Interview de M. Arnaud Montebourg, député PS, à "France Inter" le 1er avril 2005 sur son appréciation de la récente prestation télévisée de M. Nicolas Sarkozy, la primauté de l'élection présidentielle pour les responsables politiques, sur le poids de l'Europe et du projet de Constitution européenne face à la mondialisation.

Prononcé le 1er avril 2004

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Média : France Inter

Texte intégral

Q- A deux mois du référendum sur la Constitution européenne, dont les enjeux coupent aujourd'hui la France en deux, entre les partisans du "oui" et du "non", la présidentielle de 2007 prime-telle malgré tout pour les responsables politiques ? Il n'a été question de l'Europe, sur le fond, hier soir dans "100 minutes pour convaincre" sur France 2, dont N. Sarkozy était l'invité, qu'après 1h40 d'émission. Est-ce un aveu de la hiérarchie des importances pour la classe politique ?
R- C'est surtout la preuve que M. Sarkozy lui-même n'a pas beaucoup d'intérêt pour ça et pour autre chose que son propre destin. D'ailleurs, j'ai trouvé que c'était une émission exclusivement tournée sur "l'homme providentiel" que M. Sarkozy essaie d'incarner, d'ailleurs en difficulté, parce que finalement, toute l'émission était l'importation des produits et des recettes politiques de la droite américaine, à peine repeintes par les capacités télégéniques de M. Sarkozy. Il faut quand même regarder les questions de fond : toutes les questions de fond soulevées - la question de l'emploi, la question du chômage, toutes ces questions qui ont été traitées pendant l'émission - n'ont jamais été visitées à l'aune des questions posées par le projet européen. Or un Etat-nation comme le nôtre, qui a perdu aujourd'hui beaucoup de ses capacités d'action politique par rapport à la puissance de l'économie, a évidemment besoin d'un projet européen. C'est exactement ce qui se passe aujourd'hui dans le pays : c'est que les Français sont en train de dire qu'ils veulent s'approprier le projet européen, qu'ils veulent orienter la construction européenne. Je ne crois pas que ce fameux "non" qui monte soit un "non" anti-européen. Bien sûr qu'il y a des irréductibles partout qui, quel que soit le projet proposé par l'Europe, diront "non". Mais en ce qui nous concerne, nous les Européens qui sommes exigeants par rapport à l'Europe, nous voyons bien la crise politique, la montée des populismes dans tous les pays européens et pas seulement en France, les exigences que les citoyens placent entre les mains et sur les épaules des responsables politiques, et avec des réponses, comme ce projet de Constitution, qui ne sont pas les réponses dont nous avons besoin. C'est bien cela que les Français sont en train de faire : ils sont en train de dire que maintenant, la voix des citoyens va compter pour la construction européenne. Avant, ce n'était presque jamais le cas.
Q- Vous acceptiez, juste avant 8 heures, dans la première partie de notre entretien, l'hypothèse d'une crise morale dans ce pays. Ce matin, vous êtes dans votre rôle face à N. Sarkozy, mais au fond, cette question de la primauté de la présidentielle et de l'enjeu du pouvoir dans notre pays est aussi valable à gauche qu'à droite. Il suffit d'écouter MM. Fabius, Hollande, Strauss-Kahn, Mme Aubry, F. Bayrou, j'en passe et bien d'autres. La posture des Français aujourd'hui, leur scepticisme et leur défiance vis-à-vis des enjeux politiques ne s'instruisent-ils à travers précisément ce dérapage ?
