Entretiens de Mme Catherine Colonna, ministre déléguée aux affaires européennes, à France inter le 19 juin, à France 2 le 20 juin et dans "Paris Match du 22 juin 2005, sur les discussion autour du budget communautaire, la politique agricole commune et les perspectives pour la construction européenne.

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Circonstance : Conseil européen, à Bruxelles (Belgique) les 16 et 17 juin 2005

Média : France 2 - France Inter - Paris Match - Télévision

Texte intégral

(Entretien de Catherine Colonna avec France inter, le 19 juin 2005)
Q - Bonjour Catherine Colonna. Après le fiasco du Conseil européen qui a été incapable de s'entendre sur le nouveau budget de l'Europe à vingt-cinq, Jacques Chirac a déclaré vendredi soir, je le cite, "je déplore que le Royaume-Uni se soit refusé à apporter une part raisonnable et équitable aux dépenses de l'élargissement". Catherine Colonna, vous qui étiez sur place à Bruxelles avec le président, que s'est-il passé exactement pour que Jacques Chirac mette à ce point en cause et nommément l'intransigeance britannique ?
R - L'Europe vit un moment de crise, c'est vrai, de crise sérieuse. Il faut le reconnaître si on veut surmonter cette crise. Crise parce que les Européens n'ont pas pu se mettre d'accord sur le futur budget de l'Union européenne à partir de 2007 et pour les années suivantes. Un accord sur le budget est toujours difficile mais là, il y a eu un blocage. Et puis surtout, et c'est cela qui est préoccupant, crise parce que l'esprit européen n'a pas inspiré l'ensemble des Etats membres : certains ont conservé leurs égoïsmes nationaux. Or, c'est seulement l'esprit européen qui peut faire que l'on trouve ensemble des solutions.
Q - Mais Tony Blair, par exemple, a dit vendredi que, s'il avait refusé de remettre en cause le rabais britannique, la fameuse ristourne au budget européen, c'est d'abord et avant tout à cause de l'intransigeance française à ne pas vouloir remettre en question la Politique agricole commune dont nos agriculteurs sont les premiers bénéficiaires.
R - L'échec ne s'est pas fait sur la Politique agricole commune (PAC). Il s'est fait sur l'incapacité de certains pays à accepter de contribuer équitablement au financement de l'Union et en particulier au financement de l'élargissement. Puis il s'est fait sur l'incapacité collective à faire prévaloir l'esprit européen.
Q - Quels pays ? Notamment le Royaume-Uni ?
R - Certains pays notamment le Royaume-Uni. La question du chèque britannique, comme on dit, c'est à dire du rabais consenti il y a plus de vingt ans à la Grande-Bretagne pour des raisons qui n'existent plus, étant l'une des questions clef dans la négociation.

Q - La position de Tony Blair, c'est quand même du "donnant-donnant" : sa ristourne contre la PAC. Bref, chacun, Grande Bretagne et France, devait sacrifier ses vaches sacrées pour pouvoir financer l'élargissement. Or, des deux côtés, il n'en a rien été. Manifestement personne n'a cédé. Alors est-ce que les responsabilités ne sont pas en fait partagées franchement ?
R - Non, je vous le redis, la PAC n'était pas le problème et d'ailleurs, elle n'était pas au centre des discussions. Même si elle était sans doute dans l'esprit du Premier ministre britannique, bien sûr. L'enjeu, c'était le financement de l'élargissement et comment faire en sorte que chacun contribue équitablement à l'élargissement. Or, avec le système du rabais britannique tel qu'il existe, la Grande-Bretagne se serait exonérée de la plupart de ses responsabilités dans le financement de l'élargissement, au point que les pays de l'élargissement paieraient non seulement pour leur propre élargissement mais aussi pour le chèque britannique. Cela n'est pas normal.
Q - En attendant, dans douze jours, le 1er juillet, Tony Blair va prendre pour six mois la présidence de l'Union européenne, alors que Jacques Chirac s'est vu durablement affaibli par deux revers successifs : hier un "non" français massif à la Constitution et aujourd'hui cette bataille sur le budget européen. Alors, Tony Blair ne sort-il pas tactiquement renforcé de ce sommet ?
