Texte intégral
Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,
On a coutume de dire que dans la vie, on a le choix entre se répéter et se contredire. Cela semble particulièrement vrai pour les hommes politiques.
Le fait est qu'il y a presque un an, le Sénat chargeait mon ami Jean Chérioux d'un rapport sur l'épargne salariale, quelque mois avant que le Gouvernement demande à MM. Pierre Balligand et Jean-Baptiste de Foucauld un rapport sur ce même sujet. Le rapport sénatorial a été publié en septembre, trois mois avant le rapport au Gouvernement.
Depuis, le Sénat a adopté une proposition de loi, synthèse des travaux de Jean Chérioux auxquels ont été adjoints ceux de Jean Arthuis. D'autres propositions de loi ont suivi à l'Assemblée nationale, dont il faut souligner que la philosophie est moins incitative que le texte adopté par le Sénat.
D'autres rapports sont encore intervenus : celui de la Chambre de commerce et d'industrie de Paris et celui du MEDEF. J'allais oublier qu'entre temps, un observatoire de l'actionnariat salarié en euro a été créé. Je forme des voeux pour qu'il soit utile au progrès de cette idée.
Ayant déjà eu l'occasion de m'exprimer sur ce sujet, je m'efforcerai donc ne pas me répéter, ni de me contredire, mais simplement de vous faire part des quelques réflexions que m'inspire cette situation.
En tout premier lieu, je suis frappé par l'extraordinaire difficulté, pour ne pas dire l'extraordinaire incapacité de notre pays à se réformer. A tel point que l'on peut effectivement se demander, comme vient de le faire le Centre d'études et de prospectives stratégiques, si la France est encore capable d'envisager le pari du changement ?
Pour ne parler que de l'épargne salariale, force est de constater que de rapports en reports, de concertations en négociations, cette réforme, qui devait figurer dans le projet de loi sur les nouvelles régulations économiques n'y figure plus, et fait désormais figure d'Arlésienne.
Tout cela me semble préjudiciable à l'intérêt général, car notre pays ne tirera aucun profit au jeu de l'empilement des rapports. Le temps est venu d'agir.
Ma deuxième réflexion est que, nonobstant cette difficulté à se réformer, nous sommes nous Français très attachés à l'idée même de réforme. Sans doute parce que depuis 1789, la réforme, dans notre imaginaire collectif, est synonyme d'évolution et de progrès.
D'où cet étonnant paradoxe : les gouvernements les plus populaires sont souvent ceux qui donnent l'illusion que tout change alors que rien ne change ; ceux qui donnent le sentiment d'organiser des événements qui pourtant les dépassent.
Je vois une explication à cela : la France est un pays gouverné par les idées, dans lequel les mots ont bien souvent plus d'importance que les faits.
Or, de ce point de vue l'actionnariat salarié dérange. Il remet en cause les catégories habituelles. Il heurte les dogmes les mieux établis. Et pour cause ! Tout salarié commençant à raisonner comme un actionnaire n'est plus vraiment un salarié, ce qui chagrine les syndicats. Et s'il commence à agir comme un actionnaire, il risque alors d'indisposer les patrons.
Je pensais, encore récemment, que les choses avaient changé et que, lentement mais sûrement, les idéologies se dissolvaient et les crispations disparaissaient.
Hélas, des discours aux actes le chemin peut être long et douloureux. Les recommandations du rapport Balligand-de Foucauld ont provoqué une congestion idéologique. Il fallait donc conjurer le mauvais sort et prononcer les mots de la formule magique : ne rien faire qui déstabilise la " relation salariale ", ne rien entreprendre qui fragilise la " protection sociale ".
Malheureusement, ces incantations ne sont pas à la mesure des défis qui nous attendent. Dans la nouvelle économie qui émerge, l'actionnariat salarié joue une place de plus en plus importante. Et tandis que nous sommes encore à nous interroger sur la question de savoir si les stocks options constituent un salaire ou bien une plus-value, d'autres, sous d'autres cieux, forgent les outils de notre vie de demain. Sans doute ne faut-il pas exagérer les effets macro économiques des délocalisations, du moins à court terme. Mais les Français qui partent à l'étranger ne sont certainement pas parmi les moins inventifs ni parmi les moins courageux. Qui sait si parmi eux ne s'en va pas un futur Christophe Colomb ?
