Interview de M. Julien Dray, porte-parole du PS, à "France Inter" le 2 mars 2004, sur le rôle de la motion de censure dont celui notamment de lancer un débat de fond sur la politique gouvernementale passée et à venir.

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Média : France Inter

Texte intégral

Q- S. Paoli-. Les prochaines élections régionales seront-elles le test politique national annoncé par les socialistes ? Trois semaines avant le premier tour, 61 % des Français interrogés par les sondages Louis Harris-AOL-Libération, se disent non intéressés par la campagne. Ni la droite ni la gauche ne parviennent à s'imposer en termes de souhait de victoire. La motion de censure sur la politique sociale du Gouvernement, déposée par le PS, examinée aujourd'hui à l'Assemblée nationale est-elle de nature à relancer le débat ? [...]
Quand on interroge les Français - en tout cas, ceux qui l'ont été pour ce sondage AOL-Libération -, ils disent au fond que ce ne sont pas des enjeux régionaux qui sont pris en compte mais que c'est une stratégie politique à l'horizon 2007, c'est-à-dire pour les présidentielles et que cela ne les intéresse pas.
R- "D'abord, je pense qu'il faut relativiser les sondages ; on l'a appris depuis 2002. Deuxièmement, je crois qu'il est normal que nos concitoyens n'aient pas été totalement passionnés par les enjeux des élections régionales et cantonales. Déjà, parce que la difficulté de la situation administrative de la France fait que beaucoup d'entre eux ne savent même pas ce qu'est la région ou ce que fait le département. C'est donc une grande leçon d'éducation civique, grandeur nature, que l'on est en train de faire."
Q- La faute à qui, au passage ?
R- "La faute au fait que l'on n'a peut-être pas assez réformé la France en clarifiant les compétences des uns et des autres. Il y a beaucoup de mélanges... On sait que la région s'occupe de l'investissement, que le département s'occupe de l'action sociale - là aussi, je fais preuve de pédagogie pour expliquer. La région s'occupe des lycées, des routes, de la rénovation, de la formation professionnelle. Le département, beaucoup plus du soutien des gens en difficulté. Il est normal, d'après moi, que les gens aient un peu de distance avec ces élections. Maintenant, il y aussi beaucoup de concitoyens qui étaient en vacances, qui s'occupaient de savoir où étaient les gosses, si cela se passait bien. Donc, on va rentrer, dans ces trois semaines qui viennent, d'après moi, dans une campagne plus tendue et plus intéressante."
Q- La motion de censure, à l'Assemblée nationale, aujourd'hui, c'est pour relancer un débat sur le fond, sur les enjeux régionaux, par exemple ?
R- "La motion de censure a deux sens d'après moi. Premièrement, forcer un peu le débat, parce que c'est vrai que depuis plusieurs semaines, nous avons un Gouvernement, qui passe son temps à nous expliquer que ces élections, finalement, sont des élections locales. C'est tellement local que tous les ministres sillonnent la France, c'est tellement local que le Premier ministre est déjà inquiet de son propre sort et du sort de son Gouvernement. Et puis, j'ai une confidence à vous faire : je suis à peu près certain que s'il gagne les élections le 28 mars, cette élection ne sera plus une élection locale mais deviendra un test national. Je crois donc qu'ils ont cherché à dépolitiser cette élection et c'est d'ailleurs pour cela que ça les intéresse, parce que - je donne un exemple : je suis tout seul en ce moment sur les marchés en Essonne. Je passe mes dimanches et mes samedis, froidement d'ailleurs, à distribuer des tracts et à discuter. J'aimerai bien avoir des adversaires. Non pas pour le plaisir du putching-ball mais pour pouvoir discuter. Ils ont tout fait pour éviter cette campagne électorale, donc, on se sert de la motion de censure pour poser le débat à l'Assemblée nationale et pour, effectivement, être un élément de réflexion dans ce qui va être les décisions que vont prendre les Français dans les semaines à venir."
Q- Mais franchement, à politisation, politisation et demie. F. Degois, dans le journal, à 8 heures, disait que dans la stratégie du PS à l'Assemblée nationale, il y a aussi peut-être la volonté - j'utilise le mot qu'elle a elle-même utilisé - de "piéger", c'est-à-dire forcer l'UDF à prendre position, soit contre le Gouvernement, c'est-à-dire opérer la fracture, soit se mettre dans une position... du côté de la gauche ? Ce qui paraîtrait difficile à imaginer...
R- "Oui, ce serait pour le moins surprenant."
Q- Est-ce que ce n'est pas aussi de la politique politicienne ?