R - On ne peut pas dire que ce soit un succès pour qui que se soit ou même un succès pour le Premier ministre britannique. Ce n'est un succès pour personne quand il y a un échec de l'Europe. La Grande-Bretagne, qui prend la Présidence à partir du 1er juillet, aura une lourde responsabilité pour faire que l'Europe se remette en marche après avoir eu sa part de responsabilité dans l'échec du Conseil européen.
Q - Pour l'instant, l'Allemagne soutient la France notamment dans la Politique agricole commune. Qui dit que cela va durer longtemps. Après tout, Angela Merkel, la candidate chrétienne-démocrate, qui est la rivale du chancelier Schröder est donnée gagnante lors des élections anticipées cet automne. Elle annonce qu'il va falloir tailler dans les dépenses agricoles. Alors si elle remporte les élections allemandes dans quatre mois, que va-t-il advenir du couple franco-allemand et plus précisément craignez-vous la naissance contre la France d'un nouvel axe germano-britannique sur cette question agricole ?
R - Je n'ai pas l'habitude de préjuger du résultat des élections. D'autre part, sur l'agriculture, l'accord a été fait. Il vient d'être trouvé entre les Européens et il va jusqu'en 2013.
Q - Il ne peut pas être remis en cause ?
R - La réforme a été faite. La stabilisation qui est un plafonnement à vingt-cinq des dépenses qui existaient à quinze, vient d'être faite. Quant à la relation franco-allemande, elle est bien sûr fondamentale, elle est et elle reste l'un des éléments essentiels de la construction européenne. Mais vous savez, les nations se déterminent sur la base de leurs intérêts fondamentaux, et cela ne change pas beaucoup. J'ai donc tout à fait confiance dans la solidité du couple franco-allemand.

Q - Tony Blair va exercer la présidence de l'Union européenne, or il vient d'être réélu pour la troisième fois et il apparaît aujourd'hui manifestement comme le maillon fort de l'Europe. Ses orientations étant ouvertement libérales, va-t-on, du coup, tout droit vers une Europe plus libérale et moins sociale ?
R - Le débat au Conseil européen de Bruxelles n'était pas entre modernisation et rigidité. L'Europe s'est toujours adaptée, elle ne peut avancer qu'en s'adaptant.
Q - Non mais il était entre deux modèles.
R - Il était entre des Européens qui manifestent l'esprit de solidarité européen et d'autres Européens qui le manifestent un peu moins. En effet, tout ceci pose la question de l'Europe que nous voulons pour demain. Et il faudra réfléchir ensemble mais en débattant ouvertement, de façon consensuelle et sans rupture, à ce que nous voulons pour l'Europe dans cinq ans, dans dix ans, je dirais même dans trente ou cinquante ans. Quelle Europe voulons-nous dans un monde qui bouge et qui bouge vite ?
Q - La politique de Tony Blair étant non seulement ouvertement libérale mais aussi atlantiste, on l'a vu lors de la guerre en Irak, le risque n'est-il pas aussi que cela profite d'abord à ses amis américains ?
R - La crise de l'Europe vient, en premier lieu je pense, d'un affaiblissement de l'esprit européen. Peut-être cette crise est elle l'occasion pour tous les pays européens d'une prise de conscience et donc d'un sursaut. L'Europe est faite de crises et de crises surmontées. Il faudra ensemble, à vingt-cinq, définir ce que peut être l'Europe de demain. Tous ensemble et pas sur la volonté de quelques-uns uns.
Q - Vous pensez que cette crise est durable ?
R - Je pense que c'est une crise profonde qui peut être surmontée si l'esprit européen prévaut à nouveau, s'il permet de transcender les égoïsmes nationaux, ceux que l'on a vu à l'oeuvre au Conseil de Bruxelles. Or seule une démarche commune peut assurer le bien commun de tous les Européens, c'est à dire de chacun de nos pays. C'est cela qu'il faut retrouver.
Q - Mais vous restez optimiste sur la suite du film ?
R - Je reste tout à fait optimiste pour l'avenir de l'Europe bien sûr. A chaque fois elle a su surmonter les épreuves.
Q - Vendredi soir, le luxembourgeois Jean-Claude Juncker, Président en exercice de l'Union Européenne, qui dans douze jours passera le relais à Tony Blair, déclarait très amer : "je porte sur ce qui s'est passé à ce Conseil un regard triste et honteux". Alors vous, Catherine Colonna, vous aussi vous avez honte aujourd'hui ?
