Déclaration de M. Pierre Moscovici, ministre délégué aux affaires européennes, sur la construction de l'identité culturelle européenne et d'un espace européen de la connaissance et des savoirs, Paris le 15 mai 2000.

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Circonstance : Clôture du colloque "Europe, identité plurielle" à Paris le 15 mai 2000

Texte intégral

Mesdames et Messieurs,
Chers amis,
Je suis très heureux d'être aujourd'hui parmi vous, alors que cette journée de réflexion touche à sa fin. Je tiens d'abord à exprimer ma gratitude à tous ceux qui ont contribué à sa réussite, et les différents intervenants avec, au premier rang, les ministres de la Culture du Portugal, M. Manuel Carilho, et son homologue française, mon amie Catherine Tasca, qui nous ont fait l'honneur d'ouvrir vos travaux, ainsi que l'équipe des éditions Autrement.
Je remercie aussi la Commission européenne, représentée ici par son Directeur général pour l'Education et la Culture, M. van der Pas, qui a soutenu cette initiative. Nous travaillons avec lui sur toute une série de sujets dans la perspective de la présidence française.
Mon propos n'est pas aujourd'hui de clore vos débats. Il serait en effet présomptueux de prétendre apporter des réponses définitives aux questions qui vous ont mobilisés autour du thème "Europe, identité plurielle". Je souhaite plutôt préciser le sens, à mes yeux, d'une telle rencontre dans le contexte communautaire actuel, et en tirer quelques enseignements pour notre politique européenne.
Vous le savez, nous sommes à quelques semaines du début de la présidence française de l'Union européenne, le 1er juillet prochain. Nous aurons à faire face à des enjeux considérables pour l'avenir de l'Europe et de notre pays. Je pense en particulier à la réforme des institutions, à la poursuite du processus d'élargissement, à la construction d'une Europe de la Défense.
Dans un tel contexte, certains pourraient s'interroger sur l'intérêt opérationnel d'une telle rencontre. Ils pourraient trouver quelque peu éthérée une réflexion sur l'identité et la culture européenne, vue notamment au prisme de nos gastronomies, des récits de nos contes populaires, de la création cinématographique.
Bien au contraire, j'ai la conviction que nous sommes au coeur du sujet. Ce n'est pas un hasard si les réflexions sur l'identité européenne se sont multipliées dans la période récente. Je pense au récent discours de Joschka Fischer. Pour ne prendre qu'un autre exemple, je trouve à cet égard extrêmement significatif que la création d'un Musée de l'Europe soit aujourd'hui lancée. Je salue chaleureusement son talentueux directeur scientifique, Elie Barnavi, à distance puisque souffrant, il n'a pu être parmi nous. Je sais qu'il a été parfaitement représenté. Ce projet ambitieux me semble emblématique de notre cheminement européen et aussi de toutes les questions ou controverses qu'il peut susciter.
Cette profusion d'interrogations admet, me semble-t-il deux interprétations, selon les sentiments que chacun porte à l'égard du projet européen.
- selon une vision positive et optimiste, ce mouvement traduirait le degré de maturité auquel l'Union européenne est, à ce jour, parvenue. Comme si, après avoir réalisé un espace de paix, de liberté et de prospérité, avec à la base le marché commun, couronné par l'euro, les Européens pouvaient maintenant s'offrir le luxe de l'introspection.
Il y a aussi le fait qu'avec la création de la monnaie unique et l'avènement progressif d'une Europe de la Défense, nous arrivons, avec ces attributs de la souveraineté nationale, à un point crucial dans ce processus continu de transferts de souveraineté qu'est la construction européenne. Je ne suis pas surpris dans ce contexte qu'affleure à nouveau la question du fédéralisme. C'est donc le moment de s'interroger sur ce que nous sommes et ce que nous prêts à mettre, si j'ose dire, au "pot commun" pour être collectivement plus forts.
- selon un autre angle d'attaque, certains voient dans cette interrogation récurrente sur l'identité européenne le signe des méfaits de la construction européenne. Elle refléterait alors ce sentiment diffus, où se mêlent l'angoisse et le désarroi, face à cette lame de fond qui brouillerait tous nos repères, laminerait identité et culture nationale. Mondialisation, globalisation et leur complice à notre échelle que serait la construction européenne, représentent pour eux les mêmes forces des ténèbres, conjurées à la destruction de l'Etat nation.
Même si, comme vous l'imaginez, je suis loin, très loin, de partager un tel point de vue, il serait injuste et dangereux de rejeter, d'un revers de main, ce point de vue. Tout d'abord parce que le temps des excommunications est heureusement révolu. Mais aussi, et surtout, parce que cette perception -avec cette affirmation des "identités-résistance" dont parlait ce matin M. Carilho- traduit, dans une certaine mesure, le vertige européen qui nous a saisi il y a plus de 10 ans, et explique en grande partie l'ampleur de ce débat.