Combien de réformes devront encore se briser sur le mur des idéologies avant que notre pays évolue ? Avant que nous prenions conscience que l'évolution actuelle de notre société oblige à poser une nouvelle fois la question du lien qui peut exister entre le capital et le travail.
Puisque la France est gouvernée par les idées, que ce sont les idéologies qui bloquent toute réforme, c'est donc les idées qu'il faut faire évoluer. C'est là ma troisième observation. D'où l'utilité de réunions comme celle que vous avez aujourd'hui et dont je suis fier qu'elles aient lieu ici même au Sénat, dans l'assemblée que j'ai l'honneur et la charge de présider.
Il est en effet de la plus grande utilité de savoir avant de décider, de discuter avant de légiférer. C'est tout le sens du mot " délibération ". Toute délibération est un choix. Mais c'est aussi un débat. Ce débat il faut le mener sans crainte et sans fard. En s'efforçant d'écouter ce que disent les autres. En acceptant certains arguments avancés par ses contradicteurs. Mais aussi en ayant le courage d'écarter les arguments qui ne seraient guidés que par le conservatisme, le corporatisme ou la préservation d'intérêts mesquins. Car l'intérêt supérieur de la Nation, conduit parfois à faire des choix impopulaires. Et c'est quelque fois à la mesure de leur impopularité que l'on reconnaît les hommes d'Etat.
Le temps de l'action politique, c'est l'action. Pas seulement la concertation. Lorsque la concertation sert de prétexte à l'attentisme, il ne faut pas y voir un signe de prudence, mais un signe d'incompréhension.
C'est pourquoi - ce sera ma dernière réflexion - il est parfois nécessaire, afin que les idées avancent, que les faits les précèdent.
De ce point de vue je suis beaucoup moins inquiet. L'actionnariat salarié, et plus largement l'épargne salariale, connaissent en effet un nouvel essor. Non pas en raison de choix effectués par le Gouvernement. Mais tout simplement parce que les acteurs économiques sont convaincus de leurs bienfaits.
Les entreprises, grandes ou petites, n'ont pas attendu le législateur pour s'apercevoir que l'actionnariat salarié est un moyen comme un autre d'avoir des actionnaires fidèles, qui le restent dans la tempête, et de motiver leurs salariés, toujours plus performants, mais également plus mobiles.
Les entrepreneurs de la nouvelle économie sont les vrais aventuriers du troisième millénaire. Or ils ont bien compris la nécessité de s'associer, afin de réunir des talents complémentaires. Ils ont bien compris toute l'importance de partager le capital, afin que ces talents soient totalement impliqués dans le succès, comme dans l'échec. Les nouvelles entreprises ne sont plus, ne peuvent plus être des projets portés par un seul homme. On dit de la nouvelle économie qu'elle est une économie de l'initiative, de la liberté et de la responsabilité. C'est vrai. Mais c'est aussi une économie de l'association. Une économie du partenariat. C'est là que réside la véritable révolution sociale. C'est cela qui impose de conclure une "nouvelle alliance", de donner le signal de l'ouverture d'un nouveau pont entre le capital et le travail.
Lorsque les hommes chargés de déterminer et de conduire l'action du pays sont tétanisés par l'action et la réforme, il appartient donc aux acteurs de la société civile de faire évoluer les choses. C'est ce qu'ont compris depuis belle lurette nos concitoyens en matière de retraites. Puisqu'on leur refuse des fonds de pension, ils ont investi massivement dans l'assurance-vie. Tant pis si c'est moins efficace économiquement. Mais après tout le résultat individuel est, presque, le même.
Le paradoxe ultime, dans tout cela, est bien de voir les défenseurs de l'intervention de l'Etat, les partisans d'un Etat éclaireur éclairé, devenir les champions du conservatisme. Au lieu de favoriser les évolutions, il les contrarient. Au lieu de les anticiper, il les enregistrent.
Je vous remercie de votre attention et vous souhaite à tous de fructueux débats.