R - C'était un moment de tristesse assurément. Personne ne peut être fier de ce qui s'est passé. La France n'en est pas responsable. Elle a abordé ce conseil dans un esprit positif. Jusqu'au bout elle a fait preuve d'esprit constructif et de volonté d'aller de l'avant. Jean Claude Juncker a fait un travail formidable, malheureusement il a échoué parce que quelques-uns n'ont pas voulu le suivre.
Q - Mais il a ajouté : "j'ai eu honte lorsque j'ai entendu, par exemple, l'un après l'autre tous les pays nouveaux membres, tous plus pauvres les uns que les autres, dire que dans l'intérêt d'un accord ils seraient prêts à renoncer à une partie de leurs exigences financières". Vous-même ?
R - Il a raison. C'était assez lamentable de voir l'égoïsme et non pas l'esprit du bien commun.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 23 juin 2005)
(Entretien de Catherine Colonna avec France 2, le 20 juin 2005)
Q - Bonjour Madame Colonna. Le sommet européen de ce week-end s'est traduit par un véritable fiasco, il n'y a pas eu d'accord, on a l'impression que l'Europe s'enfonce dans la crise. Est-ce que malgré tout vous voyez une lueur d'espoir ?
R - Oui, il y en a toujours. C'est une crise.
Q - Petite ?
R - C'est vrai, et c'était surtout un moment de tristesse parce que, non seulement il y a eu un blocage sur le budget, mais surtout, il y a eu une faiblesse de l'esprit européen et les égoïsmes nationaux prennent le pas sur l'esprit de solidarité qui doit être celui de l'Europe. Jean Monnet disait que l'histoire de l'Europe c'est l'histoire de crises surmontées. Alors il va falloir se remettre au travail.
Q - Mais on a quand même l'impression que, depuis un certain temps, en Europe, chacun défend son bout de gras, et qu'il n'y a plus, comme vous dites, de solidarité ; dans ces conditions, cela ne peut pas marcher.
R - Il faudra que cela remarche parce qu'on ne peut pas faire l'Europe chacun dans son coin. Mais il y a un blocage sur le budget : nous étions quinze, nous sommes vingt-cinq, donc le budget augmente. La question posée était de savoir comment chacun contribuait au financement de l'union élargie, ce qui suppose des efforts de la part de tout le monde.
Q - Alors en gros il y avait deux positions ?
R - Il y avait deux positions.
Q - Il y avait les Britanniques, qui ont leur chèque, leur rabais, qui disent : "je garde mon rabais", et puis il y a les Français qui disent : "on a la Politique agricole commune, il ne faut pas y toucher". Et des deux côtés, personne n'a voulu céder.
R - Les Français étaient prêts à faire leur part d'effort. Le président de la République acceptait la proposition de la présidence luxembourgeoise, ce qui représentait un effort considérable parce que c'était tout de même un milliard et demi d'euros par an de plus. La majorité des pays, la grande majorité des pays, faisait le même effort, et la Grande Bretagne, qui en a entraîné quelques uns dans son sillage, n'a pas voulu accepter la proposition de la présidence, parce que cela revenait à remettre en question ce qu'on appelle le chèque britannique, c'est à dire un rabais sur l'apport de la Grande Bretagne. Et cela voulait dire ne pas prendre sa responsabilité dans le financement de l'élargissement et donc jouer l'échec.
Q - Autrement dit, selon vous, l'échec est de la responsabilité britannique ?
R - Hélas oui. La Politique agricole commune n'a pas été au centre des débats même si, bien sûr, Monsieur Blair a tenté de faire diversion, il n'a pas été suivi. Je vous le redis, la grande majorité des pays acceptait la position de la présidence, la Grande Bretagne l'a refusée, et quelques pays, derrière elles, l'ont suivie.
Q - On a l'impression finalement, qu'aujourd'hui, il y a deux visions de l'Europe qui s'opposent : il y a la vision britannique, qui est une vision disons de libre-échange, de droit au marché européen, et puis, une vision franco-allemande, qui est plus politique, plus sociale. Est-ce que la vision britannique a, cette fois-ci, marqué des points ?
