Déclaration de M. Michel Barnier, ministre des affaires étrangères, lors de la conférence de presse conjointe avec M. Artis Pabriks, ministre letton des affaires étrangères, le 11 février 2005 à Riga et entretien avec la télévision lettone "LTV1" le 14, sur les relations bilatérales, les relations russo-baltes et la participation aux cérémonies du 9 mai en Russie marquant la fin du nazisme, le débat français sur la Constitution européenne en vue du référendum.

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Circonstance : Voyage de Michel Barnier en Lettonie le 11 février 2005

Média : Presse étrangère - Télévision

Texte intégral

(Déclaration de M. Barnier lors de la conférence de presse conjointe avec son homologue letton M. Artis Pabriks, à Riga le 11 février 2005) :
Merci Artis, bonjour à chacune et à chacun d'entre vous et merci pour votre attention. Je suis en effet très heureux de prolonger, d'amplifier les relations anciennes et amicales qui existent entre la Lettonie et la France, au-delà des vicissitudes, et désireux avec mon collègue et ami Artis Pabriks, avec lequel j'ai des relations très cordiales et très constructives depuis que nous sommes ensemble au Conseil européen des ministres des Affaires étrangères, de renforcer sur le plan culturel, sur le plan scientifique, sur le plan universitaire, sur le plan économique, les relations entre nos deux pays.
C'est ma troisième visite depuis quelques années dans votre pays, je suis déjà venu comme ministre des Affaires européennes en 1995 puis comme commissaire européen en 2001. Pendant les cinq dernières années, j'ai été en charge d'une politique qui devient très importante pour votre pays puisqu'elle va accompagner cette politique régionale des fonds structurels de développement de votre pays et de ses différentes parties.
Je dois dire aussi que j'ai un souvenir personnel qui m'a beaucoup ému à propos de la Lettonie, c'est le fait d'avoir, il y a une quinzaine d'années, en 1992, organisé personnellement les Jeux olympiques, ceux d'Albertville, c'est comme cela que j'ai appris à connaître la piste de bobsleigh de Sigulda, au nord de Riga. Et je n'oublie pas que les trois Etats baltes sont revenus dans la communauté internationale sous leurs propres drapeaux, pour la première fois, à l'occasion de la cérémonie des Jeux olympiques le 8 février 1992 et qu'il y a eu à ce moment-là une formidable ovation à l'égard de votre délégation sportive.
Depuis cette époque, le chemin parcouru a été important et vous êtes aujourd'hui dans l'Union européenne. Pour nous, Français, c'est une équipe européenne qui doit jouer dans le monde et nous avons le souci d'apporter de l'attention à tous les Etats membres, qu'ils soient grands ou moins grands, qu'ils soient anciens ou nouveaux. Et c'est le sens de ma visite aujourd'hui à Riga.
Ce matin, j'ai eu, avant de rencontrer le ministre, l'occasion de travailler sur les problèmes de la gestion des frontières de la Lettonie, avec le général Dabolins, qui m'a fait un exposé très intéressant et j'ai eu l'occasion de rappeler le souhait de l'Union européenne que le Traité frontalier entre la Lettonie et la Russie soit signé le plus vite possible, puisqu'il est prêt.
J'ai eu également l'occasion de discuter longuement avec des responsables de l'entreprise française Axon Cables ; c'est une entreprise de connectique qui a créé depuis quelques années près de trois cents emplois dans l'une des régions qui a de grandes difficultés, la Latgale, à la frontière externe de l'Union, dans la ville de Daugavpils. C'est un bon exemple d'investissement, nouveau, qui permet aussi de sauvegarder et de créer des emplois en France et qui doit être soutenu par le développement de votre pays, votre action nationale, et également la solidarité européenne.
J'ai eu également l'occasion d'avoir un dialogue avec les jeunes du Lycée français de Riga, comme j'en aurai un tout à l'heure à l'Ecole supérieure de droit, j'attache beaucoup d'importance à ce contact avec des jeunes et à la dimension culturelle et universitaire de nos échanges.
Enfin, comme je le ferai tout à l'heure avec la présidente Vike-Freiberga, et je l'ai fait avec Artis, nous avons naturellement parlé des problèmes du monde et de la nécessité de construire une politique étrangère européenne, une politique de défense européenne pour que notre continent puisse se faire entendre et respecter, et qu'il joue son rôle, notamment dans les grands conflits qui nous entourent et qui nous concernent, je pense au premier chef au conflit israélo-palestinien.
Et enfin, une politique étrangère commune, c'est aussi une politique de voisinage européenne et je pense en particulier à la relation que nous devons avoir normalement, comme deux grands partenaires, entre la Russie et l'Union européenne.
