Déclaration de M. Christian Poncelet, président du Sénat, sur le rôle du Parlement pour le renforcement du lien armée-nation, les multiples formes des menaces dans le monde et la nécessité de la mise en place d'une défense européenne par la coopération militaire et industrielle, Remiremont, le 22 septembre 2000.

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Circonstance : Intervention de M. Poncelet devant l'IHEDN Lorraine (Institut des Hautes Etudes de Défense nationale), à Remiremont, le 22 septembre 2000

Texte intégral

Madame la Présidente,
Messieurs les Officiers,
Mesdames et Messieurs,
C'est un grand plaisir pour moi de rencontrer aujourd'hui dans ma ville la section Lorraine de l'IHEDN et je la remercie de m'avoir donné cette occasion de parler de deux sujets importants : le lien Armée Nation et la défense européenne.
L'actualité me fournit une entrée en matière édifiante : on annonce au référendum de dimanche une abstention record. Cela indique bien que nos concitoyens, qui ne se désintéressent pas des affaires de la Cité, du social, du prix de l'essence, ont parfois du mal à se passionner et à s'engager sur des sujets plus abstraits à leurs yeux. Cela est en partie naturel. Cela n'en est pas moins regrettable : si nous voulons être non pas seulement une aimable communauté de vies et d'intérêts partagés mais une nation solidaire, il ne faut pas que les questions institutionnelles soient traitées seulement entre spécialistes.
Il en est de même de la défense. Nos frontières immédiates ne sont pas menacées. La guerre froide est terminée. Le naufrage du Koursk a apporté une preuve nouvelle du délabrement de l'armée qui nous causait le plus de frayeurs. La Russie n'a plus d'intentions belliqueuses et elle est empêtrée dans des conflits intérieurs. Même les conflits en Europe actuels dans l'ex-Yougoslavie et au Kossovo, paraissent lointains à beaucoup de Français qui ne connaissent pas ces régions avec lesquelles les liens ont été rompus pendant longtemps.
Dans ces conditions, pour nos compatriotes confrontés aux difficultés quotidiennes, la défense du territoire, la défense nationale et les sacrifices qu'elle implique paraissent souvent des exigences qui ne les concernent pas directement.
Cela varie selon les régions et cela est moins vrai dans la nôtre. Le prix que nous avons payé dans les conflits précédents, les cicatrices qu'ils ont laissé dans notre paysage nous rend plus conscients du caractère tragique de l'Histoire. C'est probablement la raison pour laquelle nos régions de l'Est et du nord fournissent en proportion beaucoup plus d'engagés que le sud-ouest qui abrite beaucoup d'unités mais fournit peu d'hommes.
Cette situation va être aggravée par la disparition prochaine du service national. Celle-ci est justifiée par les nécessités nouvelles des engagements de force. La guerre du Golfe a bien montré que la France n'arrivait pas à mobiliser les troupes nécessaires et qu'il fallait que nous allions vers une armée professionnelle. Mais pour autant, et malgré les imperfections du service national, le lien entre les jeunes et l'institution militaire va se distendre. L'appel de préparation à la défense semble encore être une réponse insuffisante à ce défi.
Il nous faudra donc trouver de nouvelles manières de créer ce lien.
Votre Institut et l'action que vous menez contribuent évidemment à mieux faire partager les enjeux de défense. Des personnes venues de milieux différents, engagées dans la vie active peuvent mieux comprendre le fonctionnement des armées et l'évolution des menaces.
L'évolution des menaces est d'ailleurs en soi quelque chose qui peut amener nos concitoyens à réfléchir. Lorsque l'on se préparait à un conflit conventionnel en Europe, la chose était si grave qu'elle dépassait parfois l'imagination. Lorsque l'on envisageait l'utilisation de notre force de dissuasion dans un conflit essentiellement technologique et balistique, les Français pouvaient avoir du mal à se représenter les menaces.
Mais aujourd'hui, nous voyons bien que les menaces deviennent multiformes. Des États se disloquent. Nous sommes confrontés aux combats de rues, aux guérillas, au terrorisme, aux enlèvements crapuleux. Les menaces qui pèsent sur nos compatriotes sont d'une certaine manière plus facilement compréhensible. On prend même conscience que les conflits en Asie Centrale, en Amérique Centrale, dans les Balkans, liés au trafic de drogue, ont leurs conséquences jusque dans nos banlieues où s'implante notamment la mafia albanaise. Assurer la paix dans ces régions, c'est très directement garantir la sécurité de nos concitoyens. Rétablir la paix et des gouvernements légitimes dans des zones de non-droit, c'est affaiblir les bases arrières de l'économie mafieuse, les paradis fiscaux et les refuges d'impunité qui déstabilisent les marchés financiers et le tissu économique même dans notre pays.
