aujourd'hui en mesure de contrôler justement que ces décaissements auront bien lieu avant septembre 2006, tout cet argent promis avant septembre 2006 ?
R - D'abord, à propos de la France, dans votre reportage à l'instant j'ai un peu regretté le côté un peu "pleurnichard" des critiques ou des polémiques qui consistent à dire : "la France ne fait rien, elle fait des discours". Franchement, nous sommes plusieurs ministres à être venus sur place, non pas pour faire des discours mais pour agir. Il y a 57 projets que notre pays a identifiés pour 31 millions d'euros, sans parler de notre contribution au budget européen. Votre reportage donne le sentiment que ce n'est rien. Mais nous participons, nous, à travers l'Union européenne aussi à beaucoup de projets. Et vous me dites, est-ce que la France va contrôler ? Mais on n'est pas dans cet état d'esprit, de contrôler à la place des autorités haïtiennes, ni de faire le travail des Nations unies. Nous sommes partenaires dans un mouvement global et nous prendrons notre part. Mais nous allons contrôler, oui, l'argent français, celui des contribuables.
Q - Qui n'a pas encore été décaissé en tant que tel, mais à travers les instances européennes.
R - Une partie a été décaissée. Je veux d'ailleurs dire qu'il n'y a pas que l'argent du gouvernement, c'est-à-dire l'argent des contribuables. Il y a aussi des ONG qui travaillent bien et j'en connais quelques-unes que nous soutenons. Il y a des collectivités locales. J'ai présidé pendant 17 ans le Conseil général de Savoie, dans les Alpes, qui a initié, il y a plus de 15 ans, avec la région de Dessalines, un programme de coopération. Tout à l'heure les photos qui ont été prises, l'étaient dans cette commune de Dessalines où la Savoie coopère pour l'éducation notamment depuis de longues années.
Q - Là on parlait uniquement des 1,3 milliards promis à Washington en juillet 2004, avant septembre 2006 ?
R - Si nous avons fait cette réunion aujourd'hui, c'est précisément parce que nous n'acceptons pas les lenteurs, le fait qu'on ne décaisse pas, qu'on ne réalise pas de projets. Pourquoi avons-nous provoqué cette réunion ? C'est pour que tout le monde soit autour de la table, qu'on ne fasse pas de discours, qu'on voit où se trouvent les problèmes avec le gouvernement haïtien, qui est le premier responsable, et qu'on s'engage à réaliser des projets. C'est pour cela que j'ai fait cette réunion de Cayenne.
Q - 3000 km de routes à construire, fourniture d'électricité, agriculture, tout cela se sont des projets avec, en face, des chiffres dont on a, a priori, l'assurance qu'ils seront décaissés. Aucune déclaration en revanche quant à l'aide alimentaire qu'on disait encore il y a peu urgente. Il n'en a pas été question du tout à la conférence ?
R - Aujourd'hui, nous étions sur des projets de moyen ou de long terme. Il y a l'action d'urgence qui se déroule sur le plan alimentaire ou humanitaire dans le cadre des ONG, des programmes des Nations unies. Nous sommes sur des projets qui peuvent et qui vont créer du progrès durable, ceux dont les Haïtiens attendent avec impatience de pouvoir concrètement profiter, c'est-à-dire des routes pour travailler, des écoles pour apprendre, des hôpitaux pour être soignés, des entreprises, des marchés. C'est cela qu'on va essayer de faire aujourd'hui : apporter l'environnement et les outils du développement économique. Vous savez, ma conviction c'est qu'on ne sort pas de telle crise, autrement que par des élections, c'est-à-dire par la démocratie et ce n'est pas facile, et par l'économie, c'est-à-dire le progrès économique. Nous voulons combattre l'injustice, parce que c'est clairement l'injustice qui nourrit la violence, qui nourrit, dans d'autres régions du monde, le terrorisme, qui nourrit l'humiliation et c'est tout cela qui provoque des problèmes politiques. Nous sommes en train de faire partir la spirale dans l'autre sens, celle du progrès démocratique et celle du progrès économique. Mais, encore une fois, je le dis avec précaution et nous ferons un bilan dans quelques mois.
Q - Pour l'urgence, santé, nutrition, eau et assainissement, ce sont des domaines qui ont particulièrement mobilisé, justement en matière de projets concrets. Quelles sont dans ce domaine les participations en particulier françaises ?