Il est clair que le bouleversement géopolitique créé par la chute du mur de Berlin en 1989, la dislocation du bloc de l'Est et l'éclatement de l'URSS ont radicalement changé le cadre d'analyse.
La situation antérieure était paradoxalement plus confortable pour nous, même si elle était évidemment plus dangereuse, en raison de la guerre froide.
Prenons d'abord la question, aussi stratégique que symbolique, des frontières de l'Europe. Les limites géographiques de la Communauté européenne ont longtemps été, en quelque sorte, cimentées de l'extérieur par la fracture issue de la guerre, après 1945. Au fil des ans, la Communauté s'est élargie de l'intérieur, notamment en intégrant les pays accédant à la démocratie, d'abord l'Espagne et le Portugal puis la Grèce. Puis, vint en 1989 un formidable appel d'air, conjugué au devoir historique d'accueillir les pays d'Europe centrale et orientale. D'où la question des limites de l'Europe, qui recouvre d'abord celle de ses frontières géographiques, et, derrière, celle, fondamentale, du contenu de notre projet européen.
Quant à la question identitaire, elle était aussi estompée par la pression extérieure. De notre côté, les références étaient alors simples, voire simplistes. Nous appartenions à l'Ouest, à l'Occident, au monde libre. De l'autre côté du mur, la promesse du communisme avait placé sous une chape les histoires nationales. On voit aujourd'hui combien l'histoire peut remonter, avec parfois ses relents nauséabonds d'un nationalisme renaissant, sur un terrain très vulnérable. Car les pays en transition découvraient l'économie réelle, inévitablement porteuse d'efforts déstabilisateurs pour les sociétés. Et des événements récents ont montré que le passé sait aussi nous réserver d'autres surprises. Mais loin de moins l'idée de penser que les mauvais esprits ne viennent que de l'autre Europe. Je pense bien sûr à la question autrichienne. Plus proche de nous aussi, la bonne santé économique, un faible taux de chômage, n'immunisent malheureusement pas contre les effets d'une Histoire mal assumée.
Ainsi, de Sarajevo à Sarajevo, nous nous sommes retrouvés dans un retour tragique au début du siècle, pour ne prendre que l'exemple des crises balkaniques.
Je n'ai pas la vaine ambition de jeter un regard froid et dépassionné sur cette question qui ne peut laisser personne indifférent. Mais, aux fonctions qui sont les miennes, à quelques semaines de cette échéance essentielle qu'est la présidence française, c'est le souci de réalisme qui doit me guider. Comme le Premier ministre l'a exposé lors du débat à l'Assemblée nationale, le 9 mai dernier, la construction d'une Europe citoyenne figure au premier rang des priorités de la Présidence française. Comment sérieusement se fixer un tel objectif, sans réfléchir alors à ses fondements, sauf à rester dans l'ordre du slogan ou dans la métaphore. D'où l'interrogation centrale sur le contenu de l'identité européenne, sur les éléments qui constituent la conscience de notre appartenance à un espace commun, sont susceptibles de fonder une entité politique.
Alors "qu'est-ce qu'être Européen ?" telle est bien la question focale qu'il nous faut poser aujourd'hui
Il me semble que la première singularité de l'Europe est ce que j'appellerai, sa pensée de l'entité. Elle s'est en effet très précocement perçue dans son unité, contrairement aux autres continents.
Depuis l'enlèvement d'Europe, la belle phénicienne de Tyr, par Zeus, ce sont les empires qui, au fil des siècles, ont largement façonné l'unité européenne, porté ses principes d'organisation politique. Comme pour retrouver le rêve de l'origine, les conquérants se sont attachés à se remettre dans les pas de leurs glorieux aînés pour ressusciter leurs empires. Les Romains dans ceux des Grecs, puis Charlemagne, Otton le Grand, Charles Quint et Napoléon furent hantés par cette même ambition.
Ainsi, de conquêtes en défaites, de flux en reflux, l'entité européenne s'est progressivement constituée, avec une sédimentation de valeurs, de principes d'organisation politique qui se sont longtemps confondu avec l'ordre de la chrétienté. Comme la vague efface sur la plage des empreintes, laisse des coquillages et des algues, on retrouve, ici ou là dans notre espace européen, des traces de droit romain ou germanique, de tel ou tel ordre politique ou social, jusque dans nos assiettes, comme vous l'avez montré. Et notre substrat commun est aussi fait de ces lieux qui marquent l'identité européenne pour le meilleur et le pire. Jorge Semprun nous fait le grand plaisir d'être parmi nous, et nous rappelle à jamais que Weimar, la ville de Goethe, est très proche de Buchenwald. Mais ce tableau, même à grands traits, serait incomplet sans une mention de l'inestimable apport de l'Islam à l'identité européenne. Les connaisseurs de l'Espagne le savent bien. N'oublions pas aussi l'empire ottoman. Autant d'éléments intéressants pour éclairer le débat actuel sur les frontières de l'Europe, avec notamment la question de la Turquie.