Ainsi, l'évolution même des menaces offre des occasions nouvelles de mieux faire comprendre à nos concitoyens les enjeux de la Défense.
L'instruction civique pourrait également jouer son rôle mais dépend de l'engagement personnel des enseignants qui pourra être variable.
Mais il existe aussi d'autres moyens et je voudrais ici insister sur le rôle du Parlement. La défense a profité très longtemps d'un consensus dans le pays. Il a été utile. Notre pays n'a pas connu les grandes vagues d'agitation pacifiste, orchestrée par les services de l'union soviétique qui ont déferlé sur d'autres pays. Nous avons réussi ainsi dans une relative discrétion qui a peut-être permis d'aller plus vite, un outil de défense complet et remarquable qui fait de la France le seul pays à disposer d'une certaine autonomie militaire.
Mais ce consensus a son revers. En évitant le débat public sur la défense, il a laissé beaucoup de Français ignorant des questions de défense. On critique la politique et ses querelles mais on oublie que ces querelles ont aussi une vertu pédagogique car elles permettent d'exposer les problèmes devant le peuple.
Voilà pourquoi je pense qu'aujourd'hui, le renforcement du lien armées-nation passe d'abord par un renforcement du Parlement. C'est ainsi qu'au moment des opérations au Kossovo, j`ai demandé que le Gouvernement vienne s'expliquer devant les chambres car il n'était pas admissible que cette intervention soit conduite sans débat. Elle posait en effet des questions nouvelles quant au rôle de l'OTAN en Europe, à la marginalisation des Nations Unies et aux buts poursuivis. Plusieurs mois après, certaines de ces interrogations demeurent justifiés. La paix n'est pas revenue. La coexistence ethnique n'est pas assurée. Le calme n'est assuré qu'au prix d'un protectorat coûteux dont on ne voit pas la fin. Le Parlement, qui vote le budget, doit être associé désormais à ces décisions. Pendant toute la durée du conflit, le Président de la République a tenu les Présidents des deux chambres du Parlement informés des développements du conflit. Même le domaine du renseignement est désormais mieux contrôlé par le Parlement.
Le cas des États-Unis prouve à l'évidence que l'on peut être une grande puissance militaire en acceptant un regard vigilant du Parlement.
Le Parlement sera d'autant plus utile que le risque est encore plus grand désormais d'une confiscation de la politique de défense par l'exécutif. En effet, la défense est de plus en plus européenne et son avenir, si l'on n'y prend garde, se décidera chaque année davantage dans des enceintes dont les parlementaires sont absents.
C'est un point qui mérite notre vigilance car la défense européenne est une exigence de notre temps.
C'est une exigence bien sûr parce que la construction européenne, qui est faite de pragmatisme, ne peut franchir de nouveaux paliers si elle n'a pas une âme. Et concevoir une défense commune est l'une des manières de faire sentir aux citoyens de l'Union que leurs intérêts sont communs et parfois leurs ennemis aussi. C'est rappeler que ce sont le plus souvent des valeurs communes qui nous animent.
C'est une exigence aussi parce que nous prenons davantage conscience que nous ne pouvons pas tout faire tout seuls. Les interventions extérieures sont coûteuses. Mettre en commun les moyens, partager le fardeau est pour nous le moyen d'alléger la facture, d'autant plus que la défense européenne conduit des pays qui n'en ont pas l'habitude à s'engager à l'extérieur.
Sur le plan des armements, nos industriels ont compris que l'heure était aux armes très sophistiquées qui nécessitent de très coûteuses études qui doivent s'amortir sur de grandes séries. Ces grandes séries supposent que les pays européens s'entendent pour commander les mêmes matériels.
La défense européenne est évidemment nécessaire si nous voulons prouver que l'Europe n'a pas toujours besoin du bouclier américain et peut prendre en charge seule son destin.
La marche vers la défense européenne a été longue.
Dans un premier temps, le sujet était tabou et il était clair que les gouvernements n`envisageraient aucune progression dans ce domaine clé de la souveraineté. Puis les gouvernements ont compris qu'il était indispensable de donner une personnalité à l'Europe en la dotant d'un embryon de politique étrangère et enfin d'un embryon de défense.
Pour autant, les progrès ont été lents. La France, à l'écart de l'OTAN et souhaitant une défense européenne, avait souhaité que ce soit l'union de l'Europe occidentale qui soit le bras armée de l'Union. La quasi-totalité de nos partenaires, à commencer par les Britanniques, qui n'ont pas les mêmes préventions à l'égard des États-Unis, a toujours du mal à nous suivre dans cette voie.
Nous avons même vécu quelques années noires dans la construction de cette Europe de la Défense entre 1993 et 1998. La crise yougoslave d'abord a montré l'impuissance des Européens et ultérieurement le poids de l'OTAN en Europe. La coopération en matière d'armements s'est réduite comme peau de chagrin.