R - La France participe - j'ai ici la liste que je peux indiquer - aux projets qui sont concentrés dans deux régions : "l'Artibony", 14 projets ; le Nord-Ouest avec 6 projets, et l'Ouest avec 17 projets. Nous avons en effet des projets sur les services de base, dont vous parlez, en matière d'eau et d'assainissement - l'eau potable c'est un des premiers droits pour les citoyens - dans la zone de Savane Désolé, à Plaisance, et dans le département de Grande Anse. Nous avons 9 projets dans le secteur de la santé, je peux les citer, notamment pour la prévention contre le sida, 8 projets dans le secteur de l'éducation, avec des écoles à Cité Soleil, des cantines scolaires, et puis un projet dans la gestion des déchets. Vous voyez, des projets il y en a 29 que je pourrais citer, puisque je les ai sous les yeux, ce sont des projets de vie quotidienne.
Q - Les élections présidentielles et législatives en Haïti sont en principe prévues en novembre et en décembre prochains. Dans quels termes faut-il penser l'appui aux élections ?
R - Quand on veut organiser des élections dans un pays qui revient, encore une fois, de très loin, où ce n'était pas vraiment l'habitude de voter démocratiquement, il faut commencer par le commencement, c'est-à-dire avoir un registre des électeurs. On a beaucoup parlé à l'occasion du déjeuner de ce travail, très précis et impartial, d'enregistrement des citoyens, pour qu'ils puissent voter, et puis cet enregistrement peut servir à autre chose, puisqu'il faut connaître l'ensemble des citoyens sur un territoire. Après quoi, il faut organiser une commission électorale qui veille à l'indépendance et qui sera chargée de proclamer les résultats. Il faut avoir un contrôle international et c'est vrai dans tous les pays où on a une démocratie fragile. Donc le gouvernement haïtien, s'il le souhaite, et je pense que vous le souhaiterez, demandera l'aide de tous les pays de la Caraïbe ou des pays de la région, voire de l'Union européenne, pour envoyer des observateurs. J'ai des élus de Guyane qui m'ont dit qu'ils étaient disponibles, des députés ou des parlementaires ou des élus qui sont disponibles pour aller jouer ce rôle impartial d'observateurs des élections. Voilà tout ce qui est en jeu. Mais naturellement, tout cela est, encore une fois, dans la main des Haïtiens, des partis politiques, qui doivent dialoguer entre eux, qui doivent préparer cette échéance fondamentale des élections présidentielles et législatives.
Q - Jean-Bertrand Aristide a-t-il eu des contacts avec la diplomatie française, annonçant son retour au pays ?
R - Ma réponse est non.
Q - La réponse est non. Aucune position quant à la position éventuelle de Jean-Bertrand Aristide dans cette campagne ?
R - Non. Je n'ai pas à m'occuper de savoir comment les Haïtiens vont débattre entre eux. C'est l'affaire d'un peuple souverain. Ce que je sais, c'est que tous ceux qui ont quelque chose à se reprocher par rapport au passé devront rendre des comptes, que, pas plus en Haïti qu'en Europe qu'au Proche-Orient ou ailleurs, il ne peut y avoir de place pour l'impunité. C'est tout ce que je peux dire. Pour le reste, des commissions d'enquête sont en cours et la justice, le moment venu, devra faire son travail.
Q - L'opposition aussi est une force démocratique. Est-ce que vous
R - Il y a, dans toute démocratie, une majorité et une opposition. Quand je suis allé en Haïti pour la première fois, c'était au mois de mai 2004, j'ai demandé à rencontrer tous les partis politiques à l'ambassade de France. Et ils sont tous venus, tous, dans toute leur diversité. Et je leur ai parlé comme un homme politique, en leur disant : "c'est vous qui avez l'avenir de votre pays dans les mains. On ne va pas faire la démocratie et l'avenir d'Haïti à votre place. Pensez aux jeunes générations, vous avez une responsabilité majeure. Comment faire ? Même si certains d'entre vous ont envie d'être député ou président, à quoi cela sert dans un pays en ruine ? Quel est le sens de vouloir faire de la politique dans un pays en ruine ? Vous avez tous une responsabilité". Je le redis aujourd'hui de la même manière. Si nous avons fait cette réunion à Cayenne aujourd'hui, très concrète, c'est pour, aux côtés d'Haïti, créer les conditions de cette démocratie à la fin de l'année, et d'un progrès économique pour le peuple. C'est tout le sens et l'esprit de cette réunion de Cayenne
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 22 mars 2005)
(Entretien de Michel Barnier avec TV5 et Radio France internationale, à Cayenne le 18 mars 2005)
Q - Avez-vous l'impression d'avoir vraiment avancé aujourd'hui ?