Loin de moi l'idée de reconstruire a posteriori l'histoire européenne, pour valider mon projet politique. Comme l'a écrit Elie Barnavi l'Histoire n'est pas une ligne droite dont la fin rendrait compte de tout ce qui a précédé, elle est une succession interminable de carrefours. Telle est l'autre singularité européenne. Différents intervenants ont bien mis en lumière cette profusion de rencontres, de convergences, d'échanges dans les domaines du quotidien. Et si, d'abord, être européen pour un Français, ce n'était pas reconnaître la part des autres européens qui est en lui ?
Vos réflexions ont bien rendu compte de ce phénomène. Je pense en particulier à tous les travaux autour du thème du multiculturalisme. De nombreux participants ont placé leur intervention sous le signe de l'affirmation de l'Europe plurielle et de la diversité culturelle. Le plus passionnant me semble d'observer les formes contemporaines que revêt cette pluralité, très bien montré par Victor Scardigli qui traque la diversité au quotidien. Il ne s'agit pas de juxtaposition d'identités nationales pesantes, mais d'une série de conjugaisons, de combinaisons, sur une base d'égalité entre des identités qui renouvellent leurs racines. Et si finalement, tout cela ne pouvait-il pas constituer, comme se le demande Riva Kastoryano "le fondement d'une unité politique tenant compte de la diversité culturelle, politique et juridique qui caractérise l'Europe ?".
Mme Tasca, ce matin, a appelé de ses voeux "la création d'un espace public européen, dans lequel les facteurs culturels pèseraient de tout leur poids et faciliteraient naturellement le métissage des identités nationales et régionales en une identité européenne plurielle".
Dès lors que l'on admet ce modèle, l'existence d'une identité en quelque sorte matricielle, la question est ensuite de savoir comment la construction européenne peut favoriser, par ses mécanismes la production de ce lien social, valoriser cette formidable spécificité, et en définitive renforcer sa légitimité.
Il me semble que la "valeur ajoutée" européenne se résume en quelques mots : ouverture, échange, réseaux. N'oublions pas qu'à la base des communautés européennes, il y a la libre circulation. Du charbon et de l'acier d'abord -nous avons célébré le 9 mai dernier le 50ème anniversaire de la déclaration Schuman- puis des autres biens, des services et des capitaux et plus récemment des personnes. C'est ainsi qu'est apparue la citoyenneté européenne, au sens du traité de Maastricht, en conférant des droits à l'individu, ressortissant de l'Union, en dehors de l'exercice de toute activité économique, par exemple voter et être éligible aux élections municipales et européennes dans le pays membre de l'Union où il réside. Observons d'ailleurs au passage que ces droits ne remplacent pas les droits liés à la citoyenneté nationale mais les complètent. Moi aussi, je suis de ceux qui pensent que, dans cette europe en construction, fédérale ou non, les nations gardent toute leur place.
Pour illustrer cette approche, et en venir à sa traduction concrète dans notre politique européenne, je citerai trois exemples, l'éducation, la culture, les valeurs démocratiques.
Nous voulons d'abord construire l'espace européen de l'éducation. Certes, des avancées ont eu lieu dans ce domaine, vous en avez parlé cet après-midi, notamment avec le programme SOCRATES de l'Union européenne et ses dispositions en matière d'échanges, de coopération, de développement des pratiques linguistiques, des programmes éducatifs communs.
Mais cela ne peut suffire. Car trop d'obstacles demeurent à la mobilité en Europe des étudiants, des enseignants, des jeunes en formation. Les différences dans l'organisation des cursus universitaires, dans les systèmes de diplômes, les difficultés statutaires pour les enseignants, des différences de réglementation sociale ou fiscale, ou, plus généralement, les difficultés à faire reconnaître, au retour dans le pays d'origine, ce qui a été acquis dans l'autre pays, limitent concrètement les possibilités pour un étudiant français d'aller étudier en Allemagne, ou pour un enseignant italien d'aller enseigner un an en Grande-Bretagne.