R- "La politique politicienne... Il y a des forces politiques, des partis politiques, il y a des candidats - je pense à monsieur Santini, en Ile-de-France - qui passent leur temps à nous expliquer qu'ils ne sont ni de droite ni de gauche. Il n'y a qu'à voir ce qui se passe à Issy-les-Moulineaux pour voir si ce n'est pas une ville de droite. Quand on a un maire qui dépense plus pour son budget communication que pour l'action sociale, quand on a un maire qui a expulsé tout ceux qui étaient en difficulté de sa ville et qui les a redonnés à des communes comme les miennes, par exemple. Parce que j'ai vu les habitants des Hauts-de-Seine arrivés en Essonne, pourquoi ? Parce qu'ils ne pouvaient pas payer 4 500 ou 6 000 euros le mètre carré pour habiter Issy-les-Moulineaux. On a une force politique qui essaye de nous faire croire qu'elle n'est pas de droite. On va essayer de démontrer qu'elle est de droite, c'est-à-dire que quand on est dans une vraie échéance, est-ce qu'on soutient l'action du Gouvernement, oui ou non. Eh bien la réponse de l'UDF, c'est "on soutient l'action du Gouvernement". Donc, il y a une petite arnaque que tente l'UDF et que nous allons effectivement essayer de clarifier, parce qu'il n'est pas acceptable qu'un certain nombre de responsables politiques - y compris dans la dépolitisation, cela fait aussi partie de cela - qui votent tout ce que fait le Gouvernement, et qui, après, devant leurs concitoyens, n'assument pas leur politique et disent qu'ils n'ont rien à voir avec tout cela, ce n'est pas de la responsabilité."
Q- On se pose toujours la question de la fonction politique aujourd'hui : est-ce à l'Assemblée nationale que les vrais débats ont lieu ou est-ce dans la rue ? Hier soir, des manifestants avançaient avec des banderoles sur le "K.O. social". Est-ce qu'il n'y a pas, par exemple, une gauche de la rue qui est en déphasage avec la gauche de l'Assemblée, avec la gauche politique ?
R- "Il y a toujours une gauche de la rue. Quand j'ai commencé à militer, il y a maintenant très longtemps - plus de trente ans -, j'étais de la gauche de la rue. Et je crois que la gauche de la rue est utile pour la gauche de l'Assemblée et qu'il n'y pas, d'après moi, de distorsions. Peut-être que par le passé, ces deux gauches ont prononcé un certain divorce, et qu'il y a une gauche qui a été trop institutionnel et qui n'a pas pris en considération les problèmes qui s'exprimaient dans la gauche de la rue. Je pense par exemple quand L. Jospin a relancé de manière volontaire une politique de l'emploi, nous n'avons assez pris en considération la précarité qui était créée dans ces emplois et les difficultés de vie quotidienne de gens qui avaient des petits salaires, qui avaient certes un emploi mais des difficultés de vie quotidienne. Donc, on n'a pas assez posé cette question-là en termes d'environnement, de qualité des services publics ou de promotion sociale. Donc, il y a d'après moi, une utilité d'une gauche de la rue pour la gauche à l'Assemblée, mais il y a aussi pour la gauche de la rue une utilité à avoir une gauche à l'Assemblée nationale. Sinon, la contestation pour la contestation, la manif pour la manif... Bon, la manif est utile parce qu'elle exprime un mécontentement, mais à un moment donné, il faut réformer, il faut apporter une réponse et il y a besoin à ce moment-là d'une action Gouvernementale ou d'une action politique. Donc, je n'oppose pas les deux, moi."
Q- L. Jospin, puisque vous en parlez, c'est l'ombre de Commandeur ?
R- "Non, je pense que L. Jospin est en train de démontrer ce qu'est un retraité actif. Quand on est retraité, on n'est pas forcément obligé de jouer à la belote - même si j'ai beaucoup de respect pour la belote. On peut aussi avoir son avis. On est dans un monde qui a évolué, où les retraités vont avoir une action politique, de réflexion, une action associative. Dans les associations, aujourd'hui, quels sont les piliers ? Ce sont les retraités, parce qu'ils ont du temps, de l'énergie, ils ont envie de se consacrer à cela. L. Jospin, il donne un coup de main à sa famille politique, le PS. Je sais qu'à chaque fois qu'il va sortie, on va nous dire "est-ce que c'est le retour ?". J'ai discuté avec lui fraternellement, amicalement, il y a quelques mois, et il m'a dit : "J'ai tourné la page", même si j'avais fait des paris sur son retour. Il m'a dit : "Non, tu as perdu tes paris"."
