Interview de M. Dominique Strauss-Kahn, député PS, à "France Inter" le 9 mars 2005, sur le clivage entre partisans du oui et du non au référendum sur la Constitution européenne au sein du PS, sur la question des salaires, la succession rapide des ministres de l'économie et des finances, et la disparition médiatisée de feuilles d'impôt de plusieurs personnalités politiques.

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Média : France Inter

Texte intégral

Q- L'ambiance polaire, hier soir lors de la réunion hebdomadaire du bureau national du Parti socialiste, entre partisans du "oui" et du "non" au prochain référendum sur la Constitution européenne, augure-t-elle du schisme au sein du parti, redouté par son porte-parole J. Dray ? Et la tension sociale - après les lycéens hier, les chercheurs aujourd'hui, les salariés du public et du privé demain - ne risque-t-elle pas décidément de charger le référendum d'un autre sens ? Le schisme est-il véritablement une menace pour le Parti socialiste aujourd'hui ?
R- Non, je ne crois pas. Il y a un débat qui se poursuit dans le Parti socialiste, qui ne devrait pas se poursuivre, puisque nous avons voté et que chacun devrait se soumettre au vote des militants. En particulier ceux qui ont été à l'origine, qui ont demandé ce référendum et qui l'ont perdu. Je trouve donc très regrettable, sur le plan moral, que certains s'exonèrent du vote des militants. Pour autant, je crois qu'il faut s'extirper de ce débat-là...
Q- Mais cela dure... Mais je me souviens vous avoir posé cette question au lendemain du référendum interne au sein du Parti socialiste. Je vous demandais si, au fond, tout cela n'allait pas laisser des traces. Le temps passe et on voit les traces...
R- Que cela laisse des traces, c'est une chose, qu'on essaie de les combattre en est une autre. Il ne faut pas jeter de l'huile sur le feu. Le vrai combat auquel les socialistes vont être confrontés, c'est évidemment le référendum que nous avons là, avec les autres Français. Mais au-delà de ça, la vie ne s'arrête pas avec le référendum. Le vrai combat, c'est celui de la bataille à mener contre la politique que conduit ce Gouvernement. Et pour cela, il faudra rassembler tous les socialistes et, au-delà des socialistes, il faudra rassembler toute la gauche. Donc le fait qu'il y ait des divergences sur l'Europe, je ne les minimise pas, elles sont importantes, mais ce n'est qu'une partie de la vie politique, une partie de notre avenir - une partie majeure, mais une partie seulement. Et je ne voudrais pas que derrière cette opposition - que je regrette, encore une fois, car chacun des socialistes devrait avoir à cur de respecter le vote des militants et la démocratie. Il y a un peu un vol de démocratie dans la façon dont certains se comportent... Mais au-delà de cela, ce qui est le vrai combat, c'est le combat que l'on doit mener contre la politique de ce Gouvernement. Et encore une fois, il ne faudrait pas que, parce que cela fait des vagues - vous parliez d'ambiance "polaire", d'autres diraient que cela a été "très chaud" -, parce qu'il y a une sorte de spectacle, alimenté justement, par ceux-là mêmes qui ont perdu le référendum interne chez les socialistes, ceux-là mêmes qui défendent le "non" contre l'avis de leurs camarades, ceux-là même qui volent cette démocratie chez les socialistes, il ne faudrait pas leur donner raison et tout centrer sur ce qu'ils disent, alors que le vrai combat est d'abord de faire gagner l'Europe, ensuite de faire gagner la gauche.
Q- Mais que répondez-vous par exemple à H. Emmanuelli qui, dans un entretien accordé au journal gratuit "20minutes" dit qu'il y a aujourd'hui plus de socialistes en dehors du parti qu'à l'intérieur ?
R- Je ne sais pas si c'est prémonitoire en ce qui le concerne. Ce que je sais simplement, c'est que la majorité des gens de gauche, et la majorité des électeurs socialistes sont favorables au "oui". Il fallait le tester dans le parti, nous l'avons fait. Si on ne veut pas que la démocratie soit quelque chose qui soit finalement jeté aux orties, que plus personne ne s'y intéresse, qu'en quelque sorte on vote mais que cela ne serve à rien, si bien que l'on justifie tous les comportements qui disent "pourquoi est-ce que j'irais voter ?", il faut respecter les votes qui ont eu lieu. Et j'invite tous mes camarades à se ressaisir, à faire que l'union des socialistes l'emporte, comme elle a su le faire dans le passé. A d'autres occasions, il y a aussi eu des situations dans lesquelles certains socialistes "blanc" quand d'autres pensaient "noir" sur telle ou telle question. Mais lorsque la ligne était choisie, elle était appliquée. C'est là qu'il faut rester.