Q - Une question aux deux ministres. Est-ce que vous avez évoqué la rhétorique récente entre la Lettonie et la Russie et quelle est notamment la position française sur ce point ?
R - Rhétorique, qu'est-ce que cela veut dire ?
Q - Concernant l'interprétation de l'histoire.
R - De manière générale, je pense qu'on ne peut pas faire de la bonne politique et construire l'avenir sans se souvenir du passé et de ses leçons. Si votre question porte sur les cérémonies du 9 mai à Moscou, je veux dire deux ou trois choses simplement sur ce point.
Le président de la République française a décidé de participer à ces cérémonies. La présidente de la Lettonie, Mme Vike-Freiberga, a pris une décision forte, grave, en décidant de participer à ces cérémonies et nous respectons cette décision naturellement.
A cette occasion, il s'agit de se souvenir de la fin du nazisme et de la part essentielle qu'ont prise la Russie, les Russes, à la fin de cette tragédie de la barbarie nazie et c'est précisément la raison pour laquelle le président de la République, le chancelier Schröder, les dirigeants américains et beaucoup d'autres pays participeront à ces cérémonies.
Et par ailleurs, je veux ajouter une chose : personne ne peut et ne doit oublier l'histoire douloureuse, tragique, qui existe entre les Etats baltes et l'Union soviétique.
J'ai parlé de l'histoire. Moi je pense que le travail de mémoire doit être fait sur l'ensemble du continent européen par tous et partout.
J'ajoute un dernier mot, c'est que l'idée même de la réconciliation est à l'origine même du projet européen, et c'est une idée importante pour nous.
Q - Une question au ministre français. Maintenant, il y a des débats politiques sur la condamnation du communisme totalitaire comme cela a été fait concernant le fascisme. Quelle est la position française sur ce point ?
R - Je suis étonné par votre question parce que nous avons toujours combattu et condamné tous les totalitarismes.
Q - Selon vous, comment le référendum espagnol sur la Constitution européenne pourrait influencer les résultats du référendum en France ?
R - Le référendum en France porte sur un texte européen. Je le dirai tout à l'heure à l'Université, c'est une sorte de nouveau Traité de Rome.
J'étais l'un des rédacteurs de ce texte dans la Convention et je peux vraiment dire que c'est un texte utile, qui apporte beaucoup de progrès par rapport au Traité actuel et nous en avons vraiment besoin pour faire fonctionner l'Union avec 25 ou 27 pays, et avancer aussi vers cette Europe politique que je souhaite.
Et donc, le gouvernement français a décidé de consulter les Français sur ce texte et c'est la question qui est posée : voulons-nous de cette Constitution ? Est-elle utile ? C'est la seule question qui est posée et il faut apporter une réponse à cette question, qui est une question sur le fonctionnement de l'Europe et pas sur autre chose.
Je reviens à votre question : tout ce qui peut rappeler ou souligner qu'il s'agit bien d'un débat européen et pas d'un débat franco-français ou de politique intérieure, tout ce qui peut donner, souligner la dimension européenne de ce débat, comme par exemple la consultation en Espagne, d'autres consultations dans d'autres pays, tout cela est utile parce que cela rappelle, tout cela souligne qu'il s'agit d'un débat européen.
C'est vrai pour nous et c'est vrai pour les autres.
C'est comme cela qu'il faut comprendre le fait qu'il y ait à Barcelone une grande réunion à laquelle participent le président Jacques Chirac, le chancelier Schröder, le Premier ministre ; ils parleront ensemble dans le cadre de la campagne du référendum espagnol parce que c'est un débat en Espagne sur la Constitution européenne comme il y aura un débat en France sur la Constitution européenne et pas sur autre chose.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 16 février 2005)
(Entretien avec la télévision lettone "LTV 1" à Riga le 14 février 2005) :
Q - Commençons par une question sur l'histoire, qui est d'actualité dans cette partie de l'Europe. La Présidente lettone a essayé de faire comprendre, dans l'espace européen, notre position particulière s'agissant de l'Allemagne nazie et de l'URSS soviétique qui porteraient une responsabilité comparable des tragédies du 20ème siècle. Ce point de vue peut-il être activement soutenu par la France ou par l'opinion française ?