R - Ça c'est une fausse perspective. Je ne veux pas que l'on parle du succès de la Grande-Bretagne quand c'est l'échec de l'Europe, sinon il y aurait un problème. Et puis la Grande-Bretagne, je vous l'ai dit, était très minoritaire à défendre cette position. Elle devrait prendre maintenant, à partir du 1er juillet, la présidence de l'Union européenne ; après le Luxembourg, c'est la Grande-Bretagne, en devant tenir compte du fait que la très grande majorité des pays ne sont pas sur sa ligne, ne partagent pas le même point de vue qu'elle.
Q - Ils ont rallié du monde quand même, ils ont rallié quatre pays.
R - Quatre ou cinq pays si l'on compte une abstention, mais au fil des heures, les effets de surenchère se produisant, un pays peut parfois en entraîner d'autres à oublier l'esprit européen, à oublier que l'Europe c'est, par définition, la solidarité entre les uns et les autres, sinon chacun dans son coin on ne fait pas l'Europe.
Q - Ce que disent les Anglais, c'est que leur vision de l'Europe, c'est une vision moderne, alors que notre vision de l'Europe ce serait une vision ancienne. Par exemple consacrer 40 % du budget européen à la Politique agricole commune, qui concerne à peu près 2 % des travailleurs en Europe, c'est absurde, il vaudrait mieux mettre cet argent dans la recherche, dans le développement, etc.
R - C'est une présentation très britannique, ce n'est pas tout à fait la réalité.
Q - C'est ce que disent les Britanniques !
R - Donc je vais vous répondre. Le débat n'est pas entre modernisation et immobilisme, parce que les politiques européennes, y compris la Politique agricole commune, s'adaptent en permanence. La PAC a été réformée trois fois, la dernière fois en 2003, donc on vient de le faire. La seule chose qui ne s'adapte pas, c'est le chèque britannique, qui existe depuis 1984, alors que plus aucune des raisons qui peut-être, à l'époque, l'avaient justifié, n'existent aujourd'hui. D'autre part, il faut la modernisation et un effort permanent d'adaptation. Mais ce budget qui était sur la table et qui a été refusé, il prévoyait une augmentation de 33 % des dépenses de recherche et d'innovation, qui sont cruciales pour l'avenir. Il y a peu de budgets, vous savez, en France ou ailleurs en Europe, où il y a 33 % d'augmentation. Donc le refuser c'était précisément refuser ces dépenses là. Au nom de la modernisation ? Non, ça ne marche pas.
Q - Est-ce que Tony Blair est en position de force dans la mesure où son modèle fonctionne, puisqu'il y a 4 % de chômeurs ou 5 % de chômeurs en Grande-Bretagne, alors que notre modèle à nous peine un petit peu avec 10 % de chômeurs. Est-ce que ça ce n'est pas un vrai argument pour Tony Blair ?
R - Son modèle, en effet, n'est pas notre modèle, il est fait de flexibilité, de services publics imparfaits, même si les nôtres sont toujours perfectibles. Ce n'est pas le modèle qui est le modèle dominant en Europe et que souhaite la majorité des Européens. Mais en effet, votre question pose la vraie question centrale, qui est de savoir ce que nous voulons pour l'Europe, quelle Europe voulons-nous ? Et pas seulement maintenant, mais quelle Europe voulons-nous dans cinq ans, dans dix ans, dans vingt-cinq ans, dans un monde en évolution ? Nous, nous disons que nous voulons une Europe forte, solidaire, une Europe politique. Le cap politique doit être redéfini, et la Grande-Bretagne, qui prendra sa présidence, devra assumer ses responsabilités de présidence en tenant compte de la majorité de ce que souhaitent les Européens. Si elle ne le faisait pas, nous le lui dirions.
Q - Alors justement, Tony Blair va être le président de l'Union pendant six mois à partir du 1er juillet, il va être tenté d'appliquer ses méthodes, ça paraît logique.
R - Il doit agir en tant que président de l'Union, en prenant en compte la sensibilité de tout le monde. Encore une fois, la vision britannique n'est pas partagée par la majorité des pays européens, bien au-delà de la France. Ce qui s'est passé à Bruxelles le prouve. La Grande-Bretagne entraînant quelques pays, alors que la grande majorité des pays était prête à adopter la proposition luxembourgeoise.