Q- Est-ce qu'on peut dire qu'on s'en va en politique et ne pas partir complètement ? On s'est posé la question pour monsieur Juppé, pourquoi ne pas se la poser pour L. Jospin ? Quand on est parti, on est parti, non ?
R- "Il est parti de ce qui est la candidature, d'une démarche de pouvoir, mais il peut quand même rester encore socialiste, non ?! Il peut donc quand même aider sa famille."
Q- Ce n'est pas indifférent qu'un homme comme Jospin s'affiche auprès d'hommes ou de femmes engagés dans les régionales, c'est un geste politique.
R- "Oui, c'est un geste politique. Il vient donner un coup de main. Pourquoi ne donnerait-il pas un coup de main ? Il vient donner un coup de main à un certain nombre de ses amis en disant ce qu'il pense. C'est utile. Je ne vois pas pourquoi je m'abstiendrais d'avoir ce coup de main. Dans un moment comme celui-là, l'expérience de L. Jospin peut être utile et cela peut aussi amener un certain nombre de citoyens à réfléchir à ce qui s'est passé en 2002. Parce que combien de camarades, d'amis, ne m'ont pas dit, après les élections, "Ah, si j'avais su !". Parce que la vraie question qui va être posée dans les semaines à venir, c'est que nos concitoyens aillent voter, qu'ils ne se comportent pas en enfants gâtés. Je veux bien que l'on dise que "les politiques ne nous intéressent pas", mais il faut aussi que les citoyens s'intéressent.. Vous savez ce qui m'énerve le plus, moi ? C'est que quand je suis sur un marché, qu'il fait très froid, comme dimanche, que j'y passe trois heures à distribuer des tracts, et que les gens me disent "non, merci". Je préfère qu'ils prennent mon trac et qu'ils viennent me voir après en disant, "ça, c'est faux, c'est pas bien, je ne suis pas d'accord, vous dites des mensonges", qu'il y ait ce débat. Mais quand ils disent "non merci", comment je peux m'occuper d'eux s'ils ne donnent pas leur avis ?"
Q- Quand on dit quelque chose en tenant sa parole, non ? Vous ne croyez pas que cela pourrait changer un peu de comportement des citoyens ?
R- "C'est vrai. Mais est-ce que l'on peut reprocher à la gauche, qui a perdu en 2002, de ne pas avoir tenu sa parole ? Elle a été précise, elle a dit ce qu'elle faisait et elle a fait ce qu'elle a dit. Elle n'a peut-être pas fait assez, mais on ne peut pas reprocher à cette gauche-là d'avoir fait de fausses promesses. On peut dire à la droite actuelle d'avoir tout promis et de n'avoir rien tenu, ou plus exactement de faire exactement l'inverse de ce qui était le message essentiel de 2002. Parce que, me semble-t-il, le débat que l'on a, c'est un débat sur les régions, les départements, pour qu'ils soient efficaces et utiles en matière d'éducation et de logement, mais c'est aussi, peut-être la fin de l'exception française. Et c'est peut-être cela qui perturbe. Il y a avait un exception culturelle française, une exception industrielle française. Il me semble que le Gouvernement de monsieur Raffarin est en train de tourner la page de cette exception. En gros, la France est en train de devenir une société où la finance pèse plus que l'activité économique."
Q- Vous avez raison de prendre les sondages avec précaution, mais 61 % des Français se disent "pas intéressés". Est-ce qu'il n'y a pas la crainte que ce soit à nouveau les extrêmes, à droite comme à gauche, qui fassent cette élection ?
R- "C'est le danger de cette élection. On va essayer de tout faire, pour ce qui est des socialistes, pour effectivement intéresser. Mais je souhaiterais que les grandes chaînes de télévision - par exemple, comme les radios, vous, vous le faites - organisent le débat politique. Tant qu'il n'y a aucune chaîne qui fait ce qui existait auparavant - quand j'étais jeune, il y avait à 20h30 les grands débats, en face à face. Quand vous organisez ces débats d'une extrême confusion, ce que l'on appelle "le débat à l'américaine", vous avez 7 ou 8 candidats, où chacun est là pour placer son quart de phrase, pour dire "j'ai été bon, parce que j'ai placé mon quart de phrase", comment voulez-vous vous y intéresser ? On ne peut pas aller au fond du dossier. Je souhaiterais que la télévision publique, notamment, organise ce face à face à 20h30, et vous verrez, il battrait les records d'audimat."
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 2 mars 2004)