Entretien de M. Philippe Douste-Blazy, ministre des affaires étrangères, à LCI le 22 septembre 2005, sur le dossier du nucléaire en Iran, la perspective d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne et la question de Chypre, l'avenir de la construction européenne et sur l'enquête concernant l'assassinat de l'ancier Premier ministre libanais, Rafik Hariri.

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Texte intégral

Q - Bonsoir Monsieur le Ministre. Vous signez ce soir un éditorial à la Une du "Monde" et d'autres journaux avec Jack Straw et Joschka Fischer et le titre est : "Rétablir la confiance". Comment peut-on avoir confiance dans le régime iranien ?
R - J'ai toujours été très ferme, la France est ferme, l'Europe aussi. Nous avons pris ce dossier en 2003, au moment où il allait être transféré au Conseil de sécurité. Lorsque l'on voit qu'au Conseil, il n'y a pas d'unanimité, bien évidemment, on joue la carte de la négociation. Pendant deux ans, on négocie. Pendant deux ans, l'Iran dit : "oui, nous allons suspendre les activités nucléaires sensibles". C'est défini dans le cadre de l'Accord de Paris. De manière unilatérale, l'Iran revient sur cela.
Q - Donc, pendant deux ans, on a perdu son temps ?
R - Pendant deux ans, il n'y a pas eu d'activité nucléaire sensible en Iran ; par contre, l'Iran reprend de manière unilatérale ces activités de conversion. Le président iranien le dit à l'Assemblée générale des Nations unies. Il faut être ferme et nous ne pouvons pas accepter que l'Iran conduise un programme nucléaire à des fins militaires. Un programme nucléaire civil, pacifique, oui, comme pour tout pays, mais pas à des fins militaires.
Q - Mais être uni si c'est pour ne rien faire ?
R - Nous négocions actuellement dans le cadre de l'AIEA. Personne n'a rien à gagner d'une escalade. Nous discutons avec les Russes et les Chinois qui nous disent qu'il faut un peu plus de temps, qu'ils vont parler avec les autorités iraniennes. Nous préférons qu'il y ait une vraie négociation, que la main soit tendue jusqu'au dernier moment, parce qu'il s'agit d'une affaire extrêmement grave, excessivement sensible.
Q - On a l'impression que vous avez brandi au nez des Iraniens un sabre de bois, que vous avez été lâchés par les Chinois et les Russes, vous me dites qu'ils ont changé d'avis, peut-être. Mais on a l'impression que nous n'avions rien à proposer aux Iraniens, ni carotte, ni bâton, que nous n'avons pas de représailles à exercer contre eux et que nous n'avons pas non plus à leur offrir grand chose en échange de l'abandon de leur programme.
R - Si nous suivons ce que vous dites, cela voudrait dire que nous n'aurions rien à leur proposer. Si la communauté internationale n'est pas unie, si, en effet, au Conseil de sécurité, il y a deux personnes sur cinq, - je parle de ceux qui ont le droit de veto - qui ne suivent pas, là, vous pouvez avoir raison. L'intérêt est pour l'Iran d'avoir une communauté internationale divisée. Comprenez bien le but de ceux qui sont fermes et qui ne veulent pas d'arme nucléaire en Iran, ce sont ceux qui recherchent, aujourd'hui, l'unité de la communauté internationale. Je suis persuadé que les Russes et les Chinois, qui l'ont d'ailleurs dit, ne veulent pas qu'il y ait une bombe atomique en Iran.
Q - Et pourquoi, comment expliquer aux Iraniens que l'on a aidé les Israéliens à s'en procurer une, que l'on a laissé faire les Indiens, que l'on a accepté finalement que les Pakistanais l'aient, mais que, pour eux, c'est mal, c'est dangereux, c'est inacceptable ?
R - Aujourd'hui, nous avons deux choses en jeu dans cet endroit du monde. Premièrement, la crédibilité de la non-prolifération et du TNP. Ils ont en effet signé un traité de non-prolifération, on ne peut pas accepter qu'un pays qui a signé un traité de non-prolifération puisse faire cela, alors que l'AIEA, elle-même, dit qu'il y a violation, ce n'est pas possible. Et deuxièmement, il y a la stabilité dans la région.
Q - La stabilité dans la région !