R - Franchement oui, d'abord parce que nous étions tous ensemble, réunis pour la première fois, pas pour faire des discours ni pour faire des chèques et se préoccuper de savoir qui les touche, mais pour travailler sur des projets qui intéressent la vie quotidienne des Haïtiens, qui intéressent le processus de démocratie en Haïti, et pour s'engager sur ces projets.
380 projets pour des sommes importantes : 750 millions d'euros ! Tout cela ne va pas se faire du jour au lendemain, mais nous nous sommes engagés et nous allons nous retrouver dans quelques mois au Canada. C'est donc une sorte d'agenda pour Haïti, pour la démocratie et pour la reconstruction d'Haïti.
Q - 380 projets, est-ce réaliste sur un an et demi, voire 2 ans ? Pourrez-vous avoir les moyens de vérifier que, sur le terrain, ces projets avancent, que les Haïtiens trouvent de l'emploi, que l'activité économique repart ?
R - Je pense que c'est réaliste parce qu'il y a, dans ces 380 projets, des projets de différentes dimensions ; tous ne sont pas des projets gigantesques. Il y a, c'est vrai, de gros projets d'infrastructure, de routes, d'équipements économiques, d'hôpitaux ou d'écoles, mais il y a aussi beaucoup de petits projets qui intéressent le développement rural, qui est très important à Haïti. Je pense que c'est réaliste de tous les lancer et, pour beaucoup d'entre eux, de les réaliser d'ici à un an et demi. Je ne peux pas vous promettre aujourd'hui que tout sera fait, c'est la responsabilité politique des autorités d'Haïti, puisque nous travaillons sous leur autorité pour réaliser ces projets, mais nous nous sommes engagés, c'est très important.
Q - M. Latortue, le Premier ministre haïtien a parlé beaucoup d'énergie. Il a notamment lancé un appel sur l'électricité, il a demandé à un nouveau bailleur de fonds de se présenter pour faire tourner les centrales électriques. Sur ce point précis, qui est important, vous êtes-vous mis d'accord ? Un autre bailleur de fonds s'engagera-t-il sur l'électricité ?
R - Le problème que le Premier ministre, M. Latortue, a posé est celui de l'électricité à Port-au-Prince où il y a seulement quelques heures d'électricité par jour et cela ne peut pas durer. Depuis plusieurs mois, les Américains ont financé la fourniture d'électricité, jusqu'à la fin du mois de février. Nous devons trouver une solution, probablement par un financement du gouvernement haïtien lui-même. Grâce à notre rencontre, une réunion a eu lieu aujourd'hui même pour trouver des solutions tout de suite après. Plusieurs solutions ont été envisagées, notamment de nouvelles centrales seraient financées. Cette réunion a eu au moins ce mérite que nous nous sommes engagés à trouver une solution, tous ensemble, dans les prochains mois.
Q - Parleriez-vous de nouvelles démarches de la coopération au niveau multilatéral ? Lancez-vous quelque chose de nouveau selon vous ? Certes, vous souhaitez appliquer des recettes qui l'ont été en Europe mais ici, dans cette région du monde, est-ce quelque chose de nouveau, une nouvelle démarche ?
R - C'est une démarche nouvelle qui ne consiste pas à faire des discours ou simplement à, quelquefois, se donner bonne conscience en annonçant des sommes, mais à s'attacher à la mise en oeuvre de projets et à le faire ensemble, dans cet esprit, que je crois très important, de mutualisation. Nous avons décidé de mutualiser nos énergies, nos décisions, nos crédits et nos projets et, d'abord, de vérifier qui fait quoi. Nous avons un tableau de bord de ces 380 projets, pour être bien sûr que tout se fait complémentairement et en bonne intelligence. C'est une démarche assez nouvelle.