(source http://www.senat.fr, le 27 novembre 2000)
On a coutume de dire que dans la vie, on a le choix entre se répéter et se contredire. Cela semble particulièrement vrai pour les hommes politiques.
Le fait est qu'il y a presque un an, le Sénat chargeait mon ami Jean Chérioux d'un rapport sur l'épargne salariale, quelque mois avant que le Gouvernement demande à MM. Pierre Balligand et Jean-Baptiste de Foucauld un rapport sur ce même sujet. Le rapport sénatorial a été publié en septembre, trois mois avant le rapport au Gouvernement.
Depuis, le Sénat a adopté une proposition de loi, synthèse des travaux de Jean Chérioux auxquels ont été adjoints ceux de Jean Arthuis. D'autres propositions de loi ont suivi à l'Assemblée nationale, dont il faut souligner que la philosophie est moins incitative que le texte adopté par le Sénat.
D'autres rapports sont encore intervenus : celui de la Chambre de commerce et d'industrie de Paris et celui du MEDEF. J'allais oublier qu'entre temps, un observatoire de l'actionnariat salarié en euro a été créé. Je forme des voeux pour qu'il soit utile au progrès de cette idée.
Ayant déjà eu l'occasion de m'exprimer sur ce sujet, je m'efforcerai donc ne pas me répéter, ni de me contredire, mais simplement de vous faire part des quelques réflexions que m'inspire cette situation.
En tout premier lieu, je suis frappé par l'extraordinaire difficulté, pour ne pas dire l'extraordinaire incapacité de notre pays à se réformer. A tel point que l'on peut effectivement se demander, comme vient de le faire le Centre d'études et de prospectives stratégiques, si la France est encore capable d'envisager le pari du changement ?
Pour ne parler que de l'épargne salariale, force est de constater que de rapports en reports, de concertations en négociations, cette réforme, qui devait figurer dans le projet de loi sur les nouvelles régulations économiques n'y figure plus, et fait désormais figure d'Arlésienne.
Tout cela me semble préjudiciable à l'intérêt général, car notre pays ne tirera aucun profit au jeu de l'empilement des rapports. Le temps est venu d'agir.
Ma deuxième réflexion est que, nonobstant cette difficulté à se réformer, nous sommes nous Français très attachés à l'idée même de réforme. Sans doute parce que depuis 1789, la réforme, dans notre imaginaire collectif, est synonyme d'évolution et de progrès.
D'où cet étonnant paradoxe : les gouvernements les plus populaires sont souvent ceux qui donnent l'illusion que tout change alors que rien ne change ; ceux qui donnent le sentiment d'organiser des événements qui pourtant les dépassent.
Je vois une explication à cela : la France est un pays gouverné par les idées, dans lequel les mots ont bien souvent plus d'importance que les faits.
Or, de ce point de vue l'actionnariat salarié dérange. Il remet en cause les catégories habituelles. Il heurte les dogmes les mieux établis. Et pour cause ! Tout salarié commençant à raisonner comme un actionnaire n'est plus vraiment un salarié, ce qui chagrine les syndicats. Et s'il commence à agir comme un actionnaire, il risque alors d'indisposer les patrons.
Je pensais, encore récemment, que les choses avaient changé et que, lentement mais sûrement, les idéologies se dissolvaient et les crispations disparaissaient.
Hélas, des discours aux actes le chemin peut être long et douloureux. Les recommandations du rapport Balligand-de Foucauld ont provoqué une congestion idéologique. Il fallait donc conjurer le mauvais sort et prononcer les mots de la formule magique : ne rien faire qui déstabilise la " relation salariale ", ne rien entreprendre qui fragilise la " protection sociale ".
Malheureusement, ces incantations ne sont pas à la mesure des défis qui nous attendent. Dans la nouvelle économie qui émerge, l'actionnariat salarié joue une place de plus en plus importante. Et tandis que nous sommes encore à nous interroger sur la question de savoir si les stocks options constituent un salaire ou bien une plus-value, d'autres, sous d'autres cieux, forgent les outils de notre vie de demain. Sans doute ne faut-il pas exagérer les effets macro économiques des délocalisations, du moins à court terme. Mais les Français qui partent à l'étranger ne sont certainement pas parmi les moins inventifs ni parmi les moins courageux. Qui sait si parmi eux ne s'en va pas un futur Christophe Colomb ?