R- Si votre analyse consiste à dire que la Vème République, qui passe son temps à être en élection présidentielle - à peine la précédente terminée, la suivante est déjà en route - c'est-à-dire finalement que les luttes pour le pouvoir sont plus importantes que les projets politiques, je suis totalement d'accord avec vous et c'est une des raisons pour lesquelles, mais il n'y a pas que celle-là, aujourd'hui les citoyens se détournent de la croyance qu'ils ont pu mettre dans leur histoire, dans leur passé, dans leur passion, dans l'action publique et politique. Parce que si les luttes pour le pouvoir sont plus importantes que la construction et la délibération en commun d'un projet politique pour l'avenir, pour les problèmes que les générations rencontrent aujourd'hui, il est évident que tout cela n'a pas grand sens. Quand nous sommes donc un certain nombre à dire que la véritable transformation passe aujourd'hui par la transformation du système politique, c'est-à-dire finalement que l'on reconstruise un contrat républicain avec tous les Français, de manière à rétablir la confiance... Aujourd'hui vous avez quand même 14 millions d'électeurs qui s'abstiennent, 5 millions qui votent à l'extrême droite : c'étaient les résultats de la dernière élection présidentielle, c'est-à-dire que la moitié du corps électoral aujourd'hui ne se situe plus dans le système politique actuel. Nous voyons donc bien qu'en effet, il n'y a plus de croyance dans la fabrication en commun de solutions politiques pour une nation comme la nôtre. Et c'est encore pire sur le plan européen.
Q- Il n'y a plus de projet collectif pour la France, c'est ce qui expliquerait la radicalisation, car on l'a rarement mesurée à ce point, du débat entre le "oui" et le "non", et même le rejet des uns et des autres selon qu'ils voteront "oui" ou qu'ils voteront "non" ?
R- Je vois surtout, comme beaucoup d'observateurs, que tout le système économique européen est fondé sur la mise en concurrence des salariés, des entreprises, des protections sociales, des systèmes fiscaux, des Etats-providence. Cette compétition à la baisse est donc la destruction de tout ce que les Etats ont pu construire après guerre, à l'issue de la Résistance, et patiemment dans les années de la reconstruction et des Trente glorieuses. Pour tous les citoyens aujourd'hui, ce système ultra concurrentiel, qui en fait est une sorte d'exaltation de la compétition économique, a des conséquences antisociales et antidémocratiques, parce que tout cela n'est pas désiré par les citoyens... Quand le Président Barroso, qui maintenant est d'ailleurs interdit d'antenne en France, a dit que la directive Bolkestein, qui a été retirée - c'est une des premières victoires politiques du "non" - était finalement la conséquence naturelle du traité de Rome de 1957, c'est-à-dire le marché unique avec la mise en concurrence d'abord de l'agriculture, ensuite de l'industrie et maintenant des services, il disait finalement qu'il y avait comme une sorte de lien de filiation entre le traité constitutionnel, qui contient le traité de Rome, et les mécanismes contenus et à l'uvre dans la fameuse directe Bolkestein. C'est-à-dire une sorte de lien presque génétique entre les deux, montrant que le père et la fille fonctionnent ensemble, c'est-à-dire qu'aujourd'hui, le seul projet politique de l'Europe, c'est la concurrence. Mais ça, ce n'est pas un programme politique, la concurrence !
Q- On entend le travail que fait B. Guetta depuis 48 heures, pour nous montrer ce qu'a été l'histoire de cette construction européenne, avec ce qui a d'abord été un enjeu politique, la Communauté européenne de défense, et puis ensuite ce qui est devenu de plus en plus un projet qui a en effet pris la forme du développement d'un projet économique. Au moment où ce qui est en cause, c'est une construction politique, ne sommes-nous pas en train de passer à côté d'une possibilité de réformer de l'intérieur, à l'intérieur de structures politiques, ce qui pourrait devenir un espace politique ?