La même année, les Anglais se sont retirés du programme commun de frégate Horizon, du programme spatial militaire Trimilsatcom pendant que le programme de véhicule léger blindé était abandonné. Les Allemands renonçaient au programme spatial Horus faute de crédits et l'industrie aéronautique, incapables de se restructurer voyait s'affronter l'eurofighter et le Rafale.
C'est un champ de ruines qui se présentait en 1998. Et pourtant, des progrès décisifs viennent de s'accomplir sous l'effet de plusieurs causes.
D'abord, grâce à Tony Blair, mieux disposé à l'égard du continent, la Grande-Bretagne a évolué alors qu'elle bloquait la plupart des évolutions institutionnelles. Cela s'est traduit par la déclaration de Saint-Malo.
Par ailleurs, la France a mis en quelque sorte " de l'eau dans son vin ", bien avant sa participation aux opérations de l'Otan en Yougoslavie. Notre pays a cessé en effet d'insister sur l'autonomie de l'Europe par rapport aux États-Unis. En effet, depuis toujours, les États-Unis, pour partager le fardeau, étaient favorables à un pilier européen de l'alliance atlantique. N'oublions d'ailleurs pas que la CED , que l'on présente aujourd'hui comme un échec en 1954 de la construction européenne était l'échec d'un projet américain pour partager le poids de la défense sans en abandonner la direction. Toute la question n'est pas de savoir s'il doit y avoir une défense européenne, mais si l'on doit poser cette question politique difficile de son indépendance. Cette question, nous avons décidé de ne plus la poser en préalable, dans l'espoir sans doute qu'une conscience européenne émergerait.
Ce pari a, dans une grande mesure, réussi. Au cours de deux sommets européens en Autriche, des décisions très nouvelles ont été prises dans le sens de l'autonomie européenne et de l'intégration de l'UEO dans l'Union européenne. La Conférence d'Helsinki, en décembre 1999 a admis que " le conseil européen pourrait là où l'OTAN n'est pas engagée, conduire des opérations sous la conduite de l'Union européenne ". C'est un pas décisif vers l'idée d'une intervention propre de l'Europe que nos partenaires excluaient jusqu'alors.
Dans le domaine de l'armement aussi, des progrès ont été accomplis : d'abord, chaque pays, par des regroupements internes -chez nous entre Lagardère, Matra et Aérospatiale par exemple- a mis son industrie en cohérence. Puis des alliances transnationales se sont nouées et c'est ainsi qu'est enfin née EADS , la grande entreprise européenne de l'aéronautique militaire. Dans d'autres domaines, entre Dassault et British Aerospace ou entre Thomson-CSF et le britannique Racal, des alliances se sont nouées. En trois ans, le paysage s'est profondément modifié. Sous le nom d'Occar, un embryon d'Agence européenne des Armements a vu le jour afin de coordonner les programmes. L'expérience d'Airbus montre qu'il est possible de fabriquer des produits en commun, de répartir équitablement la charge de travail et de partager des savoir faire dans le respect de la souveraineté de chacun. Tout indique que les choses sont en bonne voie.
Voilà donc que des perspectives nouvelles s'ouvrent. La France serra bientôt dotée d'une armée professionnelle. Elle pourra se doter d'armements modernes de manière plus cohérente. Le coût de ses interventions sera un peu allégé grâce à la coopération internationale. Obligés de fabriquer les mêmes matériels et de les exporter, les européens seront plus souvent solidaires face aux États-Unis. Là encore la comparaison avec le civil est édifiante. La plupart des pays européens sont désormais fiers de voir Airbus dépasser Boeing. Le sentiment d'indépendance est né des succès de la coopération.
Cela ne va pas sans écueils : il a fallu d'abord depuis 15 ans que les socialistes se convertissent à la chose militaire.
On doit à François Mitterrand d'avoir admis que les missiles étaient à l'Est et les pacifistes à l'Ouest. Il faut aussi et c'est là que le gouvernement actuel porte la responsabilité la plus lourde mettre en face les moyens et tenir les engagements pris par le Président de la République à l'égard des Armées. La professionnalisation risque d'échouer si les armées n'ont pas les moyens qui leur manquent actuellement de recruter les personnels spécialisées que le service national n'apporte plus. Surtout, notre retard dans les équipements est inquiétant. Notre budget d'investissement est tel que les programmations militaires ne sont pas respectées, que les délais ne sont jamais tenus, que les coûts s'aggravent et surtout que les compétences disparaissent.
Voilà, pour finir l'avertissement que je voulais lancer et qui reprend les inquiétudes exprimées au Sénat par tous ceux qui suivent attentivement les questions de défense.
Je vous remercie.
(Source http://www.senat.fr, le 22 novembre 2000)