Discours de M. Jean-Marc Ayrault, président du groupe socialiste à l'Assemblée nationale, sur l'analyse du non français au référendum sur le traité constitutionnel européen, et les mesures à prendre à court terme au niveau du Conseil européen pour relancer le projet européen, à l'Assemblée nationale le 15 juin 2005.

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Circonstance : Débat parlementaire sur l'avenir de l'Europe à l'Assemblée nationale le 15 juin 2005

Texte intégral

Monsieur le Président,
Monsieur le Premier ministre,
Mesdames, Messieurs,
Il est indigne de notre démocratie de demander à la représentation nationale de débattre à la va-vite et sans vote d'évènements aussi considérables. Le référendum du 29 mai a été un séisme et le gouvernement n'a qu'une heure à lui consacrer. Quelle légèreté devant l'histoire !
Pour la première fois, la France a dit Non à un traité européen. Pour la première fois, elle a pris le risque de donner un coup d'arrêt à l'Union en rejetant sa première tentative concrète de se doter d'une armature politique. Je le regrette parce que je reste profondément convaincu que cette constitution était une étape refondatrice pour l'Europe et un progrès pour ses peuples.
J'assume le Oui de combat qu'a défendu le Parti socialiste. Malgré l'exaspération que provoquait la politique du pouvoir, malgré la déception qu'engendraient les insuffisances de l'Europe, nous avions la conviction que la nouvelle architecture institutionnelle, la charte des droits fondamentaux, la reconnaissance du modèle d'économie sociale de marché consolidaient le projet européen et offraient la meilleure réponse à la mondialisation.
Mais il serait vain et pour le moins injurieux à l'égard de nos compatriotes de contester leur décision, de l'imputer à je ne sais quelle méconnaissance d'un texte trop compliqué ou trop touffu. Les Français ont tranché en toute connaissance de cause, après un débat de haute tenue qui a mobilisé l'Europe et honoré notre démocratie.
Le refus du peuple français vient de loin. De l'incurie du pouvoir bien sûr mais aussi de l'Europe elle-même. De son manque de réponse à la montée des insécurités économiques et sociales. Ceux qui ont toujours combattu l'Europe, ceux qui n'ont jamais voté un seul traité, ont trouvé matière à leurs thèses. Mais ce n'est pas l'idée européenne que nos concitoyens ont sanctionnée. C'est sa fuite en avant, sa difficulté à tracer une perspective claire qui entraîne les peuples. Nous tous qui avons assumé, un moment ou un autre, la conduite des affaires, avons participé de ce divorce.
Mais comment ignorer la responsabilité particulière du chef de l'Etat ? Jacques Chirac a sabordé le traité constitutionnel. Sa politique a dressé la France contre l'Europe. Depuis dix ans il n'a porté ni projet européen, ni volonté de s'en expliquer devant les Français. A chaque difficulté, à chaque problème l'Europe a servi de défausse à ses virevoltes et à ses renoncements. Aujourd'hui sa seule réponse à la crise qu'il a provoquée relève plus du calcul d'épicier que d'une vision de chef d'Etat. Je le dis avec tristesse pour notre pays. Jacques Chirac est devenu l'un des problèmes de l'Europe.
Comment maintenant reconstruire ? Comment redonner un élan à une Europe minée par la tentation des replis nationaux ? J'ai été choqué, Monsieur le Premier ministre, que votre discours de politique générale, n'ait consacré qu'un bref passage à ces questions décisives. Comme si la crise n'était qu'une brève secousse, comme si l'Europe allait bientôt pouvoir reprendre le cours normal des choses.
Non, rien n'est plus comme avant. Poursuivre le processus de ratification est sans espoir. Je conçois la volonté de respecter le droit souverain de chaque état de se prononcer. La France n'a pas le privilège de décider pour tous. Ayons cependant la lucidité de constater que c'est une bataille perdue d'avance. Le Non de la France et des Pays-Bas a provoqué un effet de souffle dévastateur chez nos partenaires. S'acharner à prolonger la ratification serait le meilleur moyen de paralyser l'Europe.
De la même manière, faut-il écarter tout espoir de renégociation. Nulle part il n'existe de plan B ou de volonté d'en concevoir un. Sur quelles bases d'ailleurs le ferait-on ? Sur celle du Non qui porte des aspirations différentes, voire contradictoires ? Sur celle des Etats-membres qui ont le sentiment d'avoir été au bout des concessions dans le traité constitutionnel ? On voit bien qu'il n'existe aucune formule miracle de remplacement.
La seule voie praticable serait que le Conseil européen décide unanimement de mettre en uvre les dispositions constitutionnelles qui font consensus comme la nouvelle architecture institutionnelle ou la possibilité de constituer des coopérations renforcées. Il sauverait ainsi la possibilité pour l'Union de fonctionner à 25.