R- Je crois qu'aujourd'hui, vu la mise en compétition sauvage des systèmes sociaux et économiques, ce que l'on appelle la "mondialisation débridée et sauvage", qui a donné lieu à un nouveau capitalisme financier très sauvage, très cupide, la question de l'Union européenne et de la construction, c'est est-ce que cela va nous protéger - c'est cela que demandent les citoyens - ou est-ce que cela va nous ouvrir, nous mettre en péril, c'est-à-dire finalement comme si l'Europe était le relais de cette mondialisation débridée ? Aujourd'hui, le projet qui est proposé ne répond pas positivement à cette question, car que reste-t-il aux citoyens, quand ils sont précarisés sur des contrats de travail de trois jours, où l'on prend les gens et on les jette comme si ce n'étaient que des pions, que reste-t-il lorsque le système économique exerce des conditions de productivisme, de productivité de plus en plus violentes - explosion de maladies professionnelles, des problèmes de santé dans l'entreprise ? Que reste-t-il au citoyen, au travail ou au chômage, pour imposer un tant soit peu de ses vues personnelles ? Il reste la démocratie. Or le projet de Constitution européenne n'est pas suffisamment démocratique pour organiser les contrepoids politiques à cette toute puissance économique, qui s'est emparée comme d'une folie de tout le capitalisme mondial et d'ailleurs européen. C'est un énorme problème et c'est la raison pour laquelle, je vous le dis franchement, ce traité constitutionnel n'a aucune chance de voir le jour. Parce qu'il est attaqué à la fois par ceux qui, à l'intérieur de l'Europe, ne veulent pas de l'Europe et veulent la toute puissance du marché - ce sont les souverainistes - : c'est la cas par exemple des Anglais, d'un certain nombre de pays à l'Est. Et puis il est attaqué par ceux qui sont fédéralistes, comme nous par exemple, qui disent : on n'a pas les instruments pour résister à la violence économique, qui aujourd'hui fait des dégâts sociaux considérables. Il n'a donc pas de majorité dans toute l'Europe et c'est la raison pour laquelle nous serons obligés, ensemble - tous les socialistes européens et les autres - de renégocier ce traité. Et c'est d'ailleurs le point de rassemblement de tous les socialistes français...
Q- C'est un point important : vous parlez de "point de rassemblement". En est-ce un pour de bon, ou est-ce le commencement d'un schisme ? A vous écouter, les enjeux politiques sont d'une telle importance que vraiment on est obligé de se poser la question de savoir dans quel état vos sortirez - le "vous" est un "vous" collectif pour la gauche, et notamment pour le Parti socialiste - d'un débat d'une telle violence dans les affrontements idéologiques et dans la structure même du parti ?
R- Soyons absolument clairs et francs : il y a dans le "oui" que F. Hollande a obtenu dans le référendum interne, un "oui" de renégociation et un "oui" critique. Combien de fois a-t-il été dit que de toute façon, ce traité n'était pas satisfaisant, que même pour ceux qui considéraient qu'il fallait le prendre, ce n'était qu'une base pour obtenir une renégociation ? Donc, dans tous les cas, que l'on soit pour le "non" quand on est socialiste, ou que l'on soit pour le "oui" quand on est socialiste, il faut se préparer, quelle que soit la solution que les Européens réserveront à ce traité, à le renégocier. Et c'est la raison pour laquelle je crois que le "oui" d'enthousiasme ne peut pas exister à gauche. Il n'y a que le "oui" de résignation en disant "prenons ça et retravaillons derrière", ou le "non" en disant "mieux vaut aujourd'hui dire "non" pour mettre les citoyens dans l'affaire et imposer la renégociation selon des conditions politiques que nous pouvons aujourd'hui identifier. Finalement, si nous regardons les choses franchement, il n'y a pas de querelles idéologiques, il n'y a que des divergences stratégiques. En tout cas, c'est comme cela qu'il faut le vivre, parce qu'il n'est pas question, dans cette affaire, de s'empailler pour un traité qui n'a aucune chance de voir le jour. Et c'est ce que je dis à nos camarades socialistes. Vous le savez, je vote "non". J'ai décidé, avec nos camarades du NPS, de ne pas faire campagne, pour respecter le verdict des militants. Parce que nous sommes des "transformateurs" du Parti socialiste, nous pensons que l'on ne peut pas s'asseoir sur le verdict des militants, quand on cherche en même temps à les convaincre de nous suivre et de transformer l'état de ce parti qui en a bien besoin.
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 5 avril 2005)