R - Si vous parlez de l'invitation qui a été faite par la Russie à commémorer ensemble la fin de la barbarie nazie le 9 mai prochain, je veux dire que la décision que la présidente de la Lettonie, Mme Vike-Freiberga, a prise, en décidant de s'y rendre, est une décision grave, forte et que, naturellement, nous respectons cette décision qu'elle a prise comme chef d'Etat d'un pays souverain. Ce jour-là, de quoi s'agit-il ? Il s'agit de se souvenir de la tragédie de la Deuxième Guerre mondiale, de se souvenir que la Russie, les Russes ont pris une part considérable, essentielle, à la fin de la barbarie nazie, de s'en souvenir ensemble. Et c'est la raison pour laquelle le président de la République française, Jacques Chirac, le chancelier allemand, d'autres chefs d'Etat du monde entier viendront à Moscou. Pour autant et par ailleurs, personne ne peut ni ne doit oublier l'histoire tragique, dramatique, douloureuse entre l'Union soviétique et les peuples baltes, personne ne peut oublier cela. Et je pense, pour répondre à votre question, que partout et pour tous, en Europe, chaque pays doit faire un travail de mémoire sur sa propre histoire, se réconcilier avec les autres et sa propre histoire. Je vous rappelle par ailleurs que l'idée de la réconciliation est à l'origine même du projet européen. Voilà ce que je peux dire sur cet aspect historique en souhaitant, naturellement que nous fassions tous ce travail de mémoire et de vigilance, et en même temps, que l'on regarde aussi devant nous.
Q - Pensez-vous que la Russie est devenue plus ou moins démocratique ces dernières années ?
R - Mon sentiment c'est que, en revenant de très loin, d'un vrai totalitarisme, notamment stalinien, la Russie évolue. Et sous l'impulsion du président Poutine, avec beaucoup de détermination et d'ouverture, a lieu une évolution sur le plan de l'économie et de la politique. Et naturellement, nous devons encourager ces réformes, cette évolution vers davantage de démocratie et d'ouverture économique.
Q - Un ancien ministre des Affaires étrangères, M. Ilves, disait : "Le vrai problème divisant la vieille et la jeune Europe, c'est l'attitude dangereuse, naïve, de l'Europe occidentale qui recherche l'apaisement avec la Russie". Pensez-vous que cet argument soit au moins partiellement juste ?
R - J'ai beaucoup de respect pour l'ancien ministre des Affaires étrangères, mais je trouve que cette manière de parler d'une veille Europe n'est plus d'actualité. C'est une manière décalée, cela n'a plus de réalité. Nous sommes tous dans la même Union européenne, anciens et nouveaux membres, grands et moins grands pays, dans la même équipe, et nous avons à affronter les problèmes de notre voisinage et les problèmes du monde entier, la lutte contre le terrorisme, les défis écologiques, la faim et le sous-développement en Afrique et dans d'autres régions du monde. Nous avons aussi le défi de la croissance. Nous avons à affronter ces défis tous ensemble sans se diviser en une vieille ou en une nouvelle Europe. Puisque je parle des défis et des problèmes que nous avons à affronter ensemble, il y a naturellement ce défi positif d'avoir une relation stable, un partenariat avec ce grand pays, ce grand peuple qu'est la Russie. La Russie est un très grand pays. Encore une fois, il ne s'agit pas d'oublier l'histoire, mais c'est un grand pays et c'est un grand peuple, c'est une grande puissance mondiale. Donc, dans notre intérêt et le sien, pour la stabilité du continent européen, nous devons avoir, nous, Européens, avec la Russie, une relation de partenaires stable et plus sereine.
Q - Est-ce que le scepticisme balte et celui de l'Europe centrale envers Moscou, et leur inébranlable loyauté envers les Etats-Unis, irritent encore à Paris ?
R - Mais non, il n'y pas d'irritation. De notre point de vue, il y a, encore une fois, l'histoire : chacun entre dans l'Union avec sa propre histoire, avec ses propres amitiés et ses relations, et personne n'a de relations exclusives avec la Russie, avec les Etats-Unis. Simplement, ce qui est nouveau, c'est que vous êtes entrés dans l'Union européenne, et donc votre premier réflexe doit être un réflexe européen. Moi, je suis passionnément patriote et Français, et fier d'être Français, mais je suis Européen, en plus, et c'est ce qui est maintenant le cas pour la Lettonie. Donc, votre premier réflexe doit être un réflexe européen, de solidarité, d'action en commun. Une solidarité d'ailleurs qui joue dans les deux sens : je rappelle que la Lettonie va recevoir un appui de l'Union européenne, des autres pays, pour son propre développement économique, social, pour construire des routes, des voies ferrées. Donc, cette solidarité joue dans les deux sens et notre premier réflexe à nous Français, comme à vous, doit être un réflexe européen.