Q - Ce qui paraît bizarre vu de France, c'est que Tony Blair est travailliste, c'est-à-dire socialiste, et qu'il est pour un modèle très libéral, alors que Jacques Chirac qui est de droite, est pour un modèle beaucoup plus social. On est un peu perdu.
R - La Grande-Bretagne a ses spécificités en Europe, et d'ailleurs dans ce débat qui doit s'ouvrir sur l'Europe que nous souhaitons, aussi bien dans chacun de nos pays - il faudra le faire en France - qu'à 25, et les 25 ont prévu de se retrouver au printemps de l'année prochaine pour refaire le point, ce débat doit conduire chacun à se situer, et la Grande-Bretagne également devra dire où elle se situe en Europe.
Q - En Allemagne, il va y avoir des élections en septembre, et Gerhard Schröder est en grosse difficulté, c'est sans doute la candidate libérale qui va gagner les élections. Est-ce que ça ne va pas être encore un point favorable pour Tony Blair ?
R - Gardons-nous de préjuger du résultat de toute élection, et de toute consultation. Donc on verra quelle est la majorité qui sort des urnes au mois de septembre. Mais, ce qui est sûr, en revanche, c'est que le couple franco-allemand ne changera pas, et restera un élément fondamental de l'Europe.
Q - Même si la majorité change en Allemagne ?
R - Mais oui. Les pays se déterminent sur la base de leurs intérêts, et cela ne change pas. Les intérêts fondamentaux ne changent pas, et c'est la raison pour laquelle la solidité du couple franco-allemand n'est pas en cause.
Q - Est-ce que le "non" français au référendum a affaibli la position de la France pendant cette négociation ?
R - Il aurait mieux valu en effet pouvoir se présenter devant les Européens dans une autre situation. Mais je tiens à dire que ce n'est pas ça qui a joué, ce n'est pas ce qui a été au coeur des débats. Ce qui a été au cur des débats, c'est cette question budgétaire. Un budget c'est toujours difficile, c'est de l'argent pour chacun des pays. Là une majorité de pays était prête à faire l'Europe, un pays a bloqué.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 21 juin 2005)
(Entretien de Catherine Colonna dans "Paris Match" du 22 juin 2005)
Q - Après l'échec du Sommet européen, avec quels sentiments êtes-vous rentrée de Bruxelles ?
R - J'ai d'abord ressenti une grande tristesse et beaucoup de regrets face à cette occasion manquée de si peu. Je regrette cette faiblesse de l'esprit européen et cette absence d'énergie positive.
Q - Et pas avec un sentiment de honte, comme Jean-Claude Juncker, le président du Conseil, lorsque les pays les plus pauvres ont proposé de renoncer à une partie de leur dotation pour arranger les affaires de Tony Blair
R - Le président de la République a utilisé le terme de "pathétique". En vérité, je partage ces deux points de vue. Ce qui s'est passé n'est pas à la gloire des Européens qui ont refusé de conclure un accord. Pour dépasser le blocage, nos nouveaux partenaires ont proposé de renoncer à des avantages que l'Europe aurait pu leur apporter. Le Royaume-Uni a refusé. Et c'est la mort dans l'âme, sans doute, que Jean-Claude Juncker a dû constater l'échec de ce sommet.
Q - La faute à Blair, uniquement à Blair ?
R - Le Royaume-Uni porte certainement une grande part de responsabilité dans cet échec. Philippe Douste-Blazy l'a clairement dit. Techniquement, la négociation était bien préparée et, refusant de remettre en cause son "rabais" (5 milliards d'euros par an), il a manqué d'esprit de solidarité. Ce refus de prendre sa juste part dans le financement de l'Union élargie a malheureusement entraîné quelques pays à faire de la surenchère.
Q - Pourquoi ne pas avouer que cette pause n'est que de la poudre aux yeux et que le Traité européen est définitivement mort ?
R - Parce que ce n'est pas vrai ! Les Vingt-cinq ont décidé à Bruxelles que ceux qui voulaient poursuivre le processus de ratification le pouvaient. D'autres vont adapter leur calendrier. Puis, au premier semestre 2006, ou plus tard si nécessaire, les chefs d'Etat ou de gouvernement évalueront la situation. Nous devons avoir un débat, ensemble, à visage découvert, car l'Europe reste notre ambition collective. C'est à Vingt-cinq que nous trouverons les solutions !

