Interviews de M. Henri Emmanuelli, député PS, dans "Le Progrès" le 25 mars 2005 et dans "Le Journal de Saône et Loire" le 30 mars 2005, sur les raisons de son non au projet de traité constitutionnel européen.

Prononcé le

Média : Le Journal de Saône et Loire - Le Progrès de Lyon

Texte intégral

Le Journal de Saône-et-Loire : Quel est pour vous l'enjeu principal du référendum sur le Traité constitutionnel européen ?
Henri Emmanuelli : " J'ai choisi de faire une tournée des entreprises menacées de délocalisation car la protection de l'emploi et du salariat est devenue le problème dominant en Europe, et le projet de Traité interdit toute possibilité d'y faire face. Pour lutter contre les délocalisations à l'intérieur de l'Europe, on dispose de plusieurs armes. On peut mettre de l'argent dans les nouveaux pays, mais il est écrit dans la Constitution qu'il est interdit de faire du déficit budgétaire, ce dont les États-Unis, eux, ne se privent pas. On peut faire l'harmonisation fiscale, mais le Traité impose l'unanimité, qui est impossible à atteindre. On peut aussi tirer vers le haut les normes sociales pour les nouveaux entrants, or, on fait exactement l'inverse. J'adresse bien d'autres reproches au texte, comme d'inscrire dans la constitution la concurrence non faussée, qui interdit toute subvention publique. Il parle également de " droit au respect de la vie ", exactement la formule qu'utilisent les anti-avortement aux États-Unis, et il égrène des stupidités, comme le " droit de chercher du travail " alors qu'il vaudrait mieux parler de la possibilité d'en trouver. Je ne vois dans ce traité aucun progrès démocratique, mais seulement des raisons de voter non, surtout lorsqu'on est de gauche. A droite, ceux qui sont attachés à l'idée d'indépendance européenne ne peuvent pas non plus approuver un texte dominé par les Britanniques, les plus anti-européens des Européens. Quant à faire l'Europe politique à 25, je n'y crois pas. "
JSL : Si le non l'emporte, c'est le Traité de Nice qui s'appliquera, or, il est très imparfait.
H. E. : " Ce que personne ne dit, c'est que si le oui l'emporte, le Traité de Nice s'appliquera jusqu'en 2009. En revanche, si le non gagne, nous disposerons de quatre ans pour bâtir un traité plus simple de 80 articles. Ce n'est tout de même pas l'Himalaya à escalader. De nouvelles négociations seront ouvertes, car la France est l'un des principaux contributeurs de l'Europe. Pour être respecté et faire avancer les choses, il ne faut pas dire oui, il faut dire non, mais un non constructif. Le sujet n'est pas pour ou contre l'Europe, il est quelle Europe voulons-nous construire. "
JSL : Pourtant, entre objectifs sociaux et charte des droits fondamentaux, le Traité constitutionnel comporte des avancées.
H. E. : " Où voyez-vous des objectifs sociaux ? Quant à la charte des droits fondamentaux, elle fixe aussi des principes dangereux. Par exemple, elle condamne la laïcité. Il y est écrit qu'on peut pratiquer sa religion en privé et en public. Comment fera-t-on alors pour interdire le port du voile à l'école ?."
JSL : Que répondez-vous à ceux qui craignent une crise grave et une France mise à l'écart en cas de victoire du non ?
H. E. : " Je leur dis que la France ne sera pas mise à l'écart. Ou bien la France ne représente rien, ou bien elle représente quelque chose et dans ce cas le raisonnement ne tient pas. Si la France vote non, ce sera un événement politique important et ce non pèsera sur les orientations futures. La France a 60 millions d'habitants, l'Allemagne 80 millions. Comment l'Europe pourrait-elle marcher sans elles ?.."
JSL : Qu'est-ce qui vous rassure le plus, que le non arrive en tête dans les sondages ou qu'un premier ministre impopulaire conduise la campagne du oui ?
H. E. : " C'est le fait que Raffarin prenne la tête de la campagne pour le oui, bien qu'il ne soit pas intellectuellement satisfaisant d'avoir à spéculer sur l'impopularité des autres pour faire valoir sa propre cause. Sur les sondages, je reste prudent, car on assiste à une telle pression, à un tel lavage de cerveau en faveur du oui que je me demande comment le peuple français va résister à tout ça. Cela fait trente ans que je fais de la politique et je n'ai jamais vu une situation pareille. Je suis systématiquement exclu des émissions politiques. Si je vais chez Ardisson ou chez Fogiel, c'est parce que je n'ai pas accès aux débats politiques à la télévision et à la radio. Il se passe quelque chose de grave. Les technostructures politiques sont inconscientes du ras-le-bol qui saisit la France d'en bas. Ils se trompent s'ils croient pouvoir insulter l'intelligence des Français. Je m'en inquiète, car cela peut déboucher sur des formes plus agressives de rébellion. "
JSL : Quelles conséquences pour le PS si le non l'emporte ?
H. E. : " Nous ne sommes pas là sur des questions de personnes ou de présidentiables, mais dans un débat politique profond entre les socio-libéraux et ceux qui croient à une Europe progressiste fondée sur des valeurs humanistes. Ou nous trouvons un accord sur des valeurs, ou, comme je le crains, les disputes continuent. Hollande en sortira fragilisé, dire le contraire serait se moquer du monde, car le parti est plus que d'autres concerné par cette coupure en deux sur l'orientation politique de l'Europe. "
JSL : Dans l'hypothèse inverse, votre courant " Nouveau Monde " sera marginalisé.
H. E. : " Si le oui gagne, je ne crois pas que ce sera avec les sympathisants socialistes. Il ne faut pas confondre 100 000 militants au référendum interne et 6 millions d'électeurs, que je sens majoritairement favorables au non. "
JSL : Que pensez-vous des " socialistes du non " qui ne font pas campagne ?
H. E. : " Je ne porte de jugement sur aucun socialiste. Je n'ai pas à distribuer de bons et de mauvais points. "
JSL : Vous en attribuez tout de même un mauvais à la première mouture du projet socialiste pour 2007 signée par Martine Aubry, Jack Lang et Dominique Strauss-Kahn.
H. E. : " Cette première mouture ne me satisfait pas. On a oublié nos erreurs. Tout se passe depuis 2002 comme si le seul objectif était de sauver la mise de l'ancien gouvernement. Ce projet donne une analyse sociologique et politique de la situation actuelle mais il ne comporte pas de lecture pour l'avenir. La nécessité d'une certaine justice sociale disparaît. On parle d'égalité des chances, pas d'égalité des conditions. Rien de sérieux non plus sur la fiscalité, sur l'assiette des cotisations sociales. La copie est à revoir. Mais selon les résultats du référendum, son contenu ne sera pas le même. Hollande, Fabius, Strauss-Kahn et les autres me font penser à des bateaux qui se positionnent sans regarder s'il y a de l'eau dans la mer. "
JSL : Comment un démocrate peut-il faire campagne contre l'avis exprimé par la majorité des militants de son parti ?
H. E. : " ça m'a gêné et je m'en suis expliqué, comme des parallèles historiques qui m'ont été reprochés*. Nous vivons une période politiquement correcte où le fait de rappeler des vérités historiques est jugé inconvenant. J'ai simplement voulu dire qu'à l'époque, une minorité n'avait pas voté et que la majorité l'avait fait. Pour le reste, il ne faut pas imputer la responsabilité d'une association d'idée à quelqu'un qui ne l'a pas faite. "
Propos recueillis par J.-Ph. Chapelon
* La comparaison avec les socialistes ayant voté les pleins pouvoirs à Pétain en 1940