Q - A la veille de la guerre en Irak, il y a deux ans, le président Chirac a prononcé cette phrase tristement célèbre en évoquant les pays candidats : "Ils ont manqué une bonne occasion de se taire". Diriez-vous que cette période a été celle où nos relations ont été au plus bas ?
R - Il y a eu cette guerre en Irak que nous n'avons pas approuvée et à laquelle nous n'avons pas voulu participer. Il y a eu des désaccords qui ont été exprimés à cette époque. Nous sommes dans une nouvelle époque et j'ai dit, mardi soir, en recevant à Paris Condoleezza Rice, qui est ma collègue, la ministre des Affaires étrangères des Etats-Unis, que notre souci était maintenant, ensemble, de regarder devant nous et non pas derrière. Donc, nous regardons devant nous, nous voulons aider à la reconstruction politique et économique de l'Irak, puisque nous sommes revenus dans le cadre des Nations unies avec un processus politique. On ne sortira pas de cette tragédie de l'Irak par des soldats supplémentaires ni par des opérations militaires, on en sortira par la démocratie, par des élections, par un processus politique. C'est ce qui se passe actuellement, et voilà pourquoi nous accompagnons, nous Européens, nous Français, ce processus politique.
Q - Certains pensent que les relations entre Européens et Américains ne peuvent pas être vraiment améliorées parce que les différences sont dues aux systèmes et ne dépendent pas des personnalités, parce que c'est ce que ferait tout pays qui serait dans la position d'une superpuissance et que le reste devrait être d'accord ou le tolérer. Comment commenteriez-vous ceci ?
R - Je pense d'abord que les relations entre les Etats-Unis et l'Europe peuvent être améliorées et j'ai même invité chacun à un "fresh start", un nouveau départ dans ces relations, sans oublier d'ailleurs que, sur beaucoup de sujets, nous Européens et Américains ou Français et Américains, nous sommes ensemble, par exemple en Afghanistan. Nous sommes ensemble au Kosovo, nous sommes ensemble dans la lutte contre le terrorisme, nous sommes ensemble dans beaucoup de crises africaines et à Haïti. Mais nous avons effectivement des désaccords ou une analyse différente de l'organisation du monde. Moi, je n'imagine pas le monde de demain avec une seule superpuissance et le désordre tout autour, je l'imagine entre plusieurs puissances : la Russie est une puissance, les Etats-Unis sont une superpuissance, la Chine sera bientôt une superpuissance dans le monde et l'Europe unie, puisque aucun pays européen n'est capable de l'être à lui seul, est une puissance mondiale. Ou bien nous renonçons à jouer notre rôle, ou bien nous renonçons à agir dans le monde et nous restons simplement un ensemble régional, ce qui est déjà bien, ou bien nous voulons jouer un rôle dans le monde. Et je pense que les Etats-Unis ont besoin d'une Europe forte, les Européens ont aussi besoin d'une Europe forte parce qu'on ne peut pas affronter les grands défis du monde que je vous ai cités, - le terrorisme, le développement, la sécurité écologique, le réchauffement climatique -, seul, chacun chez soi ou chacun pour soi. Nous avons intérêt à être ensemble et, pour cela, les Européens, s'ils veulent être respectés, s'ils veulent être entendus, s'ils veulent se défendre, défendre notre modèle économique et social, notre point de vue, est que les Européens doivent être ensemble et agir et parler d'une seule voix.
Q - Dernière question : quel serait, selon vous, l'ultime stade de l'intégration européenne ?
R - Je n'ai jamais vu l'Europe comme un super Etat, ni comme une seule nation. Nous ne sommes pas en train de construire une seule nation européenne. Ceci d'ailleurs rend le projet à la fois parfois difficile à expliquer à ceux qui nous écoutent et en même temps formidable, parce qu'il est unique. Jamais dans l'histoire, jamais ailleurs dans le monde vous n'avez vu vingt-cinq nations, qui restent des nations, - la Lettonie reste la Lettonie avec sa langue, sa diversité culturelle, comme nous-mêmes nous restons Français -, mais qui sont ensemble pour être plus fortes, pour mieux se protéger. Donc, nous ne faisons pas une nation européenne, nous faisons une communauté, une fédération d'Etats - nations qui partagent, qui mettent en commun quelquefois, - par exemple, la monnaie unique, pour être plus forts, pour être respectés avec leur monnaie -, qui ont une politique commerciale, des politiques communes. Donc, nous faisons quelque chose de très original. C'est pour cela qu'il faut qu'on se parle, qu'on se rencontre et c'est pourquoi j'ai été très heureux de passer cette journée de visite et de contacts en Lettonie aujourd'hui.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 16 février 2005)