Q - N'est-ce pas justement la fin de l'ambition collective ?
R - Non, l'Europe est faite de crises surmontées. Les voies de la solidarité européenne doivent être retrouvées. Mais, pour cela, un sursaut s'impose. A Bruxelles, nous avons assisté à la montée des égoïsmes et à des comportements nationaux au détriment de l'intérêt collectif.
Q - Mais comment repartir ?
R - D'abord, il n'y a pas de vide, l'Europe n'est pas en suspension. Les traités existants garantissent notre cadre de travail. Et les politiques européennes existent et demeurent. Sur ce point, il faut travailler dès maintenant tous ensemble. Nous allons faire le point sur ce qui marche et sur ce qu'il faut adapter aux aspirations des peuples. Notamment tout ce qui relève de la croissance et de l'emploi, du gouvernement économique ou encore de la sécurité, du développement durable ou de l'immigration. Nous devons également nous atteler à développer la place de l'Europe dans le monde. En un mot, nous serons plus efficaces si nous parvenons à coordonner nos politiques que si nous tirons à hue et à dia.
Q - Mais pourquoi les Vingt-cinq y parviendraient-ils maintenant, alors qu'à Bruxelles démonstration à été faite que deux conceptions de l'Europe s'affrontent ?
R - Parce que c'est une nécessité ! L'avenir de chacun de nos pays est bien dans la construction européenne. Gardons nos convictions, conservons nos ambitions. Seule l'Union peut nous apporter la force nécessaire pour être entendus dans le monde d'aujourd'hui. L'avenir n'est pas au repli sur soi. Ceux qui prétendent le contraire se trompent.
Q - Mais la crise semble pourtant bien ancrée, la montée des "non" en Europe le prouve...
R - La crise actuelle est une crise d'identité et de croissance au moment où l'Europe doit passer à l'âge adulte en devenant une puissance politique. C'est une crise sérieuse, il faut le reconnaître. L'Europe s'interroge sur elle-même et les Européens s'interrogent sur l'Europe. Il faut franchir ce cap et espérer une prise de conscience des peuples. Et les Vingt-cinq doivent retrouver le sens de l'intérêt général de l'Europe.
Q - Comment la machine européenne peut-elle être relancée par ses dirigeants, dont Jacques Chirac et Schröder, qui sont en "CDD" ?
R - A partir du 1er juillet, le Royaume-Uni prendra la présidence de l'Union pour une durée de six mois. Il devra donc tenir compte de la sensibilité de ses partenaires et de l'intérêt collectif. Ce sera sa responsabilité. Quant à la France, elle ne connaîtra pas d'élection avant 2007.
Q - Vous faîtes confiance à Tony Blair pour parvenir à un accord ?
R - La grande majorité des pays européens ne sont pas sur la même ligne que le Royaume-Uni et il lui faudra composer avec eux. La vraie question est : quelle Europe voulons-nous, avec quel cadre politique ? Souhaite-t-on que l'Europe soit une zone de libre-échange ou une Europe organisée, forte et solidaire ? Quel est notre intérêt dans le monde d'aujourd'hui ? Le Royaume-Uni, dans ce débat de fond, devra prendre position et dire où il se situe en Europe.
Q - Peut-il y avoir des ajustements à partir du Traité, au moins pour faire fonctionner les institutions ?
R - Sur le Traité, il faut écarter toute tentation de "vente à la découpe" ou de bricolage institutionnel. Il représente un point d'équilibre entre les Européens. Alors, il n'est pas envisageable d'en reprendre une partie sans déséquilibrer l'ensemble. Les différentes parties sont imbriquées les unes dans les autres. D'ailleurs, lors du Conseil européen, aucun Etat n'a évoqué cette hypothèse ni parlé de renégociation.
Q - L'élargissement est-il toujours d'actualité ?
R - Je veux rappeler que nos dix nouveaux partenaires nous apportent déjà beaucoup. Ils représentent des marchés, des emplois et une chance pour l'avenir. Comme l'a précisé le Premier ministre sur les modalités des élargissements futurs, dans le respect de nos engagements, nous devons mener une réflexion avec nos partenaires.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 23 juin 2005)