Q- C'est quand même un grand débat à gauche. Au-delà du Parti socialiste, la question se pose au Parti communiste. On voit maintenant la façon dont le mouvement Attac s'engage lui aussi dans la campagne pour le référendum. Cela va faire beaucoup tout cela, non ?
R- On verra. Pour le moment, j'ai très confiance dans les Français. Je crois qu'ils ont à l'esprit conscience de l'importance de l'enjeu. Finalement, vous savez, on dit qu'il y a 438 articles, on dit que c'est très compliqué, les arguments ont été échangés, il faut continuer à en donner, car il faut expliquer le fond, mais au bout du bout, chacun comprend bien ce qui est en jeu : l'enjeu est est-ce que nous voulons, avec nos autres partenaires européens, continuer à construire l'Europe ou est-ce que nous voulons donner un coup d'arrêt ? On peut faire tous les discours que l'on veut autour de ça, la question centrale, à laquelle les Français seront confrontés le 29 mai, c'est celle-là. Et j'ai confiance dans mes compatriotes, pour vouloir que cette grande aventure européenne, qui a énormément apporté, même si elle est évidemment encore très imparfaite, puisse continuer.
Q- Vous nous disiez que vous faisiez confiance aux Français pour faire la part des choses entre l'enjeu du référendum, c'est-à-dire la question strictement européenne d'une part, et puis le contexte social. Mais est-ce qu'il n'y a pas quand même un vrai risque ? Demain, les salariés du public et du privé vont manifester dans la rue. Vous appeliez de vos voeux, il y a quelques jours, sur France 2, un "Grenelle des salaires". Pensez-vous que le Gouvernement ira jusque-là ? Et s'il n'y a pas véritablement de décompression de cette tension sociale, n'y a-t-il pas, à termes et malgré tout, quoi qu'on en dise, un vrai risque pour le référendum ?
R- Mais vous avez raison, je ne dis pas qu'il n'y a pas de risque. Je pense que ce risque sera conjuré. A l'évidence, plus le Gouvernement met les Français dans la rue, de façon parfois un peu grossière, comme il le fait encore avec le projet de loi sur l'éducation, en essayant de le passer en force, avec la manière dont il s'est moqué des chercheurs qui manifestent aujourd'hui un an après leur premier mouvement, en disant que ce qu'on leur a raconté pour les calmer était des histoires... Plus le Gouvernement met les gens dans la rue, plus il joue contre ce qu'il prétend défendre par ailleurs, c'est-à-dire le "oui". Le risque existe donc. Ce que je dis simplement, c'est que j'ai le sentiment, en interrogeant les Français, en regardant ce qu'ils écrivent, en écoutant ce qu'ils disent, en regardant les sondages aussi, en regardant tous les éléments d'information dont nous disposons, que finalement nos compatriotes ne se laissent pas berner, dans leur immense majorité en tout cas, et qu'ils sont bien capables de faire le partage. Alors, ce risque existe, c'est pourquoi il faut se battre chaque jour pour faire que le "oui" l'emporte. Car l'enjeu est tellement important, et je crois, de bonne foi, pour un certain nombre d'entre eux, sous-estimé par les partisans du "non". Ils croient que si on vote "non", eh bien il ne se passera rien. C'est faux de croire qu'il ne se passera rien. Si on vote "non", on restera avec tous les inconvénients de l'Europe qu'ils dénoncent aujourd'hui - certains ont raison de les dénoncer, car certains sont de vrais inconvénients -, on n'améliorera rien, mais en plus, on prendra un retard dans les avancées possibles que, pour ma part, je chiffre à une dizaine d'années, même si ce chiffre est imprécis. La prise de conscience de cela, à mesure que l'on se rapprochera de la date du référendum, les explications qu'il faut donner jour après jour, font que ma conviction est que notre peuple est aujourd'hui majeur, qu'il sait où est son avenir et qu'il ira dans la bonne direction. Je pense donc que le risque que vous évoquez existe, mais que nous saurons nous en débarrasser
Q- Entendez-vous, dans les propos du président de la République, ceux du Premier ministre, ceux de J.-L. Borloo, des signes, des tentatives d'ouverture, notamment sur la question des salaires et des revenus ?