(Source http://www.nonsocialiste.fr, le 3 mai 2005)

Le Progrès
Le 25.03.2005
Partisan d'un non socialiste, il est aujourd'hui à Lyon et rend visite aux salariés de l'usine Bosch, exemple des difficultés entraînées par les délocalisations " Les Français comprennent que l'Europe, qui était censée protéger le modèle social, est devenue un outil du libéralisme "
> Comment analyser ces sondages qui donnent un avantage au non ?
Avec prudence. Mais ils traduisent un basculement progressif de l'électorat de gauche vers le non : les Français prennent conscience de l'orientation libérale de l'Europe qu'on veut leur faire avaler. Avec la directive Bolkestein, avec les délocalisations, avec les directives sur le temps de travail, ils comprennent que l'Europe qu'on leur propose est faite pour les actionnaires, pas pour les salariés.
> Y a-t-il risque de divorce entre les élites et une partie de l'électorat ?
Les technostructures politiques et syndicales ne comprennent pas qu'il y a une prise de conscience en profondeur dirigée non pas contre l'Europe, mais contre les conséquences sociales de la libéralisation.
Nombre de responsables politiques et syndicaux ne se sont pas rendu compte que les Français comprennent que l'Europe, qui était censée protéger le modèle social, est devenue un outil du libéralisme. On est en train de construire l'Europe des élites et des stock options, pas celle de l'emploi et des salariés.
> Vous sentez-vous concerné par les éventuelles sanctions du PS ?
Je n'ai pas de sanctions à craindre. Je fais campagne dans le pays et pas dans le parti socialiste. Ceux qui ne comprennent pas qu'il y a des millions d'électeurs socialistes qui s'apprêtent à voter non, ne sont pas en phase avec la réalité.
> Ne craignez-vous pas le fourre-tout du non ?
Mon attachement à l'Europe est connu. Je suis celui qui a converti le PS au fédéralisme européen. Je ne crains donc pas d'être assimilé à d'autres partisans du non. Une chose est certaine, on ne me verra pas en photo sur la Une d'un magazine en compagnie d'un leader de droite
> Si le non l'emportait, faudrait-il renégocier ?
Nous aurions quatre ans devant nous pour élaborer une nouvelle constitution. Cela pourrait aller beaucoup plus vite si on se contente d'éliminer le titre III du projet de traité, celui que l'on a tendance à cacher car il contient tous les ingrédients libéraux de ce texte.
> Pourquoi rendez-vous visite aux salariés de Bosch ?
Les délocalisations, le chômage et les salaires vont constituer le problème majeur pour l'économie du pays et l'Europe tout entière.
C'est pourquoi j'ai décidé de franchir toutes les lignes et de me battre contre ce traité, et pour l'emploi. Il existe des solutions pour que l'emploi soit mieux protégé. Il n'y a pas de raisons pour que dans ce domaine, l'Europe fasse moins que les Etats-Unis.
(Source http://www.nonsocialiste.fr, le 3 mai 2005)