C'est la première urgence : éviter le délitement général, sauvegarder les acquis communautaires. On l'a vu dans les attaques contre l'euro, on le mesure dans le contentieux budgétaire, tous les piliers de l'Union sont aujourd'hui fragilisés. L'Europe est en danger. Les nationalismes redressent la tête. Face à ce défi les dirigeants français et européens sont en train d'écrire le pire scénario. Celui d'un marchandage boutiquier sur la contribution financière de chacun. Où est le souffle ? Où est la vision ? Où est la prise de conscience des menaces et des intérêts de l'Europe ?
Alors, Monsieur le Premier ministre, vous êtes au pied du mur. Ce qui est maintenant en jeu à Bruxelles, c'est l'Europe concrète, ses orientations économiques, ses choix budgétaires. L'absence de traité constitutionnel ne peut pas servir d'alibi pour rester inerte. Il est trop commode de demander aux Anglais de faire un geste de solidarité quand vous refusez vous-même à l'Europe les moyens de cette solidarité. Que le rabais britannique n'ait plus de raison d'être est une évidence. Mais sa suppression n'est qu'une goutte d'eau pour éteindre une maison en feu.
Je l'ai dit à de nombreuses reprises à cette tribune, l'entêtement de votre gouvernement à s'opposer à l'augmentation des ressources financières de l'Union est suicidaire. Vous la privez des moyens de remplir ses obligations au moment même où s'exprime chez nos concitoyens une impatience de résultats concrets et tangibles.
Nous vous demandons des engagements nets. Acceptez la proposition de la commission d'augmenter le budget de l'Union d'un quart de point. Cela représente un ballon d'oxygène de 200 milliards d'euros. 200 milliards ! Quel levier pour lancer des initiatives de croissance, pour consolider la solidarité envers les régions les plus fragiles (y compris en France), pour financer les investissements liés à l'élargissement, pour investir dans les nouvelles compétences de l'Union sur la recherche, l'innovation, les réseaux de transports.
Ayez donc le courage de sortir des dogmes sur la compression des dépenses qui étouffent l'Europe et l'empêchent de se déployer là où on en a le plus besoin. Pour favoriser cet effort nous proposons que les contributions des états-membres ne soient pas prises en compte dans le calcul des déficits publics.
La seconde exigence est d'en finir avec les directives néo-libérales sur les services ou le temps de travail qui enfoncent l'Union dans le dumping social. Nous ne lutterons pas contre l'arrivée d'une Europe à deux vitesses par les seules règles de la concurrence et du marché. Il est nécessaire qu'un plan de rattrapage aide les nouveaux pays adhérents à combler leur retard.
Si le Conseil européen envoie ces signaux, s'il marque une réelle volonté de transcender les intérêts nationaux et de réformer ses approches, alors l'Europe se donnera la chance de rebondir.
Mais au-delà de ces décisions d'urgence, la France et l'Europe ne pourront sortir du marasme sans un examen de conscience. Nous avons depuis trop longtemps cédé au mythe d'une intégration sans fin où chaque étape franchie en appelle une autre, où chaque traité en prépare un suivant.
Cela vaut pour les élargissements qui doivent marquer une pause si l'on veut qu'ils soient compris et acceptés par nos peuples. Donnons à l'Europe le temps pour combler le fossé économique entre ses Etats-membres et définir ses frontières.
Cela vaut aussi pour notre projet politique. Il faut avoir le courage de tourner la page du traité constitutionnel et de travailler à une réorientation plus concrète de l'Europe. Le temps d'une construction par le haut à travers de grands traités ou de nouvelles institutions a rencontré sa limite. Si nous ne voulons pas enterrer notre ambition d'une Europe politique, nous avons l'obligation de revenir aux sources originelles de sa construction : des projets concrets, ciblés, quantifiables (assortis de calendriers), dont les peuples peuvent mesurer l'impact dans leur vie quotidienne. Aucun traité ne nous empêche de doter l'euro d'un gouvernement économique, de constituer des programmes de recherche à plusieurs, de bâtir des synergies industrielles, de développer des infrastructures communes. C'est la seule voie réaliste, aujourd'hui, pour sortir de l'ornière.
Alors il vous faut mesurer votre responsabilité, Monsieur le Premier ministre. L'Europe est en danger. Des choix que le président de la République et vous-même ferez à Bruxelles va dépendre une grande partie de son avenir. Soit vous vous enfermez dans les combats d'arrière-garde et la crise dégénérera en paralysie générale. Soit vous recherchez les voies d'un compromis audacieux et une reconstruction devient possible. Pour paraphraser John Kennedy, ne vous contentez pas" de demander ce que l'Europe peut faire pour la France, demandez vous aussi ce que la France peut faire pour l'Europe ".
(Source http://www.deputessocialistes.fr, le 16 juin 2005)