R- Je crois avoir été l'un des premiers, dans ce pays, à évoquer ce problème des salaires, et à dire que c'était une des questions centrales, qu'il fallait en effet que nous rétablissions un meilleur équilibre entre des profits scandaleusement élevés et des salaires qui ne progressent pas. Je vois que... alors je ne veux pas tirer la couverture à moi, mais peut-être ai-je un peu influencé ce que dit le Gouvernement aujourd'hui... Tant mieux ! Je m'en félicite, à condition qu'il aille jusqu'au bout et qu'il se passe vraiment quelque chose. L'annonce faite par Monsieur Borloo de vouloir se préoccuper des salaires, au travers d'une grande conférence sur les salaires, qui est à la voie qu'en effet je préconise, me paraît aller dans le bon sens. Il ne faut pas être critique lorsque quelqu'un fait ce que vous avez indiqué. J'attends de voir quels en seront les résultats. Si cela va jusqu'au bout et si, en effet, ce Gouvernement rétablit, fait en sorte, contribue, appuie le rétablissement d'un meilleur équilibre entre les salaires et les profits, alors, sur ce point-là, je le soutiendrai, il aura été dans le bon sens.
Q- Encore deux questions à vous pose. La succession rapide de ministres de l'Economie à Bercy n'affaiblit-elle pas la place de la France en Europe, notamment dans les négociations sur le Pacte de stabilité aujourd'hui ?
R- Oui, bien sûr qu'elle l'affaiblit. Ce n'est pas la seule chose qui fait que nous sommes faibles aujourd'hui et que nous n'arrivons pas à imposer la réforme nécessaire du Pacte de stabilité. L'autre élément, c'est que comme évidemment, nous sommes ceux qui respectons le moins les règles que nous nous sommes données, nos partenaires sont fondés à dire : attendez, vous voulez des règles plus simples ou plus légères, c'est justement parce que vous ne les respectez pas ! Quand on est bon élève, on peut dire qu'il faut s'affranchir d'une part des règles. Quand on est mauvais élève, c'est très difficile. On a donc peu de poids. Mais l'argument que vous donnez est juste aussi. C'est pourquoi il est très dommage qu'un certain nombre de ministres aient quitté leurs fonctions... Je ne parle pas du dernier, il ne l'a pas fait volontairement. Mais concernant le précédent, nous avons dans ce pays un homme politique de grande envergure, très aimé des Français, qui a été ministre de l'Economie et des Finances pendant huit mois. Et au bout de huit mois, il a trouvé que pour convenance personnelle, il préférait aller faire autre chose. Mais sa responsabilité d'homme d'Etat...
Q- Il y avait eu un débat politique entre le président de la République et lui sur la question...
R- Certes, mais autant que je sache, le président de la République ne lui avait pas demandé de partir : il lui a demandé de ne pas cumuler la présidence de l'UMP et le ministère des Finances. C'est autre chose. Je pense qu'un homme politique responsable de l'ampleur de N. Sarkozy aurait dû rester au ministère des Finances plus que les quelques mois qu'il y a passé, assumer le budget qu'il avait préparé, conduire la politique économique de la France. C'était là sa tâche. Et en effet, le fait de considérer que cela l'arrangeait plus, pour son avenir personnel semble-t-il, d'aller faire autre chose, ne sert pas le pays. Et vous le soulignez vous-même, en disant qu'à Bruxelles, nous sommes moins puissants, moins efficaces, parce que la valse des ministres fait que les Français, malheureusement, n'apparaissent pas avec la puissance que la France devrait manifester.
Q- La disparition de feuilles d'impôts, cela surprend-il un ancien ministre de l'Economie comme vous ?
R- Oui, encore que ce n'est pas vraiment la première fois. Je me souviens qu'au début des années 90, la feuille d'impôt de P. Bérégovoy avait aussi disparu. Donc, visiblement, il y a des gens qui sont spécialistes de ce genre de fric-frac. Ce qui me surprend beaucoup dans cette affaire, c'est d'abord pourquoi on a fait ça ? Surtout à six personnalités diverses, de droite, de gauche. Mais aussi, ce qui me surprend encore plus, c'est comment le sait-on ? Quand des dépositions sont dans un coffre - on dit qu'elles sont dans le coffre du directeur, parce que ce sont des dépositions sensibles, ce n'est pas n'importe qui, donc elles ne sont pas dans les bacs habituels - comment s'aperçoit-on que ces déclarations ont disparu, si on ne met pas justement son nez dans le coffre pour aller les chercher ?! Ma question est : qui s'est rendu compte de la disparition, et à quelle occasion ?
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 11 mars 2005)