R - Je pense franchement qu'aujourd'hui, alors que l'Iran a signé un traité de non-prolifération, je pense en effet s'il y a une bombe nucléaire possible en Iran, cela ne contribue pas à la stabilité de la région.
Q - Dans combien de temps l'auront-ils puisqu'il ne se passe rien ?
R - Mais il va se passer quelque chose puisque nous avons dit à plusieurs reprises, le 11 août et aujourd'hui, nous Européens, que nous voulions la suspension des activités nucléaires sensibles. Nous avons obtenu l'unanimité de la communauté internationale jusqu'au moment où l'on a parlé du transfert au Conseil de sécurité. Là, nous parlons du Conseil de sécurité, si l'Iran n'obtempère pas. Si c'est le cas, il y a aujourd'hui, en effet, de la part de la communauté internationale, à l'ordre du jour, la possibilité de demander un rapport de l'Agence au Conseil de sécurité, je le dis avec fermeté.
Q - Il y a les provocations iraniennes, le président qui, visiblement n'a pas compris tous les efforts qu'avaient consentis l'Europe et dans le même genre, il y a la fureur turque aujourd'hui. A l'évidence, les Turcs ne comprennent pas que, pour entrer dans l'Union européenne, ils doivent en reconnaître tous les membres, c'est-à-dire notamment Chypre ; le tiers de Chypre est occupé depuis 30 ans par les soldats turcs et par les colons d'Anatolie. L'Europe, avant-hier, a décidé d'ouvrir les négociations à la date prévue, malgré ce problème lancinant, le problème chypriote. L'Europe a simplement demandé aux Turcs de reconnaître un jour Chypre, d'ici leur adhésion, dans 5, 10 ou 15 ans. C'est la moindre des choses, ce n'est pas grand chose, mais c'est encore trop pour Abdullah Gül, le ministre turc des Affaires étrangères, qui dénonce aujourd'hui les Chypriotes.
A plusieurs reprises cet été, comme le Premier ministre d'ailleurs, vous avez répété que la Turquie devait reconnaître Chypre avant l'ouverture des négociations et, visiblement, nos partenaires européens ne nous ont pas suivi. Pourquoi ?
R - Nous avons demandé aux partenaires européens d'écrire une déclaration demandant à la Turquie de reconnaître Chypre. Ceci a été fait sous présidence britannique, le texte nous convient, parce que la France l'a demandé, parce que l'ensemble de l'Union européenne demande à la Turquie de reconnaître Chypre.
Q - Un jour.
R - Non, c'est fait. Nous demandons une clause en 2006 pour regarder où cela en est. Si la Turquie ne reconnaît pas Chypre, comment pouvez-vous penser un seul instant qu'un pays qui ne veut pas reconnaître au départ un des Etats membres, comment pouvez-vous penser qu'il puisse entrer dans l'Union européenne ?
Comme vous le savez, la France a demandé que toute adhésion nouvelle soit soumise à référendum populaire. Je vous dis, à titre personnel, aujourd'hui, qu'un pays qui ne reconnaîtrait pas, au départ, comme l'a fait la Turquie aujourd'hui, l'un des Etats membres, c'est-à-dire Chypre, si en 2006 l'affaire n'était pas réglée, nous l'avons dit, nous avons fait une déclaration en ce sens et les vingt-quatre nous ont suivi, ce pays ne mériterait pas d'entrer.
Q - C'est quoi votre calcul, d'ici 10 ou 15 ans, nous aurons eu le temps de s'en débarrasser ?
R - Il n'y a pas de calculs, là on ne joue pas avec des calculs, on joue avec des constats. Un pays qui veut entrer dans l'Union européenne doit jouer la règle du jeu de la Maison commune. Entrer dans la Maison commune, c'est bien évidemment reconnaître l'Allemagne, la France, Chypre, la Grèce, et les autres.
Q - Visiblement, à Ankara, ils ont du mal quand même !
R - Ils ont du mal, tant pis pour eux.
Q - On reste en Europe un instant avec les déclarations de M. Barroso, le président de la Commission. Il a fait sa rentrée et il a "mis au panier" 70 projets de lois, de directives plutôt et surtout, il a expliqué à ceux qui ne l'auraient pas compris qu'il n'y avait pour l'instant aucune perspective politique, il a même enterré la Constitution pour les années à venir.