Combien de réformes devront encore se briser sur le mur des idéologies avant que notre pays évolue ? Avant que nous prenions conscience que l'évolution actuelle de notre société oblige à poser une nouvelle fois la question du lien qui peut exister entre le capital et le travail.
Puisque la France est gouvernée par les idées, que ce sont les idéologies qui bloquent toute réforme, c'est donc les idées qu'il faut faire évoluer. C'est là ma troisième observation. D'où l'utilité de réunions comme celle que vous avez aujourd'hui et dont je suis fier qu'elles aient lieu ici même au Sénat, dans l'assemblée que j'ai l'honneur et la charge de présider.
Il est en effet de la plus grande utilité de savoir avant de décider, de discuter avant de légiférer. C'est tout le sens du mot " délibération ". Toute délibération est un choix. Mais c'est aussi un débat. Ce débat il faut le mener sans crainte et sans fard. En s'efforçant d'écouter ce que disent les autres. En acceptant certains arguments avancés par ses contradicteurs. Mais aussi en ayant le courage d'écarter les arguments qui ne seraient guidés que par le conservatisme, le corporatisme ou la préservation d'intérêts mesquins. Car l'intérêt supérieur de la Nation, conduit parfois à faire des choix impopulaires. Et c'est quelque fois à la mesure de leur impopularité que l'on reconnaît les hommes d'Etat.
Le temps de l'action politique, c'est l'action. Pas seulement la concertation. Lorsque la concertation sert de prétexte à l'attentisme, il ne faut pas y voir un signe de prudence, mais un signe d'incompréhension.
C'est pourquoi - ce sera ma dernière réflexion - il est parfois nécessaire, afin que les idées avancent, que les faits les précèdent.
De ce point de vue je suis beaucoup moins inquiet. L'actionnariat salarié, et plus largement l'épargne salariale, connaissent en effet un nouvel essor. Non pas en raison de choix effectués par le Gouvernement. Mais tout simplement parce que les acteurs économiques sont convaincus de leurs bienfaits.
Les entreprises, grandes ou petites, n'ont pas attendu le législateur pour s'apercevoir que l'actionnariat salarié est un moyen comme un autre d'avoir des actionnaires fidèles, qui le restent dans la tempête, et de motiver leurs salariés, toujours plus performants, mais également plus mobiles.
Les entrepreneurs de la nouvelle économie sont les vrais aventuriers du troisième millénaire. Or ils ont bien compris la nécessité de s'associer, afin de réunir des talents complémentaires. Ils ont bien compris toute l'importance de partager le capital, afin que ces talents soient totalement impliqués dans le succès, comme dans l'échec. Les nouvelles entreprises ne sont plus, ne peuvent plus être des projets portés par un seul homme. On dit de la nouvelle économie qu'elle est une économie de l'initiative, de la liberté et de la responsabilité. C'est vrai. Mais c'est aussi une économie de l'association. Une économie du partenariat. C'est là que réside la véritable révolution sociale. C'est cela qui impose de conclure une "nouvelle alliance", de donner le signal de l'ouverture d'un nouveau pont entre le capital et le travail.
Lorsque les hommes chargés de déterminer et de conduire l'action du pays sont tétanisés par l'action et la réforme, il appartient donc aux acteurs de la société civile de faire évoluer les choses. C'est ce qu'ont compris depuis belle lurette nos concitoyens en matière de retraites. Puisqu'on leur refuse des fonds de pension, ils ont investi massivement dans l'assurance-vie. Tant pis si c'est moins efficace économiquement. Mais après tout le résultat individuel est, presque, le même.
Le paradoxe ultime, dans tout cela, est bien de voir les défenseurs de l'intervention de l'Etat, les partisans d'un Etat éclaireur éclairé, devenir les champions du conservatisme. Au lieu de favoriser les évolutions, il les contrarient. Au lieu de les anticiper, il les enregistrent.
Je vous remercie de votre attention et vous souhaite à tous de fructueux débats.
(source http://www.senat.fr, le 27 novembre 2000)