Je l'avais pratiqué durant les cinq dernières années dans d'autres circonstances, dans les régions les plus pauvres d'Europe, dont je me suis occupé comme commissaire à la politique régionale, avec cette idée d'avoir un plan sur plusieurs années, de mettre tout le monde ensemble, de responsabiliser les autorités locales, de faire du suivi, ce que l'on appelle du "monitoring". Donc, nous nous retrouverons au Canada pour le faire.
Q - Finalement, concernant cet agenda haïtien, avez-vous l'impression que le gouvernement haïtien a les moyens, lui-même, de répondre à tous ces projets concrets ? A t-il les moyens humains ? L'administration est-elle suffisamment formée pour absorber tout cet argent et finalement que ces projets se réalisent sur le terrain ?
R - Naturellement, il n'a pas tous les moyens pour absorber cet argent ; c'est bien pourquoi nous sommes réunis aujourd'hui à Cayenne. Nous voulons aider Haïti, nous voulons accompagner Haïti, c'est une démarche de partenariat. Nous ne pouvons pas faire les choses à leur place, mais on sait bien que l'administration haïtienne est très faible, qu'elle revient de loin, que la démocratie n'est pas encore là, que la justice est fragile. Dans tous ces projets, il y a donc beaucoup de sujets qui concernent le renforcement de la gouvernance, de l'administration, de l'assistance technique. Nous sommes réunis à Cayenne pour apporter au gouvernement de M. Latortue, qui est un gouvernement intérimaire, ce qui lui manque : non pas l'énergie, non pas l'enthousiasme, mais un certain nombre de moyens techniques, d'assistance et de services pour mettre en oeuvre nos projets. Nous sommes prêts également à réaliser ces projets avec eux.
Q - Concernant le mandat de la MINUSTAH, vous en avez certainement parlé durant le déjeuner, le représentant spécial du Secrétaire général des Nations unies, M. Valdès a rappelé aujourd'hui qu'il n'avait pas suffisamment de moyens pour désarmer, notamment les milices et les bandes armées. Est-il à l'ordre du jour aujourd'hui d'améliorer ce mandat, de le changer, de demander aux Nations unies de donner plus d'hommes, de renforcer cette mission, somme toute ?
R - L'objet de cette réunion n'était pas de remplacer le Conseil de sécurité des Nations unies, même si plusieurs d'entre nous jouent leur rôle au sein des Nations unies. Nous avons écouté ce qui nous a été dit, vérifié le constat que les uns et les autres nous faisons, par exemple, le fait qu'il n'y ait pas eu de désarmement et qu'il est attendu - on ne fera pas progresser Haïti avec des bandes armées, il faut donc désarmer et faire progresser la démocratie.
Le rôle de la MINUSTAH est très important, probablement son mandat devrait-il être renforcé, nous allons en parler aux Nations unies, avec le représentant spécial du Secrétaire général qui était ici, M. Valdès, et avec Kofi Annan. Mais il n'y a pas que la MINUSTAH, il y a aussi les forces de sécurité, la gendarmerie, la police d'Haïti, et nous nous sommes engagés parallèlement, les uns et les autres, par exemple la France et le Mexique, à renforcer les efforts de formation pour les gendarmes et les policiers.
Q - Juste une petite question concernant votre déplacement à Alger, pourquoi ce déplacement au Sommet de la ligue arabe ? Quelle est la signification que vous voulez lui donner dans un contexte difficile, on pense au Liban et en Syrie notamment ?
R - D'abord, je vais à Alger à l'invitation du gouvernement algérien qui a souhaité que le ministre français des Affaires étrangères soit présent à l'ouverture de ce Sommet de la Ligue arabe, à un moment extrêmement important et sensible où, dans le monde arabe, les choses bougent et grâce en partie à l'engagement, à la mobilisation de tous ces pays. Nous voulons donc apporter un encouragement et un soutien à cet effort d'intégration du monde arabe qui, à travers cette Ligue, veut parler d'une seule voix, et lui dire de continuer à jouer son rôle dans cette grande région, où il n'y a pas que des pays arabes, mais beaucoup tout de même, et où les choses vont dans le bon sens en ce moment. On le voit, avec le dialogue repris entre Israéliens et Palestiniens, on le voit avec la démocratie qui veut s'exprimer au Liban, on le voit en Irak où le processus politique et démocratique est lui aussi engagé, on le voit même dans un pays de cette grande région qui est l'Iran avec qui nous dialoguons, nous Européens, pour éviter la prolifération des armes de destruction massive.