La seule chose dont ce soient occupés les Britanniques depuis qu'ils sont à la présidence, c'est de pousser le dossier turc, pour le reste, pas grand chose. Il n'y a pas de budget, pas de Constitution, pas de perspective.
R - La seule solution pour pouvoir réaffirmer un projet européen, c'est d'abord de définir quelle Europe nous voulons. Je suis favorable à ce qu'il y ait, d'une part, une réflexion géopolitique et je comprends très bien le président Chirac qui veut faire entrer la Turquie comme d'autres pays, parce que le marché européen est une zone de libre échange. D'autre part, je pense qu'il y a la place pour un espace politique beaucoup plus intégré, avec une politique agricole mais aussi une politique de recherche sur les biotechnologies, les nanotechnologies, les technologies de l'information, une politique beaucoup plus intégrée sur le plan de la défense, sur le plan de la politique étrangère. Nous ne ferons pas, on ne peut pas faire l'économie d'une réflexion là-dessus.
Quelle Europe pouvons-nous réaliser ? Celle des "pères fondateurs". Oui, elle ne se fera pas d'un coup, à vingt-cinq, à vingt-huit ou à trente. Ce n'est pas vrai. Il faudra revenir à l'idée de M. Lamers, de M. Delors ou même d'Edouard Balladur ou d'Alain Juppé qui l'avaient reprise, c'est-à-dire, au sein de ces vingt-cinq, d'avoir un groupe qui sort.
Q - La fédération franco-allemande. Mais, dans cette perspective, l'échec de Merkel !
R - Excusez-moi, vous ne pouvez pas conclure ce que je viens de dire en disant -"fédération franco-allemande" -, c'est une fédération d'Etats nations qui a été présentée car les Etats nations doivent continuer à exister et il doit y avoir, en effet, un esprit de fédération d'Etats nations qui doit se mettre en place. Seront-ils 5, 6 ou 8 ? Je ne le sais pas encore.
Q - Ce sera avec l'Allemagne, pour la France ?
R - Bien sûr, c'est évident.
Q - L'échec d'Angela Merkel, comment l'interprétez-vous ?
R - Je me garderai de faire des commentaires.
Q - Que vous dit votre ambassadeur à Berlin ?
R - Mon ambassadeur à Berlin me dit que le SPD, les socialistes et les démocrates chrétiens allemands ont réalisé les taux parmi les plus faibles depuis 30 ans. Par contre, on voit l'émergence d'une extrême gauche en Allemagne et on voit en même temps l'émergence d'un parti libéral qui représente 10 % des suffrages. Il faut, je crois, une coalition le plus vite possible. Je suis persuadé, quelle que soit la coalition, que le pilier franco-allemand restera, avec d'autres, nécessaire à la construction européenne.
Q - D'un mot, pour sortir de l'Europe, l'enquête sur l'assassinat de M. Hariri, M. Melhis a continué ses navettes entre Damas et Beyrouth, nul ne sait à quelle conclusion le chef des enquêteurs est arrivé, ce que lui ont dit les responsables syriens qu'il a auditionnés, notamment le ministre de l'Intérieur syrien qui est l'ancien chef des services de renseignements syriens au Liban, nul le sait, sauf le ministre des Affaires étrangères français parce que, s'il y a bien un pays dont peu de choses nous échappent, c'est quand même le Liban.
On a l'impression que l'enquête a beaucoup progressé, que va-t-il se passer si, dans 3 semaines ou un mois, au Conseil de sécurité, M. Melhis pose sur la table son rapport et qu'il met en cause les plus hautes autorités syriennes. Que fera-t-on ?
R - M. Mehlis conduit une enquête, indépendante. Nous attendons de lire son rapport.
La résolution 1595 du Conseil de sécurité est la priorité des priorités. Nous souhaitons que le juge Melhis termine son enquête sur l'assassinat de Rafic Hariri.
Q - Et s'il dit, comme tous les Libanais le pensent, que ce sont les Syriens qui l'ont tué et lorsque l'on dit les Syriens, c'est-à-dire le plus haut sommet de l'Etat syrien ?
R - Je sais bien que vous allez vite, mais vous ne pouvez pas quand même avoir trois semaines d'avance sur l'actualité, même vous, vous ne pouvez pas vous le permettre.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 26 septembre 2005)