C'est pour cela que j'ai proposé, à l'origine avec Claude Allègre - qui a joué un rôle important dans cette proposition -, maintenant avec Jack Lang, la mise en place progressive d'un véritable espace européen de la connaissance et des savoirs, où la mobilité devienne la règle et non plus l'exception. Un espace au sein duquel il deviendra naturel de ne plus concevoir un parcours universitaire, éducatif ou de formation dans le cadre d'un seul pays.
Nous comptons bien donner le coup d'envoi de ce grand chantier à l'occasion de notre Présidence, dans la droite ligne des orientations positives que nous avons un peu suggérées du Conseil européen de Lisbonne en mars dernier. Il nous faudra pour cela travailler à la mise en harmonie des cursus et des diplômes, non pas pour uniformiser, mais, en quelque sorte, pour les rendre "euro-compatibles" - ce que la France a commencé à faire, à la suite du très intéressant rapport de Jacques Attali, avec le système "3-5-8" -. Il nous faudra ensuite supprimer tous les obstacles pratiques, financiers, statutaires pour que, non seulement, il ne soit plus pénalisant pour un étudiant ou un enseignant d'aller dans un autre pays mais même prévoir des systèmes incitatifs. Il nous faudra enfin renforcer l'impact des programmes communautaires actuels, qui permettent déjà certains échanges, qui ouvrent des pistes en matière de compatibilité des cursus et des diplômes.
Je ne le cache pas, il s'agit là, pour moi, d'un des chantiers essentiels de l'Europe des prochaines années, qui répond tout à fait à ce besoin d'échange, de dialogue, de diversité qu'exprime la construction européenne.
Il en va de même pour la culture. J'envisage l'action européenne dans ce domaine comme un incitateur d'expériences et de créativité. Là non plus, il n'est nullement question d'uniformiser, de mettre ne place je ne sais quelle culture d'Etat à l'échelle européenne. N'oublions pas, comme l'a dit Dominique Wolton, que la culture est, heureusement, la limite absolue des politiques publiques.
Il y a quelques jours à Cannes, avant l'ouverture du festival, le Premier ministre Lionel Jospin a affirmé notre détermination à poursuivre une politique active pour favoriser l'essor d'un cinéma fort et divers, de corriger les tendances lourdes du marché pour préserver la diversité.
Catherine Tasca vous a exposé ce matin les grandes lignes de l'action européenne pour le renforcement des cultures d'Europe, de leur diversité, dans un contexte marqué par la domination économique du modèle américain. C'est dans cette perspective que la France considère très intéressant le programme "MEDIA Plus", consacré à l'aide à la création audiovisuelle européenne, et qui devrait être adopté pendant sa présidence. Plus de moyens, plus de cohérence entre les actions, une priorité donnée à la diffusion en Europe des films européens, tels sont les axes majeurs que nous entendons privilégier à cette occasion. Je n'oublie pas aussi l'apport, à l'échelle de la grande Europe, du Conseil de l'Europe à travers le programme EURIMAGES dont vous avez aussi parlé.
Enfin, nous devons renforcer ce modèle culturel européen, fait de diversité et de démocratie, en donnant toute leur force aux valeurs communes qui nous unissent. Tel est l'objet de la Charte européenne des droits fondamentaux, initiative allemande et française à l'origine, qui vise à graver dans le marbre les droits politiques mais aussi sociaux qui forment la matrice de notre projet politique.
La situation créée en Autriche par l'arrivée au pouvoir d'une coalition comprenant un parti extrémiste et xénophobe nous montre que cette exigence, ce rappel que l'Europe est, avant toute autre chose, une communauté de valeurs, doivent toujours être au coeur de nos préoccupations.
Il est temps de nous quitter. J'espère tout d'abord que cette journée vous a offert un moment de réflexion et de respiration. Chacun dans son domaine est pris dans la logique d'action qui est la sienne. Pour tous ceux engagés au quotidien dans la mécanique communautaire, il est bon de temps en temps de prendre du recul, dans ce moment si paradoxal de la construction européenne. En effet, c'est alors que nous sommes proches de réaliser les rêves des pères fondateurs que la demande de sens redevient la plus forte, accompagnée de doutes et d'interrogations. Peut-être parce que nous arrivons au point où il faut enfin transformer "cet objet politique non identifié" qu'est l'Europe, pour reprendre la formule célèbre de Jacques Delors, en une entité intelligible et familière pour nos peuples. A notre tour de retrouver la vision d'un empire, mais d'un empire démocratique, sans inspiration hégémonique, combinant diversité, multiculturalisme et solidarité autour de valeurs communes, cette démocratie cosmopolitique dont parle Habermas, comme réponse à la mondialisation. Je pense que nous aurons l'occasion d'en reparler. Vos réflexions seront précieuses pour la présidence française et je vous remercie chaleureusement de votre contribution./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 17 mai 2000)