Je le dis avec beaucoup de précautions et beaucoup de prudence, gardons-nous de toute euphorie, mais nous avons des raisons d'avoir une plus grande confiance et l'on voit bien que, dans tous ces processus de réformes, de démocratie et d'abord de paix, et de plus grande justice, la Ligue arabe, les pays arabes jouent leur rôle et ont une place importance.
Q - Croyez-vous à ce printemps arabe dont on parle beaucoup, en faisant référence au Liban ?
R - Il y a une nouvelle ambiance, entre Israéliens et Palestiniens, notamment depuis l'élection démocratique en Palestine du nouveau président Mahmoud Abbas, et il y a, au Liban, qui est depuis longtemps un pays démocratique, mais qui était privé de sa souveraineté et de sa liberté, une volonté populaire qui s'exprime dans toute la diversité du peuple libanais. Toutes les composantes s'expriment dans la rue, elles le font jour après jour, parfois avec des mots différents, pour des raisons différentes, mais elles le font avec beaucoup de dignité. Nous encourageons d'ailleurs ces différentes composantes du peuple libanais à dialoguer entre elles, avec l'assurance que nous pouvons donner au peuple libanais que nous partageons son espérance et que la communauté internationale ne souhaite qu'une seule chose : la liberté, pour les Libanais, de maîtriser leur destin, à travers des élections démocratiques
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 22 mars 2005)
(Entretien de Michel Barnier dans "France Guyane", à Cayenne le 18 mars 2005)
Q - Quelles sont les raisons de l'engagement de la diplomatie française en Haïti ?
R - La première raison, c'est que la France se sent très proche d'Haïti. Il faut le dire et le prouver. C'est le sens de cette réunion et des deux visites de travail que j'ai faites à Haïti en 2004.
La France est attachée à Haïti par les liens de l'histoire, d'une langue partagée, et de la proximité géographique avec les départements français d'Amérique et de la Caraïbe. Ce qui s'y passe nous concerne donc directement. La seconde raison est qu'Haïti connaît aujourd'hui une crise grave, où se combinent plusieurs facteurs : un Etat encore très balbutiant, malgré les efforts courageux de redressement, engagés depuis un an par le nouveau Premier ministre, M. Latortue, à qui je tiens à rendre hommage; une pauvreté extrême, qui s'accompagne de conditions de vie éprouvantes pour la grande majorité de la population et d'une dévastation écologique; un climat de violence endémique, enfin, avec une prolifération de bandes armées et, pourrait-on dire, de gangs armés sans autre projet que la perpétuation d'un état d'anarchie propice aux trafics. Autant de raisons pour s'engager. Mais nous n'avons pas entendu nous engager seuls : nous avons, dès que la crise est entrée en phase d'affrontements, en février 2004, souhaité qu'elle soit traitée dans un cadre multilatéral, par le Conseil de sécurité des Nations unies. Et nous avons vivement encouragé tous les pays de la région à s'impliquer dans la résolution de cette crise. Nous sommes heureux que le Brésil ait accepté de prendre le commandement de la composante militaire de la Mission de stabilisation des Nations unies, et que d'autres pays latino-américains, l'Argentine, le Chili, et d'autres encore, soient également présents.
Q - Arriverez-vous à convaincre les pays de la Caraïbe, qui ont manifestement une méfiance au regard de la situation politique haïtienne ?
R - La France a invité la CARICOM, qui est l'organisation des Etats de la Caraïbe, à la Conférence de Cayenne. Il y a eu un débat au sein de cette organisation et un consensus s'est finalement dégagé pour accepter de participer. C'est une avancée très positive. La CARICOM est pour nous un partenaire de premier plan sur la crise haïtienne, et nous ne pouvions nous satisfaire des crispations antérieures.
Q - Quelles sont les raisons du choix de Cayenne pour abriter la rencontre ?
R - La Guyane est un territoire français, et il se situe en Amérique. Voilà deux bonnes raisons. Il y en a une troisième: Cayenne, et la Guyane en général, accueillent une importante communauté haïtienne, qui apporte une contribution quotidienne à leur développement actuel. Cette conférence, aujourd'hui, est une occasion de manifester en retour notre amitié pour elle. Je salue tout particulièrement, à travers votre journal, les Haïtiens qui vivent ici
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 22 mars 2005)